Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Signes Dans le Sable (6)

Le premier pique-nique fut suivi d’un deuxième plus loin de la ville ; on s'embrassa dans l’herbe, et pendant plusieurs jours je ne me souciai guère de linguistique. Quand je ne me promenais pas avec Shalba, entre deux passages à la boutique, je passais le plus clair de mon temps à penser à elle. Le souvenir de ses bras autour de mon cou, de ses lèvres sur les miennes, emplissait mon esprit d’une buée teintée de rose. Je dînais avec la Prof sans prêter attention à ses dissertations et ses problèmes de glyphes manquants, impatient de revenir dans le rêve éveillé où je retrouvais ma belle vendeuse de thé.

Nous quittions la ville poussiéreuse pour marcher en bord de mer, sur les falaises et le long des plages. Je la flattais outrageusement, elle se moquait de moi, je lui racontais des histoires invraisemblables sur la vie à Paris et elle récitait des vers en Wihila. Il m’arrivait de lui poser des questions sur sa langue et son écriture, pris d'une vague culpabilité vis-à-vis de la Prof. Shalba répondait parfois, mais souvent elle esquivait d’un éclat de rire ou d’une énigme pittoresque, comme si une pudeur mystérieuse lui interdisait de me répondre.

Un soir, devant une vieille porte de la ville monumentale en pierre où je lui souhaitais bonne nuit avant de se séparer, elle me demanda :

— Connais-tu la coutume de la fenêtre ?
— Ça me dit quelque chose…
— Je m’en doutais, fit-elle avec un sourire entendu. Je dois rentrer demain à Famadé, mais dans deux jours mes parents seront en visite à Port-George. Notre demeure de famille sera tranquille pour un moment. Veux-tu m’y rejoindre ?

Je ne demandais que cela, et elle me donna des instructions détaillées. Le plus compliqué pour moi était le moyen de transport : la Prof n’avait pas prévu de visite chez Dil dans la semaine qui venait, et je ne pouvais pas accaparer la voiture de l’hôtel sans donner d’explications. Shalba m’expliqua où trouver des cultivateurs qui pourraient me prendre dans leur carriole en échange d'une pièce ou deux.

Les deux jours suivants passèrent entre rêveries langoureuses et préparatifs. J’avais même trouvé une excuse pour abandonner la Prof, prétextant une invitation chez des voisins de Dil. Le cultivateur m’attendait en milieu d’après-midi dans le quartier du marché, un terrain vague jonché de légumes abîmés et de bouses de vache. L’attelage de boeufs avançait moins vite que la voiture de l’hôtel, et son allure me semblait insupportable, mais heureusement nous faisions la route à la fraiche. Je m’étais habillé à la mode locale, mais n’avais pas l’impression de passer inaperçu. Peu m’importait, en réalité.

Je descendis dans le centre de Famadé, et parcourus les rues qui se vidaient pour suivre les indications que m’avait données Shalba jusqu’à sa maison. L’imposante bâtisse portait à son fronton le signe « Tcha » , mais on n’y trouvait aucun sac de thé – ici le caractère désignait simplement une famille. Le perron d’entrée menait à un portail fermé, mais en contournant le bâtiment par l’arrière je vis une chandelle briller à une fenêtre du premier étage. La lune s’était levée, et dans sa clarté bleutée je trouvai les prises et les points d’appui qui me permettraient d’atteindre mon objectif. Comme promis, l'ascension n'avait rien d'impossible.

Je me donnai du mal pour ne faire aucun bruit en grimpant, et arrivai en haut un peu essoufflé, et plus en sueur que je ne l’aurais souhaité – la touche d’eau de toilette appliquée avant de partir n’était plus que souvenir. Je toquai doucement au panneau de bois ajouré, et mon amie entrouvrit le battant, vêtue d'une élégante robe d'intérieur. Soudain j’avais l’impression de m’adresser à une aristocrate. Elle me toisa d’un oeil mi-moqueur, mi-sévère, et demanda :

— Que voulez-vous donc, monsieur, qui vous présentez à ma fenêtre à une heure si tardive ?
— Je viens admirer votre beauté ; on la célèbre dans tous les magasins de thé de Port-George.
— Vraiment ? Seriez-vous un flatteur ? Mes parents m’ont dit de ne pas m’en laisser conter par les hommes.
— Absolument pas ! Mes intentions sont nobles.

Elle m’évalua en silence, puis sourit malicieusement.

— Vous semblez digne de confiance. Entrez donc, monsieur. Venez participer à l’appréciation sereine du moment.
— Dois-je comprendre que nous allons boire le thé ?

Shalba rit. À peine avais-je posé les pieds dans sa chambre qu’elle était sur moi. Nous apprîmes à nous connaitre, elle m’accueillit avec fougue et tendresse, et la lune à la fenêtre fut le seul témoin de nos explorations. Parfois, alors que nous nous reposions dans les bras l’un de l’autre, je me pinçais pour me persuader que tout était réel.

Plus tard, je somnolais contre elle, bienheureux et repu d’amour, quand j’entendis une rumeur venir de la ville, portée par le vent tiède de la nuit. Des cris, presque des chants, quelques détonations, et l’odeur du feu. Shalba s’éveilla en sursaut, et je lus dans ses yeux une inquiétude qui m’assombrit le coeur.

Nous nous levâmes d’un même mouvement ; la fenêtre de la chambre donnait sur un arrière-cour, mais Shalba m’emmena dans une autre pièce dont le balcon offrait une meilleure vue sur les quartiers de Famadé. La ville tout entière semblait en proie à une émeute, et dans le lointain on voyait brûler des toits en bois. Les cris s’étaient faits plus distincts, mais je ne comprenais pas ce qu’ils disaient en Wihila.

Puis un groupe passa sur la petite place en contrebas de notre point d’observation. Des hommes vêtus de blanc, dont certains brandissaient des torches et d’autres des armes blanches, couteaux, machettes et piques. Je fus frappé par la manière dont ils avaient masqué leurs visages : des pièces de tissu blanc enroulées autour de la tête, ouvertes aux yeux et à la bouche. Couvrant tout l’emplacement du visage, un caractère était dessiné d’un trait noir, épais, le même à chaque fois.

Il tiraient derrière eux trois personnes aux mains attachées, qui marchaient d’un pas lourd, tête baissée. Je vis des tâches sombres sur leurs vêtements clairs et compris qu’ils avaient été battus.

— Le Rahal ! s’exclama Shalba d’une voix étouffée.
— Quoi ?

Shalba me tira en arrière à l’intérieur de la maison, avec une vigueur qui me surprit.

— Tu ne peux pas rester ici, tu seras en danger. déclara-t-elle gravement. Il va y avoir des troubles, et un étranger sera mal vu.
— De quoi s’agit-il ?
— C’est… une sorte d’épuration, je ne peux pas mieux te l’expliquer. Tu cours déjà assez de risques comme cela, il faut que tu partes à Port-Georges avant le lever du soleil.
— Penses-tu vraiment que ça soit la meilleure solution ? Les rues sont pleines d’hommes armés !
— Nous attendrons le moment propice. Le Rahal va se continuer demain et les jours qui suivent, tu ne seras à l’abri nulle part ici. Je t’en prie, tu dois sauver ta vie.
— Et toi, comment te sauveras-tu ? Partons ensemble !
— Ne t’en fais pas pour moi. Ma famille a fait des choix prudents, et j’ai lu le caractère sur les masques. Nous ne serons pas inquiétés.
— Ce caractère… C’est « Am’d », n’est-ce pas ?
— Je t’en prie… Oui. Mais ne m’en demande pas plus.

L’attente fut longue, mais finalement les cris cessèrent enfin. L’horizon s’était à peine éclairci quand Shalba me guida dans les rues obscures, par des chemins détournés. Ses doigts serraient ma main sans douceur. Nous passâmes dans une rue à l’allure familière, et je vis que la plus grande maison flambait encore.

— La maison Dil ? Ils l’ont brûlée ? chuchotai-je.
— Ne dis plus ce nom. Viens.

Arrivés à la sortie de la ville, elle m’indiqua la route qui partait vers la côte :

— Je ne peux pas t’accompagner plus loin. Tu sauras rentrer à Port-George ?
— Je m’en sortirai, dis-je en forçant un peu la confiance en moi.

Elle déposa un baiser sur mes lèvres, me pressa le bras et disparut dans la nuit. Je me mis en marche sur la route de terre ; l’obscurité dissimulait nids de poule et accidents du terrain. Pourtant je pressai le pas, impatient de quitter le lieux et de profiter des heures les moins chaudes. La route s’annonçait longue.

– À suivre

Signes Dans le Sable (7 et fin)

Signes Dans le Sable (5)