— ... Et la semaine prochaine il faudra que tu me livres la suite de ton article sur les people qui vont aux putes, il a fait un petit carton avant-hier.
— Super, Ryan... Juste un truc : je n'avais pas prévu de deuxième partie, il va falloir que je cherche un peu de matériel.
— C'est bien pour ça que je te donne une semaine. Et puis ça ne sera pas bien compliqué, tout ce que les gens veulent voir, c'est de la cuisse. Descends dans la rue et filme !
Niall étouffa un soupir. Difficile de dire non à son rédac' chef, dont le visage s'affichait dans toute sa gloire blafarde sur l'écran grand format de son bureau. A la distance de la webcam où il se tenait, on distinguait parfaitement les cernes violettes, les cratères sur ses pommettes, les joues creuses et mal rasées de perpétuel étudiant, contredites par les fils blancs dans sa tignasse noire.
— Bien, Ô Ryan, il en sera fait selon ta volonté, fit Niall d'une voix obséquieuse - l'excès de servilité était la seule impertinence tolérée par le rédac-chef.
— J'espère bien. Et ton article sur la mort du barbouze, ça en est où ?
— J'avance, j'ai récupéré pas mal d'infos sur le défunt que je suis en train d'exploiter...
— Tu disais la même chose il y a deux jours ! C'est sympa l'investigation, mais tu as déjà claqué ton budget de frais d'enquête, et j'ai d'autres articles qui attendent, alors ne traine plus. Soit tu me dégottes rapidos un truc fumant à faire péter les scores d'audience, soit tu passes à autre chose ! On est le Buzzy Times, pas le Washington Post.
— T'inquiète, je ne vais pas tarder à aboutir.
— Il y a intérêt. Allez, au boulot maintenant ! À la prochaine.
L'écran se figea sur une dernière vision apocalyptique de la peau du rédac' chef. Niall éteignit et bascula en arrière dans son fauteuil. Il tendit la main vers la tasse de café, désormais tiède, qui reposait sur le bord du bureau. Il était installé dans son espace de travail, un petit coin de sa chambre aménagé en bureau, avec quelques étagères de documents, un écran et une caméra orientée de manière à éviter le lit défait et les piles de livres et de vêtements qui peuplaient le reste de la pièce. Quand il s'installait à ce poste, il avait la sensation de se trouver simultanément chez lui et dans la salle de rédaction du Buzzy Times, le journal virtuel sans locaux dont les rédacteurs travaillaient à domicile ou sur le terrain.
Au début, il s'était laissé impressionner par l'efficacité de ce mode de travail, jusqu'au jour où il avait compris que le Buzzy Times, bien que très reconnu, était une entité à la survie précaire, qui pourrait au besoin se séparer sans effort de ses rédacteurs amovibles, comme des éléments de mobilier suédois. Le seul liant entre les employés, c'étaient les occasionnelles réunions de rédaction dans un pub qu'ils privatisaient – il y avait fait la connaissance de Fiona – et les appels video avec Ryan, le fondateur – rédac' chef – tyran de la publication. Niall préférait de loin les rendez-vous au pub : Ryan n'appelait jamais pour causer de la pluie et du beau temps.
Niall laissa son regard glisser par la fenêtre, vers les toits encore humides de pluie de la banlieue de Glasgow. À l'horizon, une bande de ciel bleu était apparue, surplombée d'un mélange de nuages gris et blancs. Bientôt l'heure d'y aller, Woodblock ne l'attendrait pas. Il termina de s'habiller; le miroir lui renvoya l'image d'un homme entre deux âges, aux cheveux châtain clair et aux yeux d'un bleu très pâle, habillé de cuir comme un motard. Les rides aux coins des lèvres dessinaient la trace de ses sourires, et aussi la crispation qui annonçait ses colères, rares mais violentes. Quelque chose dans son expression lui valait de ne pas être importuné dans les bars.
Son écran personnel se mit à vibrer; Niall l'extirpa d'un pantalon qui trainait par terre, et vérifia le nom de l'appelant avant de décrocher – il n'avait ni le temps, ni l'envie d'engager une discussion avec Helen, son ex-femme, qui l'appelait régulièrement au sujet de la garde de leur fille. Mais c'était une liaison video avec Fiona, qui semblait en forme ce jour-là. Elle entama tout de suite dans le vif du sujet.
— Dis-donc, tu es toujours sur ton histoire de corpos ? J'ai un temps mort dans mon sujet, et je m'emmerde un peu.
— Oui, je suis toujours dessus, mais j'ai un peu de pression de qui-tu-sais pour boucler rapidement. Si tu t'ennuies, ton aide est toujours appréciée ici... Mais ton mec n'est pas là?
— Ne m'en parle pas, en ce moment il ne fait que bosser, on se voit juste certains soirs, entre onze heures et minuit.
— Tu as déjà pensé à changer de modèle ? Prends un Niall : plus moderne, disponible et efficace, il saura te faire rire et occuper tes journées avec des enquêtes plus ou moins passionnantes...
Elle sourit de cette manière énigmatique qu'il aimait bien.
— Pas de changement de modèle prévu, dit-elle, mais le ton de sa voix laissait imaginer qu'elle ne serait pas toujours contre.
— Ne tarde pas trop à te décider ! Ça part comme des petits pains, il n'y en aura pas pour tout le monde.
— Et ton enquête, ça se passe bien ?
— Franchement, bof : j'ai juste deux pistes. Attends, je brouille la ligne.
Depuis qu'il travaillait dans le journalisme d'investigation, il avait appris que les télécommunications avaient souvent un troisième interlocuteur silencieux : les services de renseignement, un journal concurrent, ou encore des barbouzes payés pour lui mettre des bâtons dans les roues. Il modifia les réglages de son téléphone, faisant basculer leur conversation dans un mode "'confidentiel" qu'il soupçonnait de ne pas être moitié aussi efficace que le fabricant le prétendait, et attendit la reconnection.
— Tu m'entends ? Bien. Ma première piste, c'est le groupe Wilk qui payait Bulldog Investigations pour leur dernière enquête. Il devait y avoir quelque chose de louche dans leur histoire, car Everett est allé à Varsovie pour se renseigner. Je n'ai pas encore pu savoir ce qu'il y avait fait, mais des sources doivent me procurer les enregistrements de sa présence là-bas dans les systèmes publics.
— Wilk ? Connais pas.
— Une Corporation de l'industrie pharmaceutique, basée en Pologne. Ils ont été redressés il y a quelques années : nouvelle direction, nouveaux actionnaires, nouveau logo, et licenciements massifs. J'ai peu d'infos sur eux pour le moment, parce que je bossais sur une deuxième piste : John D. Woodblock.
— Qui ça ?
— Hé ouais ! Woodblock, un type qui prétend être courtier en assurance industrielle, et s'arrange des rencontres avec des barbouzes dans des jardins publics ! Autant te dire qu'il m'intéresse beaucoup. J'ai fait la planque devant chez lui et je l'ai suivi discrètement, mais je n'ai pas trouvé grand-chose. Il passe son temps à rendre visite à de grosses sociétés, ce qui est logique vu son boulot. Pour en savoir plus, je l'ai approché sous une couverture...
— Laisse-moi deviner : tu lui as parlé de Norwich Insurances ? Très bon ça, coco. Quand deux agents d'assurances se retrouvent, qu'est-ce qu'ils se racontent ? Des histoires de...
— Oui, bon, ça va. Cette fois-ci je me suis trouvé une identité plus crédible. J'ai prétendu représenter une Corpo qui tient à rester anonyme, et qui a besoin de prestations "spécialisées", et qu'on m'avait recommandé ses services. Sous prétexte de le sonder sur ses compétences, je vais essayer de situer le personnage et d'en savoir plus sur ses clients passés.
— Et ça a marché ?
— Le type n'est vraiment pas causant au téléphone, ce qui me fait penser qu'il a des paquets d'infos. Mais il a accepté de me voir aujourd'hui, je le rencontre en fin de matinée.
— Je me demande ce qu'il peut fabriquer dans cette histoire. Puisqu'il traitait avec Everett, il représentait peut-être le groupe Wilk?
— Peut-être... À mon avis, ça doit être une autre sorte de barbouze, un opérateur un peu plus haut de gamme ; il avait sûrement un engagement avec pour une autre Corpo, par exemple celle qu'Everett était censé surveiller. Ça expliquerait tout : le gars s'est fait retourner, sans doute pour un bon paquet de fric, et a commencé à enquêter sur son premier commanditaire, qui s'en est rendu compte et l'a fait dessouder.
— Démembrer, plus exactement.
— Ouais, enfin tu vois l'idée. Et ils ont fait exécuter le boulot par des Nocturnes, pour brouiller les pistes.
— Heureusement, un courageux et tenace investigateur va demêler l'écheveau et fera éclater la vérité au grand jour ! En exclusivité pour vous dans le Buzzy Times !
— Ouais ! Pour un salaire de misère, mais une grande fierté professionnelle, et le sentiment du devoir accompli!
— Niall, je suis fière de toi.
Il aurait bien aimé sentir un petit peu plus de tendresse dans sa voix, mais ce n'était déjà pas si mal.
— Il n'est pas trop tard si tu veux faire partie de cette incroyable épopée...
— Avec plaisir ! Je signe où ?
— Ah, ne me tente pas... Je te retrouve à 10h45 devant le pub du Tolbooth, le rendez-vous est à 11h dans un square pas loin sur Gallowgate. Prend ton appareil photo et ton téléobjectif ! Et maintenant fonce, on a juste le temps d'y être.
Le Tolbooth était un pub à la façade ancienne, rempli de vieux écossais au teint fleuri, et équipé de pompes à bière flambant neuves que Niall avait eu l'occasion de vérifier récemment. Quand il descendit de sa voiture, Fiona l'attendait déjà devant l'entrée, très mode avec son caban bleu marine, ses boucles brunes et ses lunettes de soleil. La seule exception à l'élégance était la sacoche contenant son appareil reflex. Niall sourit et commenta:
— Jolies lunettes, miss Hepburn, mais le temps ne les justifie pas.
— J'ai préféré garder l'anonymat.
— Parfait. Au travail!
Il passèrent un moment à choisir un point d'observation d'où Fiona pourrait capturer leurs déambulations et obtenir de bonnes prises de vues de Woodblock. La jeune femme avait un bon sens du placement et de la lumière, et s'installa derrière la vitre qui protégeait un abri bus abrité sous un point ferroviaire. Le jardin public se situait non loin de là, il se limitait à un espace vert planté d'arbres clairsemés, pris entre deux avenues très passantes.
Niall repartit ensuite en direction de sa voiture, et attendit derrière le volant pendant une dizaine de minutes. Quand l'horloge de bord annonça 10:58 en chiffres gris sur fond orange, il sortit et marcha sans se presser vers le point de rendez-vous.
La rue était tranquille, il croisa seulement quelques passants pressés qui ne lui accordèrent aucune attention. Arrivé à l'angle, il ralentit le pas, s'arrêta, attendit. Les voitures passaient rapidement à sa droite, à sa gauche quelques personnes âgées déambulaient dans le parc.
Il vit apparaitre à l'autre angle du parc un homme de haute taille, aux larges épaules, en manteau noir et chapeau de feutre; John D. Woodblock restait fidèle à ses tenues un peu datées. Il marchait vers lui d'un pas lent, et de loin Niall avait l'impression qu'il le regardait, mais son expression restait indéchiffrable. Tout en allant à sa rencontre, le journaliste répéta dans sa tête les mots d'introduction qu'il avait préparés, récapitula les données de sa fausse identité, et respira un grand coup.
Il entendit une voiture s'arrêter derrière lui le long du trottoir, les portières qui s'ouvraient. Au même moment, un type énorme, portant une cagoule, surgit du parc sur sa gauche, et se jeta sur lui. Niall n'était pas une mauviette, mais il eut le souffle coupé par l'impact, et tandis qu'il était entraîné à terre il sentit sur lui les mains d'autres hommes, leurs poings aussi, et un sac en toile noir qu'on lui passait sur la tête. À l'autre bout du parc, Fiona était sortie de son abri de bus, appareil en bandoulière, les yeux écarquillés ; mais la dernière chose qu'il vit avant d'être aveuglé et jeté à l'arrière de la voiture fut Woodblock, qui ne s'était pas arrêté de marcher du même pas tranquille.
– À suivre