On les libéra au crépuscule. Leurs geôliers les amenèrent jusqu'à la grande porte en bois du fortin; comme Efi boitait, un des gardes dut la maintenir sur ses pieds une partie du trajet.
Une fois dehors, leurs liens furent dénoués, et le sergent Kelher grogna de derniers avertissements :
— Vous avez moins d'allure, les chasseurs de trésor ! Ça vous apprendra à fouiner dans les affaires de l'Ordre. Maintenant, tirez-vous, que je ne vous revoie plus. Et tenez vos langues ! La prochaine fois, le Prieur ne sera pas si clément.
Sur ces mots, le sergent rentra dans le fort, et les battants de la porte se refermèrent derrière lui, assemblant les deux moitiés du Cercle qui les marquait.
Edvin évalua Efi, qui lui rendit son regard. Elle avait la lèvre inférieure éclatée, et d'énormes ecchymoses sur les pommettes, qui commençaient leur lent parcours chromatique du rouge au jaune, en passant par le violet, le noir... Edvin ne la voyait que de l'oeil gauche ; une arcade sourcilière tuméfiée maintenait l'autre paupière fermée. Son corps entier était endolori, il avait la nausée des coups reçus au ventre, et ne pouvait pas plier le dos sans crier. Kelher et ses hommes les avaient méthodiquement passés à tabac, sans réelle animosité, mais en prenant un plaisir évident à infliger la douleur à coups de poings, de pieds... Quand ses bourreaux l'avaient lancé à toute volée contre le mur, il avait cru qu'il allait y laisser sa peau. Le tintement dans ses oreilles ne s'était toujours pas estompé, mais il s'inquiétait plus encore de son bras gauche, qu'il avait du mal à soulever.
Pour les chevaliers, ça n'avait été qu'un amusement passager, qui serait bientôt oublié. Edvin se demanda s'il pourrait effacer de sa mémoire les moments passés dans ce cachot, chacun enchainé à un bout de la pièce, roués de coups à tour de rôle.
Efi lui parla d'une voix rauque, à peine un croassement.
— Filons d'ici, si tu peux marcher.
— Je peux même courir, et toi ?
— Je n'irai pas si vite.
Elle fit quelques pas, la démarche raide. Edvin remarqua son souffle saccadé - elle devait bien déguster. Sans se concerter, ils empruntèrent le chemin du sud qui revenait à Tour-Sonborg. Ils marchaient à petits pas lents, comme des vieillards, malgré l'obscurité montante et le froid de la nuit qui s'annonçait. Efi traînait la patte, mais ne poussait pas la moindre plainte, comme elle n'avait pas non plus desserré les dents quand les chevaliers la frappaient. Edvin ne pouvait pas dire autant, mais il était certain que cela lui avait évité d'en prendre encore plus. En tout cas, il n'avait rien laissé échapper.
Ils arrivèrent finalement à proximité du village de Sonborg. Edvin considéra leurs bleus et leurs vêtements tachés de sang, et pensa à voix haute :
— Avec nos gueules cassées on va se faire remarquer, les gens vont poser des questions... Qu'est-ce qu'on leur raconte ?
— Le plus simple : les chevaliers se sont passé les nerfs sur nous.
— Il faut trouver mieux. Si on raconte toute l'histoire, le Prieur le saura et voudra nous faire pendre. On pourrait aussi bien avoir été attaqués par une bande dans la forêt.
— Si tu veux, acquiesça Efi d'un ton indifférent. Une bande dans le Bois aux Chouettes.
— Très bien. Arrêtons-nous chez le vieil Errant pour qu'il nous s'occupe de nous.
— Il n'est pas au village en ce moment.
Edvin soupira, déçu. L'Errant était un de ces mystiques itinérants qui pratiquaient les arts naturels, et soignaient les pauvres en échange de menus services. Edvin aurait bien fait appel à lui pour se remettre sur pied, il avait notamment en tête un certain breuvage à la couleur bleu sombre, aux effets miraculeux, qui lui avait déjà bien servi dans le passé. Trop, peut-être.
Ils traversèrent Sonborg, qui se claquemurait. Une femme qui fermait ses volets les s'interrompit et les regarda passer avec surprise, mais ne dit rien. Deux gamins les montrèrent du doigt en riant sous cape, sans doute amusés par leur démarche précautionneuse. Heureusement, ils ne rencontrèrent personne d'autre.
À la sortie du village, ils étaient attendus par un chien au pelage brun et fauve. Sable sortit de l'ombre et approcha sans hâte, négligea Edvin après un regard de biais, et renifla les vêtements d'Efi.
— Tu tombes bien, toi, tu sais ? fit la jeune femme.
Le chien continuait de flairer, s'intéressant aux taches sombres de sang séché, sans remuer la queue ni chercher les caresses. Edvin gloussa.
— Il n'est pas du genre affectueux, hein !
— C'est pas pour ça qu'il a été dressé. Mais il m'a attendu, c'est le principal.
— Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ?
— J'habite pas loin, dans les environs de Neuberg. Il y en a pour moins d'une heure, même en marchant comme des grabataires.
— Je t'accompagne, affirma Edvin.
Efi hocha la tête, et ils reprirent la route. Plus loin, ils tournèrent au carrefour de Neuberg, et marchèrent vers l'Est. Le chemin coupait à travers un bras du Bois aux Chouettes, mais l'éclat de la lune restait visible et les guidait. Edvin faisait des prières à la Grande Déesse pour qu'ils évitent les mauvaises rencontres, car bien sûr, l'Ordre avait confisqué leurs poignards.
Ils bifurquèrent avant le village de Neuberg, et Efi leur fit prendre une série de tournants et de côtes qui les amenèrent clopin-clopant sur une lande parsemée de rochers et d'épineux. Là, près d'un petit torrent, une maison de rondins semblait les attendre. Dans l'obscurité, il était difficile de se faire une idée de son allure ; en entrant Efi alluma une petite bougie, révélant un intérieur ancien et frugal. Contre les murs étaient appuyés des outils, bêches, pioches et pelles ; un vieux manteau était accroché à un clou et collectionnait les toiles d'araignées, il avait dû appartenir à une personne de haute taille. Une odeur de poussière et d'humidité flottait dans l'air.
— Tu ne passes pas beaucoup de temps ici, commenta Edvin.
— Je voyage beaucoup. Tu sais ce que c'est.
— Et maintenant ?
Un silence. Les regards des deux rescapés convergèrent vers le chien.
— Maintenant, on attend, répondit Efi d'une voix toujours aussi plate, que contredisait le début d'un sourire dans ses yeux.
— On boit quelque chose ?
Elle gardait dans un tonnelet une bière aigrelette qui le rafraichit agréablement, même si les premières gorgées avaient un arrière-goût de sang. Ils s'assirent avec précautions sur des tabourets, et le silence retomba. Edvin remarqua dans un coin une paire de grosses bottes usées, une hotte en bois et en osier, et demanda :
— Tu n'habites pas seule ici ?
— Maintenant si.
— C'était un colporteur ? fit Edvin en désignant du pouce la hotte.
— Oui, reconnut Efi comme à contrecoeur. Il s'appelait Hivling, il m'a appris le métier.
— Qu'est-ce qui lui est arrivé ?
— Il y a deux saisons, il est parti vers la frontière et n'est pas revenu.
— Les barbares ?
— Peut-être le clan du Loup... C'est ce que m'ont dit les chevaliers qui patrouillaient dans la région à l'époque, mais ça n'avait pas l'air de les attrister beaucoup. Ils lui reprochaient ses trafics avec les tribus libres.
— Ça ne peut pas être le Cercle, tout de même ! Ils auraient voulu donner une leçon aux coureurs des bois ?
Efi le regarda droit dans les yeux.
— Je ne suis pas sûre. Mais crois-moi, un jour je finirai par savoir.
Edvin haussa les sourcils, et ne fit pas d'autres commentaires.
Le chien n'était pas pressé, mais au bout de plusieurs heures, alors que le vent s'était mis à souffler sur la lande, il se mit à marcher en rond en poussant de petits gémissements, avec une crispation de l'arrière-train caractéristique. Efi le fit sortir dans la cour, et peu de temps après, en se bouchant le nez, elle tira de l'étron avec une pince plusieurs petits cailloux jaunes, qu'elle nettoya à l'eau.
Edvin s'approcha pour les regarder.
— Ce sont les topazes. Il doit encore rester les pierres rouges et bleues, à moins qu'il ne les ait déjà chiées dans la forêt...
— Je ne pense pas, on a commencé par lui faire avaler les moins précieuses.
— Oui, bien sûr. Attendons encore. Et on partage moitié – moitié, bien sûr !
Efi leva la tête de la contemplation des pierres, et réfléchit.
— D'accord. On partagera aussi les ennuis si les chevaliers ont vent de la chose. A ton avis, combien pourrons-nous tirer de cette camelote ?
— Il faudra négocier les gemmes clandestinement, c'est moins profitable, et une fois taillées elles seront encore plus petites. Mais je dirais que, même en partageant en deux, il restera pour chacun une somme... respectable, fit Edvin en savourant chaque mot.
Fin