Une pluie fine et insistante tombait sur les rues de Glasgow, venue de nuages bas qui ôtaient toute couleur au paysage. La voiture électrique avançait en silence sur le macadam trempé, entre deux rangées de bâtiments de brique presque noire à force de pollution.
Niall, installé derrière le tableau de bord, laissait le pilote automatique en charge de la conduite, pendant qu'il revoyait ses notes et les commentait au bénéfice de sa passagère.
— Le type s'appelait Sean Everett, il bossait pour une société privée d'investigations, des barbouzes à la petite semaine qui rendent des services plus ou moins légaux aux grosses entreprises. La boite s'appelle "Bulldog Investigations", deux employés – enfin un seul maintenant.
— On sait comment il est mort ?
— Son corps a été retrouvé en forêt il y a trois jours. Mes contacts dans la police m'ont donné quelques informations, mais rien d'extraordinaire. Tiens, regarde.
Il passa son écran personnel à la jeune femme ; elle haussa les sourcils mais ne fit pas d'autre commentaire. Niall savait pourtant que l'image était passablement révoltante : le corps d'Everett avait été retrouvé démembré dans un épais fourré, seul le tronc subsistait ; et les photographies de police visaient l'exactitude documentaire, sans chercher à épargner la sensibilité des destinataires.
— Le corps avait été enterré à faible profondeur, mais des chiens errants l'ont flairé. Ils avaient même commencé à le boulotter quand un agriculteur des environs l'a repéré. Les corniauds se battaient...
— On dirait une attaque de Nocturnes.
— Peut-être. Ou peut-être quelqu'un qui veut masquer un autre genre de motif.
— Toujours ta théorie sur les relations entre les PAR et les Corpos ?
Niall se contenta de hocher la tête.
Fiona avait utilisé l'ancien nom des Nocturnes, qui datait de l'époque où l'on ne savait rien sur eux. En passant d'un sigle à un adjectif commun, se donnait-on l'impression de les connaitre, peut-être de les craindre un peu moins?
La voiture arriva dans une rue étroite bordée de petites enseignes lumineuses. Il y avait de nombreuses places libres, Niall la dirigea vers un emplacement éloigné de l'adresse qu'il cherchait. Ils avaient encore quelque chose à discuter bien au calme.
Il se tourna vers Fiona. Elle regardait devant elle la rue où tombait toujours la pluie, lui présentant son profil eurasien aux lignes arrondies. Ses yeux en amande semblaient vaguement sourire; elle avait attaché ses cheveux noirs en chignon, dévoilant la peau dorée de sa nuque.
— Oui, c'est toujours ma théorie, reprit Niall. Tu vois, les Nocturnes s'attaquent généralement à des gens vulnérables ou à des cibles travaillant dans la lutte anti-prédateurs. Cet Everett ne fait partie d'aucune des deux catégories, c'est un cas atypique.
— Peut-être que son employeur l'avait mis sur un sujet qui dérange les Nocturnes.
— Possible. Mais il y a de bonnes chances que ce soit complètement autre chose: ce genre de société d'investigations trempe surtout dans des coups fourrés entre Corpos. S'il a mis les pieds là où il ne fallait pas, quoi de plus pratique que de l'éliminer en faisant passer sa mort pour un "simple" acte de prédation? Le mobile est servi sur un plateau à la police, pas besoin de se poser de questions, circulez il n'y a rien à voir…
— Mais dans ce cas les Nocturnes n'ont rien à voir dans l'affaire, c'est un meurtre classique maquillé ?
— Pas forcément. Pour assassiner quelqu'un, on envoie des tueurs, et les Nocturnes sont les meilleurs. Pourquoi se compliquer la vie à faire une imitation? Il y a déjà beaucoup d'indices qui me font soupçonner que les prédateurs ne sont plus isolés, qu'ils ont tissé des liens avec les états et les Corpos et se rendent des services quand ça les arrange. Voilà ma théorie.
Fiona fit une moue mais ne commenta pas. Ses lèvres pleines et sombres restaient parfaitement dessinées, quelque soit leur expression.
— Et donc tu as besoin de moi pour cuisiner son collègue.
— Son patron, Paul Brodie. J'ai déjà essayé de l'approcher sous mon identité de journaliste, mais il m'a refoulé sans m'accorder un mot. Évidemment je représente l'ennemi atavique de sa profession. C'est pourquoi je tente une approche un peu différente. Un gros pipeau, pour tout dire.
— Et moi je dois jouer le rôle de la potiche ?
— C'est à peu près ça. Pas besoin de prendre un air idiot: reste nature, souris, regarde-le dans les yeux, ça lui fera baisser sa garde. J'espère.
— Si ce n'est que ça, je devrais y arriver, fit-elle d'un ton léger. Ensuite il faudra que je te laisse, le redac' chef m'a mis sur un sujet bien pourri comme il les aime, une histoire d'abus d'influence dans la police, avec peut-être du trafic sexuel... Ça va me prendre pas mal de temps dans les prochaines semaines.
— Pas de problème. J'apprécie vraiment que tu me dépannes sur ce coup-là. Et puis, ça me fait toujours plaisir de passer du temps en ta compagnie.
Niall regarda Fiona dans les yeux, mais elle se contenta de sourire du coin des lèvres sans accuser réception.
— Rien d'autre que je doive savoir avant qu'on y aille ?
— Rien d'autre. On y va !
L'entrée de l'immeuble était sale et sentait l'humidité ; parmi les boites à lettres, celle de "Bulldog Investigations" portait un petit autocollant représentant, sans trop d'originalité, la tête d'un chien de la même race dans une posture d'intimidation. Ils prirent l'escalier, plutôt que d'attendre l'ascenseur qui semblait hors d'état de fonctionner.
Au premier étage, une porte semblable aux entrées d'appartements voisins arborait le même autocollant minable, ainsi qu'une barrette en plastique au nom de la société. Ils sonnèrent et entrèrent dans une minuscule salle d'attente meublée de trois chaises et d'un tabouret, sur lequel étaient posées quelques revues. Les murs blancs étaient nus, mais mieux entretenus que ceux de l'immeuble. Quelques instants plus tard, un homme d'une quarantaine d'années, aux cheveux blonds gonflés façon crinière, vêtu d'un costume marron et d'une chemise blanche au col ouvert, ouvrit la porte et les considéra d'un oeil circonspect.
Niall se leva et lui adressa un sourire professionnel.
— Monsieur Brodie ? Je suis Liam MacKenzie. Je vous ai appelé hier pour prendre rendez-vous.
— Ah oui, c'est vous. Hé bien entrez, répondit Brodie sans lui rendre son sourire.
Après des salutations plutôt froides – l'homme avait une poigne d'une vigueur surprenante – il les fit passer dans son bureau ; la pièce aux murs blancs était presque vide, à part une table de travail, quelques chaises à l'assise défraichie, un ordinateur qui avait été à la page longtemps auparavant, et une étagère portant quelques livres professionnels qui ne devaient pas souvent quitter leur présentoir. Brodie suivit le regard de Niall et répondit à la question implicite.
— Les gens s'imaginent que les investigateurs privés vivent dans les papiers et les bouteilles de whisky, mais nous somme une entreprise moderne. Tout est dans nos serveurs sécurisés.
Ça n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd, pensa Niall. Il hocha la tête d'un air blasé et s'assit dans un des fauteuils que leur désignait leur hôte tout en lui tendant une carte de visite.
— Merci d'avoir accepté de nous recevoir. Comme je vous le disais hier au téléphone, je représente la société Norwich Insurance, avec qui M. Everett avait souscrit une police d'assurance-décès. Nous avons été informés de sa mort, et nous devons vérifier que les conditions sont réunies pour le versement de l'indemnité à ses proches. C'est une enquête de routine, il n'y a pas de suspicion particulière sur le défunt.
— Et que puis-je faire pour vous ?
— Je souhaiterais m'assurer que M. Everett ne se livrait pas à des activités à risque qui pourraient avoir causé son décès. Si c'était le cas, cela changerait significativement le montant qui serait versé à ses ayant-droit, comme stipulé dans la police qu'il a souscrite.
— OK. Que souhaitez-vous savoir précisément ?
— Nous voudrions connaitre le type d'affaires sur lesquelles il travaillait, les activités que cela impliquait, en particulier s'il y avait des risques physiques.
— Bien sûr, vous savez que l'identité de nos clients est confidentielle ?
Le ton de Brodie était glacial, son visage impassible.
— Nous le savons. Vous noterez que je ne vous demande pas de la divulguer, M. Brodie. J'ai juste besoin de savoir ce que Sean Everett faisait et le type de risques qu'il était amené à prendre.
L'homme ne répondit pas tout de suite, parut réfléchir.
— Il ne faisait rien de spécial. Vous devez comprendre monsieur... (il consulta la carte de visite)... MacKenzie, que notre métier, même dans ses tâches de routine, n'est jamais sans risques. Nos moyens d'actions incluent enquêtes documentaires, surveillance radio, filatures, investigations sur le terrain, exploration de données...
Exploration de données ? Ça doit être le nom respectable du piratage informatique, supposa Niall.
— ... et je ne peux pas vous dire plus de choses sur ce qu'il faisait précisément ces derniers jours, mais vous pouvez partir du principe que toutes ces activités étaient représentées. Cela figure sûrement dans sa police d'assurance, non ?
— Quel est selon vous le principal risque que vous encourez à titre professionnel ?
— Ça dépend de l'objet de notre surveillance. Certaines cibles sont plus réticentes que d'autres à des opérations de renseignement.
— Au point de commettre un crime ?
Il haussa les épaules.
— Je ne vois pas ce que ça change pour vous. Notre métier est risqué, oui, mais on ne sait jamais d'où ça pourra venir. Sean ne faisait rien que de très ordinaire au moment où il a disparu, il travaillait sur des affaires de routine, un peu comme votre enquête. Malheureusement, monsieur MacKenzie, je ne peux pas vous en dire plus.
— Le secret professionnel vous lie à ce point ? Je...
— Bien sûr si je peux vous être utile et si vous avez d'autres questions, n'hésitez pas à m'appeler, l'interrompit Brodie – son ton tranchant démentait l'amabilité du propos.
"Si vous rappelez je ne décrocherai pas, et maintenant partez ou je vous jette dehors à coups de pieds au cul", traduisit mentalement Niall.
Tout le monde se salua, on échangea une nouvelle poignée de main encore plus énergique que la précédente, et Niall et Fiona revinrent à la voiture.
— Une réussite spectaculaire, ce plan... Je suis vraiment fière d'avoir été un petit maillon de cette grande chaîne, se moqua la jeune femme.
— D'accord, il n'a pas lâché grand-chose, mais au moins on a vu sa tête et on a pris la mesure du bonhomme.
— Ta couverture d'agent d'assurance n'a pas aidé à le mettre en confiance: s'il était un tant soit peu lié avec son associé, il voulait certainement que sa famille touche l'assurance, il allait en dire le moins possible.
— Tu as sans doute raison, mais je n'ai pas trouvé mieux. C'est un personnage que je maîtrise bien, ça compte aussi.
— En tout cas, on a fait chou blanc.
— Pas complètement. Je suis sûr qu'il mentait quand il parlait des risques que prenait son associé.
— Son nez s'est allongé, comme Pinocchio ?
— Hum, disons que son langage corporel a changé. Je ne serais pas surpris qu'Everett ait fourré son nez (de Pinocchio) profond dans des histoires vraiment dangereuses. Vu qu'ils n'ont pas l'air d'avoir beaucoup de clients, ils doivent prendre tous les contrats qui se présentent. Et une autre chose : Brodie était plutôt agressif le sujet de ses clients. Quelque chose me dit qu'il y a du croustillant là-derrière.
— Et tu comptes faire quoi maintenant ?
— Je vais visiter leur bureau cette nuit.
— ... ?
— Le local est au premier étage, la fenêtre n'est pas blindée, et son système de sécurité est antédiluvien. À mon avis ça ne craint rien.
— Bien sûr. Qui dois-je appeler pour te sortir de prison ?
– À suivre