Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Signes Dans le Sable (5)

L’incident se produisit un mois après le début des recherches. J’accompagnais Elise Deheuvens à Famadé, alors que j’aurais préféré rester à Port-George : j’avais promis à Shalba un pique-nique à l’européenne. Mais la Prof avait insisté, avec un soupçon de nervosité.

À cause de mon retard dans l’étude du Wihila, je ne compris pas grand-chose aux leçons que monsieur Dil lui administra pendant les trois jours de notre séjour, mais je me divertis beaucoup de la voir dans le rôle de l’étudiante. Sa mine appliquée, sa façon de se mordre les lèvres quand elle faisait des erreurs, m’auraient presque attendri. Dil, quant à lui, incarnait un Zeus africain en haut de son Olympe : sévère mais bienveillant, son visage hiératique semblait sculpté dans un marbre noir tandis qu’il foudroyait la terre de ses conseils grammaticaux.

Même ce spectacle finit par m’ennuyer. La dernière matinée, je profitai d’une session trop avancée pour moi et sortis à la découverte les quartiers de Famadé ; j’y trouvai l’ambiance déplaisante, les commerçants évitaient mon regard, les rues étaient encombrées et je manquai de me faire écraser par un chariot. Je revins rapidement à la demeure de Dil. Le moment venu, nous fîmes nos paquets et repartîmes sur la route de la côte, dans notre habituelle voiture à deux chevaux conduite par le cocher de l’hôtel Saint-George. C’était un véhicule ouvert, mais qui nous protégeait du soleil avec une sorte de capote en tissu supportée par des baguettes en bois. Le vent de la course rendait le voyage bien plus agréable qu’une marche à pied sous le soleil.

Elise Deheuvens était d’humeur loquace, comme toujours lorsqu’elle revenait de la maison Dil. Elle me détailla ses dernières recherches sur les signes disparus, tout en regrettant que son mentor n’ait pas souhaité lui en donner l’explication. Elle avait acquis la certitude que le nombre de caractères de l’écriture du Wihila s’était réduit au fil des siècles. Selon ses observations, sur un total de près de sept cent signes, une trentaine auraient été supprimés définitivement. Simplification, réforme ? Elle se perdait toujours en conjectures, car aucun ouvrage ne mentionnait ce phénomène. Au cours de son enquête, elle avait aussi trouvé des références à des livres qui ne se trouvaient, selon Dil, dans aucune bibliothèque.

Après avoir traversé la vallée cultivée et une première étendue de forêt dense, nous arrivâmes à une patte d’oie où d’ordinaire nos chevaux tournaient à droite. Mais une barrière de bois bloquait ce chemin, et le cocher descendit discuter en Wihila avec les deux cantonniers apathiques qui la gardaient. Puis il revint à la voiture d’un air contrarié et prit l’embranchement de gauche après nous avoir expliqué d’un mot : « travaux ». Je n’avais pas vu la moindre pelle ou pioche.

La nouvelle route serpentait dans les collines, et son revêtement très abîmé nous obligea à ralentir fortement l’allure. Pendant une bonne demi-heure, nous avançâmes dans un paysage vide, jusqu’à un hameau où des mendiants se mirent à accompagner notre voiture. Leurs yeux fixaient le visage de la Prof, qui me commentait ses derniers cours avec un enthousiasme forcé.

Nous longions désormais des champs cultivés, sans doute d’arachide, et d’autres gens se joignaient à notre escorte de mendiants : des paysans locaux, vêtus de toile écrue, allant pieds nus ou en sandales légères, et tous avec le même regard scrutateur. Une petite foule entourait notre véhicule, le suivait et le précédait, forçant le cocher à ralentir.

Arrivant à un nouveau croisement, il s’arrêta pour qu’on le laisse tourner à droite, mais ce côté était complètement bloqué par l’attroupement, de même que la route devant nous. Un homme vêtu de blanc, la mine sévère, nous désigna le chemin de gauche. S’ensuivit une discussion virulente en Wihila où notre chauffeur exprima tout son mécontentement. En guise de réponse, l’autre homme secoua la tête et indiqua à nouveau le chemin de gauche. Les imprécations du cocher se mêlaient de perplexité, et la Prof cessa de me parler de linguistique pour observer la scène. Soudain elle sursauta et me serra le bras, mais quand je voulus voir ce qui l’avait surprise elle secoua la tête. Elle semblait avoir pâli. La foule semblait continuer de grossir, sans que l’on puisse voir d’où arrivaient tous ces gens aux visages fermés.

Puis la foule s’écarta, un peu comme la mer Rouge devant Moïse ; le prophète du moment était un homme âgé, vêtu à la mode traditionnelle d’un blanc immaculé. Ceux qui l’accompagnaient portaient le même habit, mais je leur trouvai une carrure remarquable, et leurs bras épais ne semblaient pas faits pour la couture. Ils s’arrêtèrent face à notre attelage, et deux costauds attrapèrent la bride des chevaux. Le vieil homme s’exprima en Wihila ; sa voix assurée en marquait clairement les accents et les modulations, comme quelqu’un qui a l’habitude de de parler en public.

Celui qui nous avait fait signe de tourner à gauche s’avança et traduisit :

— Le seigneur Am’d vous invite à prendre le thé chez lui. Veuillez me suivre.

Le cocher se tourna vers nous, interrogateur, et Élise répondit d’une voix un peu plus aiguë qu’à l’ordinaire :

— Soit. Dites-lui que nous acceptons son invitation.

L’homme eut un petit sourire, sûrement parce que nous n’avions pas vraiment le choix, et il traduisit à l’intention du vieil homme. Ce dernier tourna les talons et repartit sur la route du milieu, accompagné par ses suivants en blanc et par la foule de paysans. Leurs tuniques formaient une marée claire dans le soir. Nous avançâmes au pas majestueux du vieil homme, dont je ne doutais pas qu’il fut Am’d lui-même – le nom d’un caractère, si j’avais bonne mémoire.

Pour entrer chez lui, nous dûmes passer un poste de garde qui ouvrait l’accès à travers une haute palissade, tenu par des hommes en blanc armés de coutelas recourbés qu’ils portaient bien en évidence à la ceinture. Tout cela évoquait plus un fort qu’une résidence aristocratique. À l’intérieur de l’enceinte, des bâtiments dans le style classique de l’île, mais aussi des attelages, des sortes d’entrepôts, et encore d’autres gens en blanc qui s’affairaient.

On nous fit entrer dans un salon aux dimensions monumentales, dont l’espace était divisé par cinq grands piliers qui avaient dû être des arbres géants. Nous nous assîmes à une longue table, face au vieil homme. Autour de la table, jambes écartées et mains croisées dans le dos, un cercle de costauds ; ils portaient des foulards autour du cou, seule pièce de tissu à ne pas être intégralement blanche. On nous servit un thé noir très fort, dont chaque gorgée me laissait la bouche râpeuse. Le vieil homme but avec nous, puis nous parla dans la langue de l’île, et un de ses serviteurs fit l’interprète.

— Le seigneur Am’d désapprouve votre intérêt pour notre langue. Il voudrait savoir quel projet vous préparez, et quel profit vous comptez en tirer sur le dos des gens de Kalé.
— Il s’agit d’un simple échange de savoir, répondit la Prof. Nous apprenons le Wihila et son écriture, et partageons nos propres livres et nos connaissances.
— Les Européens ne débarquent jamais pour discuter de la pluie et du beau temps. Ils cherchent des richesses, et notre culture est la plus grande d’entre elles.
— Depuis toujours les peuples qui se rencontrent pratiquent l’échange culturel, et pour autant aucun d’entre eux n’en sort plus pauvre qu’avant. N’est-ce pas de cette façon que la langue et la culture de Kalé sont nées ?
— Le seigneur Am’d affirme que l’échange entre égaux est possible. Mais quand l’une des deux parties est trop forte, l’autre finit par adopter toutes ses coutumes et par oublier qui elle est.
— Nous n’avons pas l’intention d’imposer nos normes culturelles (à ces mots je vis les sourcils de l’interprète se froncer sous l’effort), juste de mieux connaître votre langue et vos écrits.
— Le seigneur Am’d vous ordonne de cesser cette étude. Elle ne mènera à rien de bon.

Pendant cet échange, j’observais les hommes autour de nous et me demandai si leurs poignards recourbés servaient juste de décoration. Cependant la Prof ne s’en laissait pas conter.

— De quelle autorité me donnez-vous des ordres, monsieur Am’d ? Êtes vous un représentant du gouvernement ? Je suis venue ici sur la recommandation du doyen de l’université de Port George, qui est placé sous l’autorité du Bey de Kalé…
— Le Bey ne se mêle pas de ce qui se passe dans l’intérieur de l’île. Vous devriez en faire de même.
— Et si je refuse ?
— Le seigneur Am’d vous rappelle que cette île est volcanique. De temps à autre, le sol s’ouvre et le feu de la terre détruit tout. Les habitants aussi connaissent des éruptions, et les étrangers ne devraient pas s’approcher du cratère.
— Vous ne pourriez pas être plus clair ?

Le vieil homme se leva, fit un geste sec à l’intention de ses serviteurs assemblés et sortit sans un salut. Son traducteur reprit :

— Il est temps pour vous de partir.

Dans un silence pesant, nous retournâmes dans la cour où le cocher était resté sous bonne garde. Notre voiture sortit de la résidence de Am’d entre deux haies de gardes en blanc, hiératiques et hostiles.

La nuit tomba pendant que nous faisions route vers Port-George, notre cocher alluma des lampes et poursuivit sans ralentir. La Prof gardait les lèvres serrées. Finalement, alors que nous apercevions enfin le scintillement de la mer sous le clair de lune, elle fit remarquer :

— Seules les grandes maisons de Kalé ont leur lettre attitrée. Savez-vous ce que signifie « Am’d » ?
— Je n’ai pas encore atteint cette page du dictionnaire…
— Cela veut dire « concentrer », ou « fortifier ». Bien sûr, cette lettre était peinte au fronton de la résidence. Je suis sûre qu’elle figurait aussi sur leurs foulards qui ressemblaient tant à des masques…
— Qu’allez-vous faire ? Ils ont l’air plutôt fâchés après nous.
— J’en parlerai au seigneur Dil. Puisqu’il nous a invités, à lui de s’assurer que ses collègues ne nous causent pas d’ennuis.

Je n’étais pas rassuré par cette réponse.

– À suivre

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