La lampe torche de Niall balayait les locaux de Bulldog Investigations. Dans la nuit, sous l'éclairage pâle des LED, les objets semblaient un peu plus gris, leurs ombres plus épaisses, et les pièces banales s'étaient remplies de mystère. Niall avait trop l'habitude des situations aventureuses pour se laisser griser, mais il en tirait quand même un petit plaisir coupable.
La façade en pierre blonde de l'immeuble était pourvue de corniches qui avaient facilité l'escalade ; une fois au premier étage, forcer la fenêtre avait été un jeu d'enfant. Heureusement elle était située dans la zone obscure entre deux réverbères, ce qui lui avait permis d'œuvrer dans une relative discrétion, encagoulé et ganté de noir comme un cambrioleur - cela lui rappelait des souvenirs. Puis il était entré directement dans le bureau de Brodie, qui était plutôt facile d'accès tout bien considéré.
Il vérifia rapidement les tiroirs et meubles, et brancha un discret appendice sur la station de travail de Brodie qui semblait en veille active. Il le retira au bout de quelques secondes - pas le temps de s'assurer que le virus avait pu s'implanter dans le matériel, il ne fallait pas laisser de traces derrière lui. Si le virus trouvait une faille, avec l'aide de quelques spécialistes de sa connaissance Niall aurait bientôt accès à toutes les informations dont il avait besoin.
On va bien voir si ta base de données est aussi inviolable que tu le crois, gros malin! – L'hostilité de Brodie lui était restée en travers de la gorge.
L'entrée, avec sa plante et ses chaises en plastique, ne recélait aucun secret, et il ne s'attarda pas. Il était venu visiter la pièce qui était restée fermée lors de leur visite plus tôt dans la journée : le bureau de Sean Everett.
La porte était verrouillée, mais Niall avait les talents et l'équipement d'un professionnel, et elle ne lui résista pas longtemps. Au moment où il l'entrebâillait, il entendit dans la rue le bruit d'une voiture qui ralentissait devant l'immeuble, et éteignit sa lampe. Il attendit, figé, que le bruit des roues s'éloigne. Puis il se dirigea vers la fenêtre, jeta un coup d'oeil à la rue qui était toujours déserte, et baissa les stores.
C'était une pièce plus petite que l'autre, ce qui marquait bien les rapports hiérarchiques entre les deux hommes – même dans une société de 2 personnes, on devait en passer par là. Visiblement, le bureau d'Everett avait déjà été inspecté, sans doute par les enquêteurs de la police ; ou bien par Brodie lui-même. Il en eut la confirmation en vérifiant les tiroirs – eux aussi fermés à clef, comme par hasard – dont le contenu ne présentait pas le désordre habituel des lieux de travail. Soit Everett était un maniaque, une machine du rangement, soit tout avait déjà été vidé. Mais il en fallait plus pour l'arrêter, et il explora minutieusement tous les recoins de la pièce, où flottait une ancienne odeur de cigarette. La corbeille à papier était vide, mais en fouillant dans l'interstice entre le broyeur à papier et le mur, il trouva une feuille restée là après y être tombée : une carte d'embarquement sur un vol Varsovie – Glasgow de la compagnie British Airways, qui avait eu lieu le 4 mai, soit deux semaines auparavant.
Dans la pénombre, Niall ferma le poing et manifesta sa satisfaction comme un joueur de tennis qui vient de réussir un passing-shot – mais en silence. Enfin quelque chose ! A nouveau, l'antique civilisation du papier prouvait sa résistance à la vague numérique, et venait à son secours quand il avait besoin d'elle.
Niall ne trouva rien d'autre dans le bureau, et il s'apprêtait à repartir quand il entendit un craquement dans l'escalier. Il reconnut le bruit de l'une des premières marches, qu'il avait noté lors de sa précédente visite. Quelque chose dans ce son lui donna la chair de poule ; il n'avait pas entendu la porte de l'immeuble s'ouvrir, alors qu'elle produisait d'ordinaire un claquement sonore à chaque entrée ou sortie.
Il se dirigea vers la fenêtre, tout en vérifiant mentalement la liste des traces qu'il laissait derrière lui – la porte du bureau d'Everett resterait déverrouillée, ainsi que la fenêtre par laquelle il était arrivé. Tant pis, il fallait faire vite.
La rue était déserte, les locaux se trouvaient au premier étage : un saut sans grande difficulté pour quelqu'un de sportif. Niall se reçut correctement malgré l'humidité du trottoir, et il partit en courant vers sa voiture- pourquoi courait-il ? Il ne savait pas au juste, mais il avait la conviction qu'il ne fallait surtout pas qu'on le voie. Alors qu'il entrait dans l'habitacle de sa petite voiture électrique, la sensation d'urgence se transforma en une pure panique, les poils de ses avant-bras et de sa nuque se hérissèrent.
Bon sang, qu'est-ce qui m'arrive ?
Malgré le tremblement de ses mains, Niall parvint à démarrer et la voiture fila dans l'obscurité. Dans le rétroviseur, il guetta l'apparition de poursuivants; il lui sembla apercevoir un mouvement à la fenêtre de l'agence, mais il passa le tournant sans en savoir plus.
Quand il arriva à son rendez-vous suivant, il avait retrouvé des gestes assurés, mais un malaise persistait au creux de son estomac.
Il s'était garé au pied d'un immeuble de bureaux banal mais en bon état, dans un quartier d'affaires de Glasgow. Aucune lumière ne brillait sur la façade, à cette heure de la nuit tous les employés étaient rentrés chez eux. Presque tous.
Derrière les portes vitrées et les caméras, un gardien somnolait au bureau de réception. L'arrivée de Niall le réveilla.
— Je viens visiter la société Ferret Security Research.
— Quoi, à cette heure ? Ah oui, Ferret truc...
Le nom de la société sembla rasséréner l'homme – les visites tardives devaient être leur spécialité. Il vérifia quand même soigneusement la pièce d'identité de Niall avant de lui ouvrir.
Au 12ème étage, l'ascenseur s'ouvrit sur un couloir tapissé de moquette, éclairé par de discrets plafonniers. Sur les portes, des plaques en métal chromé portaient les noms d'entreprises peu connues et hautement spécialisées, pour la plupart des sociétés de services à d'autres entreprises qui elles-mêmes fournissaient des services à... Parfois Niall se demandait si cette mise en abîme prendrait fin un jour, ou si on arriverait au stade ultime d'une économie se passant complètement de consommateurs, entièrement animée par des entreprises préoccupées de leurs besoins réciproques.
La sonnette produisit un tintement velouté – décidément tout avait une qualité feutrée ici – et au bout d'une longue attente, la porte s'ouvrit sur un ado. Vêtu d'un short et d'un sweat à capuche, son visage pâlichon dévoré par de grosses lunettes, il tenait à la main gauche un paquet de chips et mâchait bruyamment.
— Chalut, tu viens voir Dany?
— Elle est là?
— Bien chûr.
La société Ferret Security Research occupait des locaux bien plus confortables que ceux que Niall venait juste de visiter. Les visiteurs qui passaient la porte entraient directement dans le bureau, une pièce unique aux murs blanc crème agrémentés de tableaux représentant des agrandissements de circuits intégrés. Sur des bureaux alignés contre les murs se trouvaient des ordinateurs à tous les stades de leur vie, du modèle flambant neuf au stock de pièces de rechange, en passant par les machines en voie d'obsolescence, maintenues à flot grâce à des bricolages inavouables.
Assise devant un écran surdimensionné, une femme était au travail ; ses cheveux orangés et ses ongles bleus tranchaient avec le décor lisse qui l'environnait. Elle portait aussi des lunettes de réalité augmentée – Niall se demanda comment on pouvait tolérer la superposition permanente de tous ces écrans. Les yeux de Dany, avec leurs veines éclatées, suggéraient une réponse.
— Tiens, mon commanditaire ! s'exclama le PDG de Ferret, etc., en apercevant le journaliste.
Niall la salua et s'assit dans un fauteuil à côté d'elle.
— Ouaip ! Ton commanditaire est là, et il se demande ce que tu as pour lui qui vaille de te payer avec les espèces sonnantes et trébuchantes du Buzzy Times, le meilleur site de News de ce côté de la voie lactée.
— Hé bien, j'ai des trucs... Si c'est aussi bien que je l'imagine, je ne mangerai pas des pâtes ce soir!
— Tu veux dire demain, là tout est fermé.
— Si tôt ? s'étonna-t-elle en vérifiant l'heure. Tu as raison, ça sera pour demain soir. Wimpy, j'ai la dalle, tu peux me trouver des chips?
L'ado, qui s'était déjà installé à un autre écran ou s'affichaient des murs de caractères blancs sur fond noir, se leva mollement et ouvrit un placard rempli de produits à la valeurs diététique douteuse.
Niall essaya de dissimuler sa curiosité:
— On dirait que les affaires ne vont pas trop mal en ce moment ?
— Détrompe-toi! Si ça allait bien, je n'accepterais pas les boulots de ce genre. Au cas où tu l'ignores, s'infiltrer dans les systèmes des Corpos, c'est le contraire de notre boulot normal. Tu te souviens, la sécurité informatique ?
— Moi, je te propose ça pour rendre service... fit Niall en haussant les épaules.
Dany plaignait souvent de l'état des affaires, mais il était persuadé qu'elle prenait les contrats qu'il lui proposait par goût du jeu autant que pour compléter ses revenus. Il ne posa pas encore la question qui lui brûlait les lèvres. Finalement Dany eut un sourire moqueur.
— Allez, je te le dis. J'ai retrouvé une trace de paiements sur les comptes de Bulldog Investigations. Une grosse Corpo.
— Un client, tu veux dire ? Ça ne m'avance pas des masses pour savoir qui a commandité le meurtre...
— C'est aussi ce que je me suis dit. Dans le doute j'ai quand même pris des infos sur eux, et je les ai trouvés plutôt intéressantes... Enfin je te laisse juge, si tu es preneur bien sûr !
Niall ne répondit pas tout de suite. Dany avait probablement une deuxième carte à jouer. Il se composa une moue dubitative et demanda finalement:
— C'est tout ce que tu as trouvé?
— Hé bien... fit Dany avec un petit sourire. J'ai aussi recherché des traces des activités d'Everett dans les systèmes de surveillance urbaine, les logs d'entrée des édifices publics, et tout. Faut dire que le gars est bien remuant...
— Je te l'ai dit, il est enquêteur privé.
— Je n'ai pas de mal à te croire. Ce qui est dommage avec ce genre de gus, c'est que les trucs les plus intéressants, ils les font plutôt quand on ne regarde pas.
— Et... ?
Dany tenait son public. D'un geste désinvolte, elle fit apparaître une image à l'écran, un noir et blanc à gros grain probablement extrait de vidéos de surveillance. On y voyait, assis sur un banc, deux hommes côte à côte, engoncés dans leurs manteaux. L'arrière plan était flou mais Niall devina les contours d'un parc ou d'un square.
— Tadam! Il y a deux mois, ton Everett a arrangé un petit rendez-vous dans un lieu public, à l'ancienne, et malgré toutes ses précautions il n'a pas repéré la petite caméra sous l'auvent d'en face... Il a fallu agrandir, mais j'ai récupéré le film de leur conversation. Tu veux le nom du type qu'il a rencontré? Je sais tout sur lui.
— D'accord! Je prends tout au tarif habituel.
— Excellent ! Pour un supplément modique je peux même ajouter le relevé complet de ses déplacements des deux derniers mois.
— N'abuse pas, c'est pas comme ça qu'on s'arrange d'habitude.
— Mon pote, je risque gros pour trouver tes infos ! Tu sais ce qui arrivera à ma boîte si je me fais choper ? Ça vaut bien une rallonge, et crois-moi, c'est du travail de qualité.
— Je peux offrir 20% de plus.
— 80%.
— 50%.
— Deal! Le type s'appelle John D. Woodblock, il est courtier d'assurances spécialisé dans les risques industriels des Corpos.
— Et le client ?
— Un conglomérat qui a failli fermer ses portes il y a quelques années, depuis ils ont de nouveaux actionnaires, des gens discrets. Ça s'appelle le Groupe Wilk, ils fabriquent des médocs, ils sont basés à Varsovie.
À l'écran, elle afficha la page d'accueil d'un site corporate standard, avec quelques slogans sur leurs clients, des photos bien léchées du conseil d'administration, de leurs usines, et d'autres lieux encore où l'on parlait visiblement polonais.
— Bien sûr, continua Dany, je te donnerai les données sur fichier dès que tu m'auras payée...
— Tiens, finissons-en, grogna Niall en lui comptant quelques grosses coupures toutes neuves.
— Merci mon prince! Voici tes fichiers, amuse-toi bien.
Niall empocha la mémoire électronique que lui tendait Dany, et sortit celle qu'il avait branchée sur la station de travail de Paul Brodie.
— Tiens, tant que j'y pense, il y a de bonnes chances que ce virus Backdoor soit installé sur leur serveur, quelqu'un que je connais a eu un accès physique à la machine... Tu pourrais voir si on peut en tirer des informations utiles ?
— Je n'y manquerai pas, répondit Dany avec un grand sourire. Tu connais mes tarifs...
Niall sourit, mi-figue mi-raisin. Avant de repartir, il jeta un dernier coup d'œil à la page web du Groupe Wilk. Dans un coin, un logo noir et blanc représentant une tête de loup de profil devant un sapin stylisé. Il s'interrogea:
C'est à cause d'eux qu'Everett est allé en Pologne... Était-ce à leur insu ? Qu'est-ce que ce client avait de si particulier pour qu'Everett se rende sur place?
– À suivre