En attendant le départ de notre bateau, j'étais allé tuer le temps sur la plage de Dalab. Les entrepôts avaient mangé le petit port de pêche, mais il restait encore quelques bandes de sable, des rochers couverts de coquillages et du côté du large, un horizon calme et serein, les cris de quelques oiseaux de mer qui se détachaient du bruit des docks. Pantalons retroussés, mocassins déchaussés et mis au sec, je savourais le gratouillis des grains de sable sur la plante de mes pieds, comme s’il pouvait m’aider à mettre de l'ordre dans mes pensées, ou au moins à trouver un sens aux derniers événements.
Dix jours plus tôt, j’entrais dans le hall de l’hôtel Saint George, en sueur et hagard, épuisé par mon errance sur les chemins de l’île et l’esprit en pleine confusion. Sans prêter attention aux regards étonnés du personnel, je montai droit à ma chambre et m'endormis tout habillé sur mon lit. Mes rêves d’hommes masqués, d’amour et de terreur furent interrompus par des coups frappés à ma porte - l'heure du sempiternel dîner était arrivée.
Je commençai par boire le contenu d'une carafe d'eau, et en attaquai une autre tant ma soif était dévorante, ce qui provoqua un lever de sourcils chez la Prof. Seulement alors trouvai-je le courage et le souffle de lui raconter mon aventure. Pour protéger l'honneur de Shalba, je passai sous silence certains détails ; de toute façon la Prof s'intéressa à peine à mon histoire d’invitation à diner chez des marchands de thé.
Quand mon récit arriva au Rahal, ses yeux s’écarquillèrent, et pour la première fois de ma vie j’eus droit à son attention entière. Elle me fit décrire plusieurs fois le glyphe tracé sur leurs cagoules, et jura entre ses dents qu’elle en était sûre. Quand j'en arrivai à l’incendie de la maison Dil, elle étouffa un cri qui fit se retourner le placide serveur de l'hôtel. Peut-être la disparition des livres la choquait-elle plus que le sort du maitre de maison lui-même.
Dans les jours qui suivirent notre liberté d'action se trouva singulièrement réduite, et il nous fut impossible de retourner dans l’intérieur de l’île pour savoir ce qu'il était advenu de notre ami. À croire le gérant de l'hôtel, les chevaux étaient malades, et d'ailleurs plus personne ne prenait la route de l'intérieur à cause de « problèmes sur les routes ».
Puis nous reçûmes la visite de deux hommes venus de Famadé, qui se présentèrent comme des envoyés de la famille Dil. Ils nous réclamèrent, au nom du seigneur mort dans un incendie accidentel, les livres qu'il avait prêtés à madame Deheuvens, dont ils avaient la liste exacte. Elle les restitua après leur avoir demandé de confirmer leur identité de multiples manières, d'un ton soupçonneux. Quand ils furent partis, elle remarqua : « C’est étrange. Aucun d’entre eux n'a prononcé le mot "Dil"... Ils ont continuellement utilisé des périphrases. »
Il était devenu difficile d'obtenir une entrevue avec qui que ce soit ; même le souriant doyen de l'université nous fit part de ses regrets « en raison d'une situation personnelle compliquée ». Nous passâmes plusieurs journées à multiplier les démarches et les rendez-vous, et Élise se mit à craindre pour la poursuite de ses recherches.
Je réussis enfin à échapper à la Prof, le temps de me rendre dans la Médina, un après-midi étouffant où même marcher dans l'ombre était pénible. Shalba servait à la boutique de thé, comme d'habitude, mais elle me regarda à peine quand je lui fis signe par la fenêtre. J'attendis le départ des clients pour lui parler en tête à tête, mais elle ne donna à mes questions que des réponses brèves, avec indifférence. Comme je la pressais, elle finit par lâcher : « Cyprien, les choses ont changé ici, et cela nous concerne aussi... Il vaut mieux oublier ce qui s'est passé."
Je ne reconnaissais plus la jeune femme joueuse qui m’avait accueilli à sa fenêtre quelques jours auparavant. A court de mots, je repartis sans réponse à mes questions. Plus tard le même jour, la Prof m'annonça qu'elles avait décidé de rentrer en France par le prochain bateau, j'acquiesçai en silence, avec l'enthousiasme d'un condamné aux galères. Je n'avais pas envie de rentrer à Paris, mais à quoi bon rester à Kalé ?
Je m’assis sur une pierre couverte d’algues séchées et avec un morceau de bois flotté, je traçai dans le sable la forme compliquée du signe "Dil". D'après la Prof, il allait prochainement disparaître de tous les ouvrages en Wihila, si ce n'était pas déjà fait. En écoutant les conversations des habitants de l'île, elle avait déjà noté la transformation de certains mots d’où on avait supprimé cette lettre. Je lançai un regard circulaire ; peut-être que le seigneur Am'd se cachait derrière un cocotier, prêt à me brûler sur place pour avoir dessiné un caractère interdit.
Une vague plus forte que les autres vint mouiller mes pieds nus. L'eau était tiède, et je savourai cette caresse typique des mers du sud. Baissant les yeux, je vis que la vague qui se retirait avait effacé le tracé maladroit de mon glyphe, laissant derrière elle un très léger relief, à peine une ombre qui fut aplanie par la vague suivante, laissant le sable vierge de toute écriture. Ce signe n'avait jamais existé.
Je me levai et retournai à pas lents vers la ville, l'hôtel et nos bagages. J’avais encore des valises à refermer et à empiler, des pourboires à donner – il ne restait pas grand-chose de l'allocation fournie par mes parents pour couvrir mes dépenses.
Je léguai tout mon thé à l'hôtel, le goût m'en était passé. Puis nous embarquâmes dans l’indifférence générale, laissant sur le quai le porteur de l’hôtel qui déjà retournait à ses tâches quotidiennes.
En regardant l'Île aux Épices s'éloigner depuis le pont du navire, la Prof et moi partagions une même morosité, bien les raisons en soient différentes.
— Je sais ce qui s'est passé, Cyprien.
— Quoi donc ?
— Leurs différends politiques prennent toujours une tournure philosophique, et donc linguistique. C'est pourquoi les vainqueurs bannissent l'idée même qu'ils ont combattue, et par extension, le signe et la syllabe correspondants. Le Rahal dont vous m'avez parlé consiste ni plus ni moins qu'en une ablation sémantique.
— Mais s'ils ont banni le terme "Dil", comment feront-ils désormais pour désigner les fenêtres ?
— Leur langue est riche, ils ne manquent pas de signes ni de sons de substitution. Par contre, il ne sera plus permis d'évoquer cette ouverture, ce "moment de frivolité tendre" comme disait Dil Saleh al Dil, où les habitants de Kalé étaient prêts à flirter avec l'occident.
Je hochai la tête, pensif :
— Vous avez sûrement raison, prof, ça expliquerait tout. Mais... Même si le glyphe a disparu, pensez-vous que l'idée pourrait renaître ?
— Je ne sais pas. Leur culture fait penser à un champ de bataille où les idées s’affrontent par familles interposées. Les vaincues sont traités comme des hérésies, elles sont éliminées les unes après les autres, jusqu’à la victoire finale d’une seule ; la fin de toute pensée, de tout langage.
— C’est horrible !
— Horrible et fascinant à la fois… À moins que les idées ne meurent jamais complètement. Peut-être que que d'ici quelques générations, d'autres meneurs se lèveront et reprendront le flambeau de Dil l’hérésiarque, sous une autre forme.
— Des générations…
L’île disparaissait à l’horizon, et les événements des dernières semaines commençaient à me sembler irréels. Mes pensées se tournèrent vers Paris où notre bateau nous emmenait, propulsé par un panache de fumée noire.
Peut-être avais-je manqué à Victoire.