Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Signes Dans Le Sable (2)

Le doyen de l’université nous reçut dans son bureau qui sentait la poussière, et échangea avec la Prof des dissertations orales sur l’histoire de l’île, ses vagues de peuplement et sa culture actuelle. Il passa un temps infini à nous vanter les dons de son peuple pour la poésie et la philosophie. Quand on en vint à la langue locale, le Wihila, il eut encore beaucoup à dire sur ses fondations africaines, les influences tamoules et malgaches, et teintées d’une touche d’Urdu qui faisait ses délices. Nous en apprîmes bien plus que les maigres paragraphes trouvés dans les manuels d’histoire français et dans les encyclopédies.

Quand Élise l’interrogea sur la graphie du Wihila et fit allusion à un alphabet d’origine locale, il dut pourtant avouer son incompétence, nous expliquant que depuis des siècles, la plupart des insulaires se servaient des caractères arabes. Il nous indiqua les noms de quelques lettrés locaux que nous pouvions approcher de sa part. Puis à mon grand soulagement, le concours d’érudition se tarit.

Quand finalement, nous sortîmes de l’université, je fus presque surpris de constater que la nuit était pas encore tombée – j’avais l’impression d’avoir passé des mois dans ce bâtiment aux murs ocres, à l’entrée encadrée par les bustes d’inconnus moustachus. Nous étions juste en début d’après-midi, et l’épouvante s’empara de moi à l’idée d’une autre demi-journée du même ennui mortel.

— Mon petit Cyprien, me dit Élise du ton guindé qu’elle employait quand elle voulait paraitre bienveillante, je vais vous demander une faveur. Je sais que vous préféreriez m’assister dans mon rendez-vous de quinze heures avec le représentant du Bey de Kalé, mais il y a une chose que vous devez me trouver dès que possible.
— De quoi s’agit-il ?

Je m’attendais à de l’encre, ou un livre rare.

— Du thé.


Je foulais de mes chaussures en cuir la terre battue des ruelles de la médina, essayant d’éviter le crottin d’âne et les flaques douteuses. La chaleur de l’après-midi cuisait chaque centimètre carré de ma peau, et je sentais la sueur couler et tremper mon dos. Ma chemise était fichue.

Elle en avait de bonnes, la Prof. « Un thé vendu au poids, dans des sacs marqués de ce signe… » De temps en temps, je tirais le papier de ma poche pour me remettre en tête le tracé anguleux qui dessinait comme un petit mandala inscrit dans un carré. Les échoppes proposaient des pyramides de fruits, de grands sacs de noisettes et d’épices, des tissus aux motifs exotiques, du café même, mais je ne trouvais pas ce que je cherchais.

Les boutiquiers me hélaient, parfois dans une langue connue, parfois dans un sabir plutôt laid auquel je n’entendais rien – sans doute le fameux parler de l’île aux origines si diverses, pas de quoi s’extasier selon moi. Ils commentaient entre eux mon passage, et quand je me retournais leurs regards me suivaient encore, certains amusés, d’autres indéchiffrables. On ne voyait pas d’uniformes rouges ici. Je demandai du thé à un marchand de légumes, et il pointa du doigt un de ses voisins qui en vendait de pleins sacs – mais aucune marque n’y figurait. Je l’évaluai et de le reniflai, puis m’éloignai en affectant de mépriser cette camelote.

Je mourais d’envie de boire quelque chose de frais à l’ombre, de délacer mes chaussures quelques instants. Cette course stupide commençait à m’agacer ; tout compte fait, j’aurais encore préféré écouter deux barbons se gargariser de linguistique dans un bureau frais.

Lors de ma quête, je vis d’autres signes, glyphes tracés sur des enseignes en bois défraîchies, parfois sur des caisses de légumes. Ils avaient la même empreinte carrée, le même tracé biscornu. Je me résolus à monter à un marchand celui que m’avait griffonné la Prof. L’homme haussa les sourcils, apparemment surpris, et m’indiqua en arabe un chemin biscornu à travers la Médina, pour trouver la boutique qui vendait cette marchandise.

Bien entendu je me perdis dans le dédale, il n’y avait aucun nom de rue et aucun panneau de directions. Furieux, en sueur et couvert de poussière, j’étais déterminé à héler une charrette pour me faire déposer à l’hôtel Saint George avec la grâce d’un sac de patates, toute honte bue. Soudain je vis le glyphe, tracé à l’encre noire sur une toile qui pendait dans le vent.

Il servait d’enseigne à une échoppe dont l’entrée était encombrée de sacs d’épices. L’espace intérieur, lui, était consacré à un nombre impressionnant de variétés de thés. J’avais l’impression de me nourrir rien qu’en respirant, tant l’air était chargé de senteurs fumées, musquées, de fleurs séchées. Le commerçant avait dû s’absenter, et j’étais seul au milieu des sacs et des pots.

J’appelai avec un peu d’hésitation. Une voix lointaine me répondit, et après quelques instants la vendeuse arriva de l’arrière salle. Elle avait le type des habitants de l’île : silhouette fine, yeux noirs en amande et de longs cheveux ondulés, avec un teint plus sombre que l’ordinaire. Plus jolie que la moyenne, aussi. Je lui expliquai ce que je cherchais, et elle sourit :

— Tous les thés de notre maison portent cette marque. Le préférez-vous noir, fruité, léger ?

Pris au dépourvu, j’essayai de donner une réponse de connaisseur, mais je m’embrouillai et elle rit, d’une voix cristalline.

— C’est pour quelqu’un d’autre ? Dans ce cas je vous conseille celui-ci, il plait à tous les clients.
— Hé bien, d’accord. Mettez-m’en une livre, répondis-je de mon mieux.

Elle saisit un sac que je trouvai bien trop grand et y enfourna des pelletées de feuilles noircies et torsadées. Qu’est-ce que la Prof allait donc faire de ce poids en feuilles de thé ? Elle ne pourrait jamais en boire autant… À moins qu’elle ne compte rester sur cette île bien plus longtemps qu’elle ne me l'avait annoncé ? Quoi qu’il en soit, le glyphe ornait bien le flanc du sac, plus fluide et précis que la copie de mémoire qu’elle m’avait fournie.

Je réglai mon achat avec quelques billets crasseux changés au marché, et cherchai quelque chose à dire. Désignant le sac et son monogramme, je me lançai.

— Pourquoi affichez-vous ce signe ? fis-je d’un ton un peu trop brusque.
— C’est notre marque. Nos clients reconnaissent nos produits partout où ils les rencontrent.
— N’est-ce pas un caractère de votre écriture locale ?
— Exactement, c’est la lettre « Tcha », qui désigne le thé, mais aussi l’appréciation sereine du moment.
— Mais... Pourquoi les autres marchands de thé ne l’arborent pas ? Leur thé est-il moins propice à l'appréciation du moment ?

Elle s’esclaffa, et je souris de contentement.

— C’est aux clients de nous le dire ! Ma famille pratique ce commerce depuis très longtemps, d’une certaine façon ce caractère est devenu le nôtre. À moins que ce ne soit le contraire…

Son sourire mystérieux me donnait envie d’en savoir plus.

Une vieille femme entra à grand bruit, et demanda d’une voix rauque le thé le plus fort qu’elle avait. Comme si une musique s’était interrompue, la jeune femme se détourna de moi pour la servir. Je pris congé et ressortis dans les ruelles de la médina, suantes et poussiéreuses, avec ma livre de feuilles de thé sous le bras.

Le soir même, je dinai à l’hôtel Saint-George avec la Prof de boeuf bouilli sauce à la menthe – une abomination. Élise était d’humeur bavarde et ne cessait de disserter sur les coutumes locales et leur langue étrange ; elle me raconta intégralement son rendez-vous de l’après-midi, une entrevue administrative particulièrement barbante. Finalement n’y tenant plus, j’essayai d’orienter ce flot de paroles vers un sujet de plus d’intérêt.

— Je ne vous ai pas vue boire de thé depuis que nous sommes arrivés. Pourquoi m’avez-vous demandé d’en acheter autant ?
— Mais votre air benêt cache un esprit vif, ma parole ! Je vous en ai demandé une livre car dans mon souvenir, les sacs plus petits ne portent pas toujours la marque. Voyez-vous, j’ai déjà vécu ici…

Elle regardait dans le lointain d’un air rêveur, et je redoutai des confessions embarrassantes.

« Mon père travaillait aux affaires étrangères, et il y a de cela longtemps – je n’étais qu’une enfant. Il représentait la France à Kalé et nous habitions au consulat, une grande demeure ancienne. Je me souviens encore des moustiquaires, du parquet en bois ciré et de tous les domestiques qui faisaient vivre ce petit palais… Déjà à l’époque je pratiquais assidument les langues, même si je n’avais pas encore rencontré Ferdinand de Saussure – ce génie !
« J’ai toujours été intriguée par l’écriture locale, et l’exemple le plus saillant pour moi est le symbole qui orne les paquets de thé. Saviez-vous que ce signe, qui se nomme ‘Tcha’….

— … Désigne le thé, mais aussi l’appréciation sereine du moment ?

Elle s’interrompit, et me lança un regard où la surprise le disputait à l’ennui de voir gâcher sa révélation.

« Effectivement, c’est bien ce qu’il signifie. À la fois syllabe, lettre alphabétique et idéogramme, c’est un condensé de millénaires d’évolution linguistique ! « Et aussi, ce thé est le seul que j’aie jamais bu, on ne trouve nulle part ailleurs ce goût unique. Il me rappelle mon enfance… Le marché bigarré, les épices, le goût du thé aux heures fraiches du matin, et les glyphes mystérieux de leur langue que je n’ai jamais déchiffrée. Et les hommes masqués… »

Je relevai le nez de ma viande bouillie, avec l’impression d’avoir manqué un détour de son monologue.

— Des hommes masqués ?
— Pardon, je pensais à autre chose. Il est temps de se coucher, si nous voulons profiter d’un peu de fraicheur demain matin !

– À suivre

Signes Dans le Sable (3)

Signes Dans Le Sable (1)