C'était le soir du rendez-vous, et Herman Rockwell conduisait sa voiture d'une main sûre. La lourde Benz dévorait les virages et les lignes droites de la route forestière ; dans le halo des phares, les ombres des troncs semblaient courir en sens inverse de part et d'autre de la voiture.
Dans l'habitacle qui fleurait bon le cuir et la ronce de noyer, l'autoradio passait du jazz, un album de Charlie Parker de sa collection. La musique n'était pas forte, mais elle suffisait à couvrir le bruit du moteur électrique et le roulement sur le macadam. Rockwell tenait le volant d'une main, tout en ajustant périodiquement l'écran du GPS de l'autre, d'un de ces petits gestes de maniaque qui avaient l'art d'exaspérer Hannah, sa femme. Si elle l'avait vu à présent, elle aurait tout de suite compris dans quel état de nervosité il se trouvait.
Herman se targuait d'avoir un sang froid hors du commun, de conserver son intelligence affûtée dans les moments de tension. Cela lui avait permis de s'élever jusqu'à son poste actuel de directeur financier du consortium GenSysTech, où il valait mieux avoir les nerfs bien accrochés. En 30 ans de carrière, il avait connu beaucoup d'employeurs, et pas de tout repos, mais rarement une boite aussi compliquée. Chaque jour, en arrivant dans son bureau, il se posait la même question avec un mélange d'appréhension et d'excitation : qu'est-ce qui va encore me tomber dessus aujourd'hui?
Sous ses airs paisibles, Rockwell était accro à l'adrénaline.
Manigances de ses collègues-concurrents, montages financiers complexes qui partent en vrille, et même descentes de police : il avait l'impression d'avoir déjà tout vécu. Pourtant, il se retrouvait là, incertain de ce qui allait se produire dans les prochaines 15 minutes.
Le GPS indiqua un tournant, et il se dirigea sur un chemin de terre que la végétation dissimulait presque complètement. Le bruit irrégulier des roues dans les creux du chemin résonna dans l'habitacle, assourdissant, et il éteignit la musique.
En fait, il devait trop aimer l'adrénaline. Comment expliquer autrement ce qui s'était passé? Le voyage d'affaires à Stockholm, la fin de journée dans un bar à filles pour décompresser après les négociations, l'alcool et la petite partie de jambes en l'air, c'était du classique ; avec tout le stress de leur travail, il trouvait ça normal, même s'il n'en parlait jamais à Hannah. Mais là, la petite Léna avait déclenché quelque chose ; les jeux auxquels ils avaient joué étaient allés beaucoup plus loin. Il s'était senti différent, animal, comme si cette petite prostituée suédoise n'avait eu qu'à le toucher du doigt pour que tout son vernis civilisé disparaisse. Et le pire, c'est qu'il avait aimé ça. Il l'avait revue la fois suivante, et ils avaient exploré ensemble des pratiques qui jusque-là lui paraissaient grotesques ou sans intérêt. La fille était jolie, mais comme beaucoup d'autres ; experte, sans plus ; mais avec elle, il s'était senti plus libre, plus puissant que jamais.
Ensuite, il avait reçu les photos.
Le système de navigation électronique indiqua encore un tournant, cette-fois-ci dans un sentier à peine marqué, deux traces dans la terre séparées par une petite crête de mauvaises herbes. La distance n'était que de 500 mètres, 450, 300... Il arriva aux coordonnées géographiques GPS qu'on lui avait indiquées : une petite clairière dont les contours s'estompaient déjà dans le crépuscule. Herman stoppa le moteur et laissa les phares allumés. Ils projetaient une clarté violente sur le premier rideau d'arbres, mais au-delà, tout disparaissait dans un chaos de tâches lumineuses et sombres, indéchiffrables. En marge du faisceau de lumière, il y voyait assez pour distinguer les contours d'une cabane, ou d'une très petite maison.
Herman baissa la vitre et laissa entrer la douceur de l'air du soir. La fin de l'été était agréable et parfumée, une brise tiède lui caressait la joue. Mais il lui était difficile d'en goûter l'agrément simple. Il attendait son rendez-vous.
L'attente ne dura pas bien longtemps. Il perçut des mouvements à la périphérie de son champ de vision, et résista à l'envie de saisir sa lampe torche dans la boite à gants pour la braquer dans leur direction. Ça ne serait pas une bonne idée.
Des bruits de pas dans l'herbe, qui s'approchaient de lui en longeant la voiture depuis l'arrière. Une voix râpeuse lui parla:
— Salut Herman. Eteins les phares, nous n'en aurons pas besoin pour nous voir.
Il obéit à contrecoeur. Le type l'appelait par son prénom, ça ne lui plaisait pas. Beaucoup de choses ne lui plaisaient pas dans cette affaire.
L'obscurité se fit dans la clairière ; bientôt ses yeux s'accoutumèrent à la lueur violette, souvenir lointain du soleil qui avivait encore le ciel. Tout n'était qu'ombres chinoises, à part une tâche plus claire devant lui, le visage de l'inconnu. Il n'arrivait pas à distinguer ses traits.
— Tu as le disque?
Herman passa lentement la main dans sa poche intérieure - prudence excessive, mais pas complètement irrationnelle vu les circonstances - et en sortit un petit boitier de plastique pourvu en tout et pour tout d'une prise et d'un voyant, éteint bien sûr.
Une main gantée le lui enleva d'un geste vif, presque invisible dans le noir. Il sentit l'objet lui échapper et ne put retenir une crispation de contrariété. Derrière la silhouette de son interlocuteur, la lumière indirecte d'un écran éclaira un deuxième personnage au visage dissimulé par une cagoule. Il se livrait à quelques manipulations et observait en silence les résultats ; Herman ne pouvait que deviner en quoi cela consistait, à partir des changements de luminosité et de couleur qui se projetaient sur ses vêtements entièrement noirs. Il vérifiait certainement les fichiers qu'il venait de leur remettre.
Le silence se prolongea, et Herman attendit, mal à l'aise. Il s'inquiétait de la suite des opérations, de ce qui lui arriverait quand les inconnus se seraient assuré de la livraison. Avaient-ils prévu de le laisser repartir vivant, ou bien de se débarasser d'un informateur devenu inutile ? Toute son expérience professionelle ne l'aidait en rien à se faire une idée. Peut-être serait-il préférable de repartir dès maintenant pied au pancher, voire d'en écraser un ou deux au passage ? Dans ce genre de circonstances il fallait saisir chaque occasion de sauver sa peau.
Mais c'était une logique de film d'action; la vie réelle avait des règles plus contraignantes. S'il partait en trombe, il sauverait peut-être sa vie, mais ça ne résoudrait rien les raisons qui l'avaient obligé à venir ici : les maudites photos, qui le mettaient à la merci de ces gens. À aquoi bon leur donner un compte à régler avec lui. Sans compter qu'il ne voyait pas les mains du premier homme; il était sans doute armé, et semblait le surveiller.
Le type ricana dans l'obscurité.
— Ne vous inquiétez pas, on ne va pas vous faire de mal. Tant que vous vous tenez tranquille.
Le deuxième parla, d'une voix qui sembla féminine à Herman :
— Il y a tout.
— OK. Herman, j'ai quelques petites questions complémentaires à te poser avant qu'on ne se sépare. — Allez-y, soupira Herman, vaguement inquiet. — As-tu informé qui que ce soit de ce rendez-vous ? Est-ce qu'on t'a suivi, ou posé un mouchard ? — Bien sûr que non ! Je vous l'ai dit, j'ai suivi vos instructions à la lettre. — Excellent. Maintenant, concernant les données que tu nous as remises : sont-elles complètes ? Sont-elles exactes ? — Bien sûr qu'elles sont exactes, vous venez de les vérifier ! J'ai mis tous les états financiers confidentiels et les échanges classifiés du conseil d'administration. Vous voulez que je pose la main sur une bible et que je dise "je le jure"? — Ça ne sera pas nécessaire, répliqua l'homme en noir, imperturbable. Je voulais juste te l'entendre dire.
Il sembla à Herman que les deux silhouettes échangeaient un signe de tête, ou un regard, ou juste un geste. Il reprit son calme - pourquoi devait-il certifier l'exactitude de sa trahison, il ne le savait pas, mais il ne fallait pas qu'il en perde sa lucidité.
L'écran s'éteignit, et la nuit retrouva sa profondeur. Les deux silhouettes se levèrent.
— Parfait, on peut y aller.
— Et les photos ? Comment je saurai que vous n'allez pas vous en servir?
— Tu ne peux pas en être sûr, Herman, c'est la beauté de la chose.
— Mais vous m'aviez dit qu'il y avait un moyen?
— Tant que nous n'avons plus besoin de tes services, tu auras la paix. Et tant que nous n'avons rien à te reprocher, bien sûr. Voilà le moyen: reste en-dehors de tout ça, maintenant.
— Vous vous êtes bien moqués de moi.
— Tu as cru ce que tu voulais entendre. On est à l'ère numérique depuis longtemps, il n'y a plus de négatifs à détruire, une photo ne disparait jamais complètement... A quoi bon te mentir ? Au revoir.
Les deux silhouettes s'éloignèrent dans l'obscurité et disparurent entre les arbres. Comment faisaient-ils pour se déplacer aussi sûrement? Ils n'utilisaient aucun éclairage, ils devaient se servir d'oculaires infrarouges mais il n'avait rien aperçu de tel.
Herman remit le moteur en marche, alluma les phares, mais ne redémarra pas tout de suite. Il essayait de retrouver un sentiment de réalité, après la scène qui venait de se dérouler dans la pénombre. Il restait seul dans la clairière, avec l'impression d'avoir été forcé; on lui avait pris tout ce qu'il avait sans contrepartie. Toutes les informations qu'un repreneur de GenSysTech pouvait désirer, y compris le cours auquel les principaux actionnaires accepteraient de revendre leur parts... Il leur avait remis une véritable bombe.
Il ne restait plus qu'à attendre, et à espérer que la suite des événements ne lui apporterait pas d'ennuis plus graves encore.
– À suivre