Une pluie fine mêlée de neige tombait depuis le matin. Kituk s'essuya le front avec sa manche. Allongé sous un buisson, dans le froid et l'humidité, il surveillait la tour. C'était une corvée qu'il avait appris à endurer depuis longtemps ; les longs affûts étaient une des clefs de la guerre, tout combattant devait être capable de les tenir des heures durant, et ensuite dans l'instant se lever et combattre.
À quelques centaines de mètres se dressait la tour des chevaliers, l'Ordre du Cercle qu'ils détestaient. C'était une construction de plusieurs étages, faite à moitié de bois et à moitié de pierres, entourée d'une enceinte plus basse et d'un fossé qui protégeaient les dépendances et la cour. On y pénétrait par un grand portail en bois de chêne renforcé de métal ; pour un borag, le seul moyen aurait été l'escalade. Avec la venue des hommes du sud, le pays s'était hérissé de ces forts d'où sortaient périodiquement des patrouilles de cavaliers cuirassés de métal ; impossible de les chasser par un assaut bien préparé, chacun aurait demandé des semaines d'efforts à une forte troupe, et depuis la catastrophe le clan de l'Ours ne pouvait guère mobiliser ce genre d'armée en rase campagne.
Derrière lui, la fille se débattit et grogna dans son bâillon, sans doute pour protester contre l'inconfort de sa position. Kituk avait pris la précaution de l'attacher, car il voulait se consacrer entièrement à la surveillance de la tour ; il savait qu'aux deux autres points cardinaux, Talak et Uturik en faisaient de même, mais sans captifs à surveiller. Si la coureuse des bois avait été plus docile, il lui aurait peut-être laissé le moyen de s'exprimer, mais elle posait bien trop de problèmes. Il ne pouvait s'empêcher d'admirer l'audace qu'elle avait de défier plus fort qu'elle, alors qu'elle ne pouvait ni se battre, ni fuir. Quel esprit vivait en elle et lui insufflait ce courage indomptable, cette violence ? Même pieds et poings attachés, malgré la brutalité de ses gardiens, elle continuait de leur montrer qu'ils ne l'avaient pas matée.
Il reporta son attention sur la route. Il y avait peu de passage, et personne ne s'était arrêté à la tour. Depuis le lever du soleil, il n'avait vu en sortir qu'un jeune commis avec une mule et une charrette qui partait faire le marché ; pas le genre de personne à qui leur ennemi aurait confié un trésor de guerre. La journée était calme, on entendait de temps en temps de l'autre côté des murailles le tintement du marteau d'un forgeron, les exercices militaires des chevaliers, et d'autres activités qu'il reconnaissait moins bien.
Finalement, la mission ne se présentait pas si mal. La veille encore, il croyait que les deux coureurs des bois étaient en train de les trahir. Talak, l'apprenti chaman, avait donné l'instruction d'éliminer tout le monde, et il savait ce que cela signifiait : la fin de l'approche en finesse tentée par Alukya, au lieu de quoi il faudrait risquer les vies de borags pour reprendre leur bien chez les chevaliers.
En réalité, ils avaient interrompu une échauffourée entre les deux alaniens et des truands venus de la ville. Leur partenaire de fortune les avait trahis, comme leur avait expliqué Efi après la fin du combat. Ils n'avaient pas eu à la secouer longtemps pour qu'elle sorte de sa stupeur et retrouve son agressivité habituelle, mais elle n'avait – pour une fois – pas fait de difficultés pour leur expliquer ce qui s'était passé. Leur plan lui avait semblé exagérément compliqué, mais Talak avait approuvé de la tête. Visiblement, une visite du Baron n'était pas une bonne nouvelle pour les chevaliers, les alaniens trompaient leurs chefs chaque fois qu'ils le pouvaient. Quel peuple de menteurs.
L'homme, Edvin, posait d'autres problèmes. Il avait pris un mauvais coup de couteau et perdu beaucoup de sang, et Kituk l'aurait volontiers laissé mourir dans la forêt. Mais Talak avait insisté pour panser sa blessure et le déposer chez lui :
"Tant qu'il est vivant, ça fait quelqu'un de plus que nous pouvons punir en cas de coup fourré. Il faut tenir la fille, si elle nous ment tout est perdu."
Kituk n'aimait pas ces calculs, ces mises à mort de sang froid, mais il respectait désormais les avis du jeune chaman. Ils étaient donc passés par le village d'où Edvin avait été enlevé deux semaines auparavant, et Efi l'avait remis aux bons soins de sa femme avec quelques cataplasmes pour l'aider à tenir. Dans l'état où il était, il ne bougerait pas beaucoup. La suite n'était pas leur problème, les alaniens avaient leurs propres soigneurs.
Il avait vu le combat de l'alanien contre deux attaquants, et avait apprécié la manière dont il s'était servi du terrain pour les gêner et les affronter séparément. Pour un coureur des bois, il se déplaçait bien et frappait vite. Quand il avait été blessé, il s'était rué sur son ennemi pour en finir, comme un borag saisi par la fureur sacrée du combat, et Kituk respectait cela. Pourtant l'homme lui avait semblé un parfait couard quand leur chef, Alukya, l'avait interrogé. Comme disait autrefois son père, avant que vienne le moment final, on ne sait jamais ce qu'il y a au fond d'un guerrier.
Il entendit une très faible rumeur dans le bosquet ; un groupe qui approchaiti avec discrétion. Puis le croassement d'un corbeau, étonnamment proche. Déjà il avait sauté sur ses pieds, armes à la main ; pourtant il n'était pas inquiet.
Utaka, qu'il avait envoyée en éclaireuse, surgit en première des épineux ; puis un groupe de borags habillés de fourrures. Il y avait Maruk, Ukalik, et certains des plus puissants guerriers-ours de la tribu. Alukya venait avec eux : comme tous les vrais chefs, elle participait en personne aux actions importantes. Il fut frappé par sa maigreur, son teint jaunâtre et les cernes profondes sous ses yeux. Les rumeurs sur sa maladie se confirmaient de jour en jour. Mais en cet instant, elle incarnait avec majesté l'esprit de la tribu, et Kituk était heureux de la voir.
Il croisa le regard d'Alukya et y lut de l'approbation. Il sourit, et il sut alors dans le fond de son coeur que tous les torts seraient bientôt réparés.