Finalement, l’exotisme des pays lointains n’est qu’un leurre, me disais-je accoudé au bastingage du « Monsieur de Tourville », en regardant les portefaix décharger nos bagages sur les quais de Port-George. On s’attend à des senteurs d’épices, des habits chamarrés, des cris et des chants dans des langues inconnues, et finalement il n’y a que l’odeur de la marée et des brutes habillées comme n’importe quel ouvrier de France, qui s’interpellent en arabe ou en portugais. Notre arrivée à Kalé, la fameuse « île aux épices », s’avérait plutôt décevante.
Le port de Marseille d’où nous étions partis m’avait fait plus forte impression, avec ses grands vapeurs environnés de myriades de voiliers petits et grands, ses magasins regorgeant de produits exotiques, ses quais animés. Même alors, je n’avais pas vraiment profité du voyage ; j’étais trop occupé à essayer d’oublier Victoire. La méthode que j’avais choisie consistait à me remémorer chacun des moments passés en sa compagnie et à imaginer ce qui aurait pu se passer si j’avais dit que, et si elle avait répondu que… Puis hausser les épaules, proclamer intérieurement que ces pensées étaient inutiles et nuisibles ; et recommencer. La traversée m’avait semblé fort longue.
Insensible à mon humeur, le professeur Élise Deheuvens commentait d’un ton docte l’architecture des bâtiments du front de mer. Dans mon souvenir, le port d’Alger avait les mêmes en mieux, mais elle s’ingéniait à pointer des détails qui dénotaient ce qu’elle appelait « le génie local » de cette île exotique, dans cette partie de l’Océan Indien où Afrique, Arabie et Inde se mélangent en proportions chaque fois différentes. Je priais dans mon fort intérieur pour que la vieille dame se dépêche de replonger dans ses bouquins de linguistique, et que cessent les dissertations. Sur le bateau, elle m’avait empêché de penser à Victoire tout mon saoul comme je l’aurais voulu ; et maintenant que nous étions à terre, j'allais devoir me consacrer à cette mystérieuse investigation pour laquelle j’avais accepté le rôle d’assistant sur un coup de tête. Ma connaissance des langues, en particulier l’arabe que je tenais de ma mère, m’avait plus qualifié pour ce poste que mon assiduité variable à ses cours à l’École Pratique des Hautes Études.
Nos malles nous attendaient dans une voiture à deux chevaux qui nous a emmenés à l’hôtel Saint-George, que la Prof m’avait décrit comme « le seul endroit digne d’héberger des européens ». Tenu par un anglais à la Kipling, je l’ai trouvé vieillot, fort petit mais confortable. Les rues alentour étaient spacieuses et ombragées de palmiers, mais avant d'y parvenir nous avions traversé une médina labyrinthique, dans l’ombre de tours effilées et de murs de pierre noire, encombrée d’ânes et d’étals de fruits. Des odeurs nouvelles, ça j’y avais eu droit ! J’avais aussi aperçu, devant le consulat d’Angleterre et quelques bâtiments officiels, quelques sentinelles en rouge dont la présence rappelait le protectorat bienveillant du roi sur cette île lointaine. À ce que j’avais compris, depuis longtemps le bey de Kalé n’était guère plus qu’un fantoche.
Nous avons dîné d’une blanquette de veau médiocre dans la salle de l’hôtel. Tout en picorant la viande d’une fourchette distraite, Élise Deheuvens dépouillait le courrier qui l’attendait à son arrivée, en levant parfois les sourcils de cet air dédaigneux qui avait démoralisé des générations d’étudiants. Finalement elle termina son assiette avec une efficacité inattendue, se tamponna délicatement le pourtour des lèvres de sa serviette, et déclara avec un sourire :
— Mon petit Cyprien, nous avons déjà un programme pour demain ! J’ai obtenu une entrevue avec le doyen de l’université de Port-George, il a acquis une réputation de spécialiste dans l’étude des langues de l’Afrique Orientale.
Je hochai la tête sans prendre la peine de feindre l’enthousiasme – cela ne changeait rien pour elle, tant qu’on l’écoutait.
– À suivre