Le thé du marché s’avéra de bonne facture, du moins pour ceux qui aiment les infusions. Pour ma part j’avais toujours préféré le café, en terrasse d’un troquet ou dans une salle enfumée peuplée d’étudiantes parisiennes. Nous le goûtâmes avec application, et la Prof donna tout un spectacle de réminiscences et de grognements d’appréciation. Elle fit aussi allusion à une certaine Madeleine, dont le nom de famille à particule ne me disait rien. Pour ma part je le trouvai trop épicé, et le parfum qui s’élevait de la tasse me rappela l’odeur de la boutique, dans la Médina. J’y retournai le lendemain mais c’était le patron qui servait, un gros moustachu peu souriant.
Le doyen nous avait recommandé un certain monsieur Dil Sal’eh al Dil, « un homme occupé, mais qui pourra faire beaucoup pour vous ». Il habitait à Famadé, la principale ville de l’intérieur, à une demi-journée de route de Port-George. La Prof échangea avec lui quelques messages et il accepta de nous recevoir quelques jours plus tard, pendant lesquels nous rencontrâmes d’autres universitaires et le recteur de la mosquée, mais sans grande découverte.
Le jour du rendez vous avec monsieur Dil arriva. Nous montâmes dans une voiture à deux chevaux conduite par un serviteur de l’Hôtel Saint George, qui nous emmena sur une route en lacets qui serpentait, bien au-dessus du port dont nous pouvions admirer le plan en damier comme sur une carte à grande échelle. L’air se rafraîchit, la végétation se fit luxuriante, et je compris que les rues de Port-George ne nous avaient pas appris grand-chose sur l’île de Kalé.
La région de l’intérieur était peuplée de gens au teint plus sombre que ceux de la côte, qui me rappelèrent certains marchands vus dans le Souk. Beaucoup marquaient leurs enseignes des glyphes locaux, formés élaborées que j’oubliais à peine dépassées. Nous traversâmes des villages où l’on cultivait le riz, les dattiers ou d’autres plantes que je ne connaissais pas ; des bosquets si denses que parfois l’on aurait cru se trouver dans une grotte ; et un maquis sec et écrasé de soleil, où seuls poussaient des arbustes aux épines empoisonnées. Quand nous arrivâmes à Famadé, il me semblait que nous avions changé d’île.
La bourgade s’étalait au centre d’une large vallée bordée de part et d’autre par des coteaux abrupts, couverts d’une végétation touffue. D’un bord à l’autre de cette vallée, tout l’espace était occupé par de grands champs carrés où poussaient les cultures habituelles de l’île, dans un schéma plus régulier et plus ample que ce que nous avions vu jusque-là. Dans les rues larges et poussiéreuses, nous croisâmes des paysans pieds nus, des charrettes et des ânes chargés d’énormes sacs.
La demeure de Dil Sal’eh al Dil était une bâtisse en bois sombre et au toit pendu, appuyée sur de puissantes colonnes, sûrement des troncs d’arbres tropicaux élagués, qui servaient aussi de pilotis. Un serviteur en tenue traditionnelle nous attendait en haut du perron, sous un fronton orné d’un glyphe inconnu – encore un. Il nous introduisit dans le salon où nous trouvâmes le maître des lieux. La pièce semblait sombre après le soleil aveuglant de l’extérieur, éclairée par quelques hautes fenêtres abritées, mais j’y distinguai des statuettes et des masques, une décoration sobre et dans le fond, un bureau et une lampe à l’occidentale. Une légère odeur d’herbe coupée et de résine flottait dans l’air.
« Le seigneur Dil », comme l’appelait son loufiat, était un homme dans la force de l’âge, aux avant-bras musclés, au cou épais ; ses traits fortement marqués, son nez busqué et sa bouche incurvée vers le bas semblaient faits pour exprimer une colère saturnienne, et je pris en pitié les pauvres diables qui travaillaient pour lui. Il avait le teint très sombre.
Puis il se leva, nous sourit, et d’une voix chaleureuse nous souhaita la bienvenue. Il nous fit servir du thé, bien plus corsé que celui que je connaissais, s’enquit de notre voyage avec sollicitude, et devint l’incarnation de l’hôte parfait. Puis il en vint à l’objet de notre visite.
— Ainsi, vous voulez en savoir plus sur le Wihila.
— Oui, en en particulier sur la façon locale de l’écrire, répondit la Prof.
— Vous avez raison. C’est un sujet très intéressant, et il vous apprendra beaucoup de choses sur la manière dont les gens de Kalé voient le monde, et se voient eux-mêmes. Mais d’abord, je dois savoir ce qui motive votre intérêt pour notre petite île.
Ses yeux fixaient la Prof d’un regard perçant. Je notai qu’il portait une chemise blanche à l’occidentale, mais autour des reins une sorte de robe droite à la manière asiatique qui tombait jusqu’à ses chevilles, dans un tissu brun frangé de motifs blancs.
Élise Deheuvens répondit avec candeur :
— C’est un souvenir, un mystère d’enfance en quelque sorte, que je souhaite élucider maintenant que mes études m’ont doté des outils nécessaires à l’étude des langues. J’ai vécu dans cette île, autrefois.
— Kalé est un lieu bien attachant… Ceux qui y ont résidé, même une seule fois, ressentent le besoin irrésistible d’y revenir.
— J’habitais à Dalab, près de Port-George. Un charmant petit port de pêche, mais aujourd’hui c’est devenu une annexe des docks.
— Hélas, la modernité et le commerce dictent leur loi à nos côtes ! Mais la principale richesse de Kalé ne se voit pas depuis le pont d’un bateau.
— Les cultures semblent prospères…
— Ha ! Vous trouverez les mêmes partout dans l’océan indien. Notre trésor, madame, est culturel. Une personne de votre éducation s’en sera certainement rendue compte.
— Vous voulez parler de votre patrimoine littéraire ? Je connais la renommée de vos philosophes…
— Bien sûr ! Cela ne se limite pas à la philosophie. Notre civilisation, malgré toutes ses aptitudes pratiques, est sans cesse appelée à la rêverie, à la spéculation, à la contemplation. Peut-être à cause du vent du Sud qui souffle quand l’envie lui en prend, et nous fait entrer des idées étranges dans les oreilles ; ou peut-être à cause des idées fixes de nos ancêtres, les premiers fondateurs de l’île, qui en guise de festivités pratiquaient des joutes oratoires pouvant durer plusieurs jours… Nous sommes un peuple de penseurs, de poètes, de chanteurs.
— Mais contrairement à vos ancêtres, aujourd’hui vous consignez vos exploits par écrit.
— Pour le meilleur ou pour le pire, nous avons renoncé à l’éphémère beauté du mot lancé dans la nuit et qui jamais ne sera redit à l’identique. Oui, nous écrivons, à notre manière, et certaines familles sont devenues dépositaires de ce trésor national. Des mots accumulés, des livres que nous empilons, année après année, comme les cernes d’un arbre qui grandit.
— Toujours en Wihila ? Ces ouvrages ont-ils déjà été traduits ?
— Dans une autre langue, nos écrits perdraient leur vitalité. Il faut parler le Wihila, et le lire, pour apprécier leur beauté.
— Je souhaiterais…
— … apprendre notre langue et notre écriture, c’est bien cela ?
— Précisément, lâcha la Prof, décontenancée. Elle n’avait guère l’habitude d’être interrompue.
— Jusqu’ici, ce privilège n’a été accordé à aucun étranger. On trouve bien à Port-George des métis qui parlent le Wihila, et il est facile de reconnaitre les caractères qui nous servent de marques et d’enseignes, mais personne d’autre que nous n’est capable de lire nos livres. Pourquoi devrais-vous accorder ce privilège ? Que m’offririez-vous en échange ?
La Prof cherchait ses mots, visiblement à court d’idée. J’intervins, sur une impulsion :
— Le professeur Deheuvens pourrait faire connaitre votre culture en Europe. Grâce à son prestige, si elle écrit une étude, une grammaire ou un ouvrage de philologie sur le Wihila et son écriture, son livre trouvera sa place dans les bibliothèques les plus prestigieuses, sera lu et enseigné dans les universités…
— Et vous pensez que cela m’intéresse ?
A mon tour je cherchai mes mots. Le silence dura un peu, puis Dil sourit.
— Nous avons passé des siècles isolés à créer lentement notre trésor, comme une huître produit sa perle, couche après couche de nacre. Une telle merveille ne peut pas être livrée au monde à la manière d’un spécimen dans un musée. Connaissez-vous la coutume de la fenêtre ?
— Heu, non, balbutiai-je, imité par la Prof.
— Quand un jeune homme et une jeune femme d’ici commencent à se plaire, l’amoureux ne peut pas entrer chez elle, mais elle accepte de lui parler par la fenêtre de sa maison. Ainsi elle s’assure du respect des distances, et la cour reste respectueuse. Quand la jeune femme est d’humeur ardente, il arrive qu’elle laisse le prétendant entrer par la fenêtre, pour un moment de frivolité tendre, ajouta Dil avec un sourire indulgent. Mais seul un époux a le droit de rentrer par la porte.
— Comment les gens de Kalé souhaitent-ils être courtisés par les européens ? demanda la Prof , qui avait mieux compris que moi où il voulait en venir.
— Nous voulons garder le contrôle de ce qui sortira de notre île ; nous voulons votre engagement de ne divulguer que ce qui sera acceptable pour nous. En échange, je vous ouvrirai les portes de ma bibliothèque, qui est l’une des mieux remplies de toute l’île, et je vous enseignerai moi-même notre langue écrite.
— Cela me semble acceptable, mais j’aurai besoin de savoir exactement ce que je peux et ne peux pas écrire !
— Ne vous inquiétez pas, je vous l’indiquerai au fur et à mesure de votre progression.
— C’est entendu.
J’étais surpris que la prof se décide aussi vite, sur la foi d’assurances aussi vagues ; peut-être sa quête personnelle de vérité avait-elle plus d’importance que le prestige académique qu’elle pourrait en tirer ?
— Pour votre première leçon, reprit Dil, je vais vous enseigner le sens d’un symbole qui m’est cher.
Il montra le glyphe qui ornait une poutre, que nous avions déjà vu au fronton de sa maison.
— Ce signe désigne la fenêtre, à la fois l’objet et l’idée. On le prononce « Dil ». Ce n’est pas un hasard ; ce caractère est devenu le nôtre. À moins que ce ne soit le contraire…
– À suivre