En peu de temps, je devins un spécialiste du thé. Mes pas me portaient régulièrement vers la médina, surtout en début d’après-midi quand le marchand de thé faisait la sieste. La jeune vendeuse me recevait et m’expliquait les nuances entre les essences, les modes de séchage, les sélections et les types de feuilles. J’écoutais, fasciné, puis je repartais avec sous le bras un nouveau sac de thé d’une livre, orné du même signe tracé à l’encre noire, et rempli de feuilles qui n’en sortiraient peut-être jamais. Je les empilais dans un coin de ma chambre, et le parfum qui en émanait m’était plus agréable que son goût.
Elle s’appelait Shalba, tenait la boutique de son père quand il était absent, et le reste du temps étudiait les lettres dans une école dans l’intérieur de l'île. Je ne comprenais pas très bien la nature de son érudition, mais souvent pour illustrer ses anecdotes sur le monde envoûtant du thé, elle citait des poèmes ou des aphorismes dont la beauté étrange me charmait. De mon côté, je lui racontais des anecdotes de la vie à Paris qui l’amusaient ou l’étonnaient ; je prenais soin de ne lui en dévoiler que les aspects les plus présentables. Elle ne s’en laissait guère conter, et me taquinait sur ma ville de conte de fée ou les rues étaient toujours propres, les passants bien habillés et les commerçants honnêtes.
Je ne pensais plus du tout à Victoire.
De temps à autre, quand une course pour le compte de la Prof m’amenait dans la médina, je faisais un détour juste pour passer devant la fenêtre de la boutique et lui glisser un regard, un salut ou un simple sourire. Je connaissais désormais les ruelles comme ma poche, à part certains endroits moins engageants où mes chemises amidonnées et mes mocassins de marque attiraient trop l’attention. J’avais déjà eu la sensation qu’on me suivait, sans arriver à le vérifier ; je ne doutais pas que dans certains quartiers, l’humeur contemplative des locaux ne les empêchait pas de plumer sans façon les étrangers de passage.
Chaque soir, je retrouvais la Prof à la table de l’hôtel Saint George, pour ingurgiter un des pensums du cuisinier anglais. Elle m’informait de ses dernières découvertes, et je l’écoutais en feignant l’attention. Après plusieurs jours de formation chez monsieur Dil, il l’avait autorisée à emprunter des ouvrages, qu’elle disséquait pendant des heures dans sa chambre. J’avais compris que Dil appartenait à un groupe de notables qui conservaient les écrits de Kalé pour l’usage du reste de la population. J’aurais sans doute dû m’y intéresser aussi, mais depuis longtemps la Prof avait renoncé à faire de moi un vrai assistant de recherches.
Un soir que je rentrais du marché, un sac de thé sous le bras et le sourire aux lèvres, elle me tomba dessus, échevelée et hors d’haleine.
— C’est incroyable ! Cyprien, venez tout de suite.
Je n’avais pas le choix ; j’entrai dans l’antre de la Prof, la chambre d’hôtel qu’elle avait transformée en quelques semaines en une véritable caverne d’Ali-Baba pour rat de bibliothèque. Carnets, dictionnaires, cartes et manuels jonchaient le sol et remplissaient les étagères. La table de nuit était devenue un écritoire miniature ; sur le petit bureau face à la fenêtre, une pile de livres anciens tirée au cordeau côtoyait des feuilles volantes couvertes d’une écriture énergique que j’avais appris à craindre quand elle apparaissait sur mes copies.
— Regardez cela !
Elle me montra un livre ouvert en son milieu. Les pages étaient couvertes des signes carrés de l’écriture du Wihila, des versions simplifiées (ou « cursives ») des glyphes élaborés que l’on trouvait dans les lieux publics ; ils formaient un enchainement de pattes de mouches qui m’évoquaient aussi peu de choses que les hiéroglyphes du musée du Louvre. Me voyant hésiter, elle pointa du doigt un mot:
— Mais enfin, appliquez-vous Cyprien ! La troisième lettre, là !
— Elle… a été raturée ?
— Presque ! Ce caractère a été gratté et réinscrit. Avec une lame de rasoir, comme le faisait la censure en France il y a quelques décennies, mais ils supprimaient des mots ou des phrases entiers. Ici, on a juste remplacé un signe par un autre. Et ce n’est pas tout !
Je courbai l’échine et attendis, feignant l’intérêt. Elle poursuivit avec satisfaction :
— Le même caractère dans le même mot a été remplacé, partout dans le livre. Il y a beaucoup d’autres cas ! Parfois les signes sont grattés, parfois on a utilisé un agent chimique, sûrement un acide qui a laissé une marque plus claire sur le papier. Tous ces livres ont été retouchés avec un soin maniaque, c’est un véritable travail de fourmi !
— Mais pourquoi faire ? Est-ce qu’il trouvaient les caractères mal tracés ?
— Ah, Cyprien, vous avez su garder en vous un enfant innocent. Je pense qu’une décision a été prise de changer l’écriture d’un mot ou de plusieurs, et qu’elle a été appliquée de manière obsessionnelle dans tous les ouvrages disponibles. Je n’ai aucune idée du caractère qui a été effacé ; peut-être un signe dont l’usage s’est perdu ?
— Une réforme de l’orthographe en quelque sorte…
— Une, ou plusieurs ! Vous voyez, les livres que me prête monsieur Dil sont tous datés, et j’ai pu relever à partir de quelle époque le signe n’avait plus besoin d’être corrigé – après une certaine date, tous les livres avaient l’orthographe correcte dès leur production, alors que tous ceux qui les précèdent ont été retouchés. Cela me suggère que le mot « Makhna », ainsi que plusieurs autres, a été réformé il y a environ deux siècles et demi. Mais d’autres mots ont été modifiés à des dates plus anciennes, et d’autres plus récemment, il y a environ soixante ans. Vous comprenez ? Il n’y a pas eu une réforme unique de la graphie, mais plusieurs changements, très précis, tout au long de l’histoire.
— Peut-être que l’intérêt des locaux pour la poésie les pousse à remanier leur écriture pour la rendre plus esthétique ?
— Peut-être… Ou bien ont-il voulu changer la prononciation même du mot, dans une recherche d’euphonie ? A moins que le caractère en question n’ait du être banni de tous les livres pour une raison plus pressante... Est-ce la lettre, la syllabe ou le mot qui a été supprimé ? Cela soulève des questions passionnantes, mon petit Cyprien. Qui décide de ces changements, et qui les exécute aussi minutieusement ? Quelle raison motive ces ajustements ? À quoi ressemblaient ces signes effacés, avant qu’ils ne soient réécrits ?
Elle me regarda, changea d’expression et conclut :
— Vous avez raison, il est l’heure d’aller manger.
— Je n’avais rien dit !
Elle leva les yeux au ciel et me fit sortir manu militari de sa tanière. Le boeuf bouilli n’attend pas.
– À suivre