Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

La Croisée des Chemins (5)

Langveld avait été envahi.

Le hameau de colons que le hasard avait placé sur la route entre Valkerst et Heimark offrait d'ordinaire l’image de la tranquillité ; les principales occupations y consistaient à cultiver la terre, boire du vak en regardant tomber la neige, et observer en ricanant les voyageurs qui descendaient la route de l'Ouest en direction de la côte inhabitable et de la région reculée qui les en séparait. Mais aujourd'hui cet ordre paisible était bouleversé : partout, des hommes vêtus d'une livrée sombre s'affairaient à monter des tentes, réquisitionner de la nourriture, percevoir des impôts inattendus et lutiner la gueuse. Ils portaient brodé sur leurs pourpoints le même blason, un molosse noir et deux tours sur champ d'argent.

En périphérie des maisons de bois, dans une boucle de la rivière, on avait dressé une tente circulaire dont la voute en toile brune effleurait les rameaux des saules. L'emblème au molosse ornait les bannières qui encadraient l'entrée. Deux hommes en armures grises, porteurs de hallebardes, la gardaient. Personne n'entrait, à part de temps à autre un valet souffreteux qui portait des bouteilles de vin ou des paniers de fruits.

L'intérieur de la tente regorgeait de tentures exotiques, de coffres à bagages en bois précieux et de brûle-parfums dont les fumées alourdissaient l'air. Affalé sur une pile de coussins, un homme à la carrure athlétique, aux cheveux sombres attachés en queue de cheval, habillé entièrement de noir. Son visage frappait par sa pâleur, ses lèvres étaient presque blanches, mais il semblait en pleine santé et buvait son vin à petites gorgées dans un verre de cristal. Il arborait au majeur de chaque main une bague ornée d’une réplique de tête de chien en acier bruni.

Vautré sur un coussin devant lui, un homme vêtu de cuir et de fourrures, visage hirsute où brillaient des yeux d’un bleu d’azur, gobelet de bière à la main.

— …Avant de partir, nous avons mis le feu et tout déguisé en brigandage.
— Connaissant les soldats, ça n'a pas du être trop difficile, releva Rodhgal le Noir avec un pli méprisant au coin de la bouche. Bras droit et premier officier de justice du baron Markam de Heimark, il n'avait pas d'indulgence pour la brutalité gratuite des soudards, lui qui ne reculait devant rien pour parvenir à ses fins.
— Il n'ont pas eu à se forcer, reconnut Mergen.
— Des témoins ?
— Aucun à ma connaissance. On n'a pas laissé de survivant, et même si quelqu'un d'autre a vu l'opération, tout le monde était en tenue de forêt.
— Et la bande de Harman ?
— Ils sont repartis vers le sud tout de suite après.

Rodhgal reprit un peu de vin du Sud, une cuvée rare importée du pays d'Akhila. Il le fit tourner dans sa bouche, en savoura toutes les nuances d'épices. La bande de Harman était tout ce qu'il restait de la force rassemblée par Yarving avant qu’il ne le capture et le pende en secret. Rodhgal avait assisté à l’exécution jusqu'au dernier soubresaut – ce fou dangereux de Yarving lui avait donné bien du fil à retordre. Son successeur était plus accommodant, d'autant qu'il commandait à moitié moins d'hommes.

— Ne perds pas sa trace, ordonna-t-il à Mergen. Il faudra les retrouver rapidement au moment de châtier les coupables.
— J'ai deux pisteurs après eux.
— J’espère pour toi qu’ils sont bons... Mergen, le plan a fonctionné jusqu'ici, mais c'était la partie facile, embaucher des hors-la-loi, détruire un village.
— L'idée de l'ultimatum était fameuse, les villageois de Neuberg et Sonborg confirmeront l'histoire sans avoir rien vu, juste sur la foi de ce que les envoyés leur ont raconté…
— Vil flatteur, fit Rodhgal avec un sourire satisfait. Mais maintenant la politique commence, et on ne sait jamais dans quel sens le vent soufflera. D’ici quelques jours, je vais blâmer l'ordre du Cercle et le seigneur Eker pour cette lamentable affaire. J'écraserai ces minables avec toute la sévérité de la justice du baron. D’ici quelques semaines, un administrateur à ma pogne s’occupera directement de tout ce district.
— C'est équitable, après tout, ils ont conspiré contre vous.
— "Équitable", dis-tu ? Moi je trouve ça plaisant. Enfin si tout se passe comme prévu. Tant que cette affaire n'est pas résolue, ton sort reste en suspens.
— Je ne vois pas ce qui pourrait mal tourner désormais.
— Oh, tant de choses, fit Rodhgal avec un geste aérien de la main. Un témoin de haut rang, authentique ou pas tant qu’il est prêt à jurer de ce qu’il a vu. Un gars de la bande, ou Harman lui-même, qui décide de se vendre au plus offrant. Ou je ne sais quelle manigance que préparaient mes ennemis, qu’ils auront hâtée pour répondre à mon attaque... Non, il est trop tôt pour se féliciter.
— Et si vous obtenez ce que vous voulez...
— Si je prends le pas sur cette clique, alors je te garantis que tu gagneras ton procès contre ton oncle, quelques soient tes mérites.
— C'était un coup monté ! Pour la première fois Mergen élevait la voix.
— Sans doute, répondit Rodhgal avec l’indifférence d’un professionnel des tribunaux. Je te restituerai tes biens, et je ferai bannir ton riche oncle...

Rodhgal observa Mergen qui reprenait contenance. Combien de gens avait-il vus défiler, qui étaient parvenus à se convaincre de leur bon droit contre toutes preuves du contraire ? Quoi qu’il en soit, cet oncle marchand à Heimark ne s’en tirerait pas sans une petite confiscation de biens, pour les frais de justice.

Rodhgal aimait son office. Il ferait tout pour éviter qu’on ne le lui retire.


La mer se partageait en deux à l'étrave du navire et défilait le long de ses flancs, qu’elle caressait de sa dentelle verte et blanche. Depuis des heures, ils avançaient portés par le vent d'Est, sous un ciel nuageux qui teintait les flots de reflets de métal. Les gerbes d'eau, les cris des oiseaux de mer, la brise aux odeurs d'algues, tout évoquait un monde mouvant, salé, qui était entièrement étranger à Edvin.

Il voguait sur navire marchand de fabrication étrangère, à la forte voile carrée, aux hauts bords, à la proue ornée d'une figure d’hippocampe en bois. Les matelots s’interpellaient dans la langue de l’Archipel, la lointaine terre où ils l’emmenaient.

À ses côtés, Grita et Njord regardaient le paysage défiler. Le jeune garçon était excité par tout ce qu’il voyait, pour l’instant il vivait une aventure sans pareille, sa première. Bientôt, il poserait les questions qu’Edvin redoutait. Quant à sa femme, elle affichait le demi-sourire énigmatique qui le fascinait et l’énervait tout à la fois. De temps à autre il sentait sur lui son regard – elle surveillait ses ouailles.

Du côté de la poupe, la côte désertique de la Marche avait disparu à l’horizon. Il essayait de ne pas penser à ceux qu’il laissait là-bas. Quelques jours plus tôt, quand au crépuscule, poursuivant une inspiration, il avait exploré les bois qui cernaient le village, il ne s’attendait pas à tomber sur une troupe entière de soldats portant le blason de Rodhgal le noir, occupés à se changer et à barbouiller à la poix les emblèmes de leurs boucliers. En cherchant à les éviter, il avait trouvé de nouveaux campements de soldats, puis de hors-la-loi. Le village était cerné par une force bien plus importante que prévu, et les plans qu’il imaginait lui faisaient froid dans le dos. Mais pourquoi ?

Il aurait du réveiller les chefs de famille, ou au moins le vieil Otmer, pour les alerter du péril. Sur le chemin du retour, à pas de loup, Edvin pesa le pour et le contre, mais une évidence s’imposait. Jamais les gens de Grenvald n’auraient la discrétion requise pour traverser ce cordon qui étranglait le village. Le seul résultat serait de donner l’alerte et de tous les livrer aux ennemis qui les attendaient. Sa loyauté allait d’abord à Grita et Njord, et la meilleure manière de les sauver de ce qui arriverait le lendemain consistait à traverser les lignes dans l’ombre la plus épaisse, et à partir le plus loin possible.

Figé devant la porte du Vieil Otmer, il avait hésité un long moment, seul dans la ruelle obscure, incertain même du sens de tout cela. Mais alerter le chef du village n’aurait fait que hâter la catastrophe qu’il pressentait.

Alors ils étaient partis au cœur de la nuit, emportant dans leurs baluchons leurs derniers trésors, et avaient quitté Grenvald sans se retourner. Il avait laissé sa lance appuyée au mur à côté de la porte. C’était une bonne arme, peut-être aiderait-elle quelqu’un à se défendre ; il n’avait plus besoin d’une pointe émoussée pour se souvenir de son passé de soldat.

Il commençait à peine à réaliser tout ce qu'il laissait derrière lui. Il avait passé des années, peut-être ses meilleures, à se cacher dans ce village avec sa femme et son fils, à parcourir les étendues sauvages sans laisser plus de traces qu’une ombre. Seulement aujourd'hui, alors qu'il le quittait, il découvrait qu'il avait aimé ce pays, jusqu’à la rudesse du climat. Il n’oublierait pas les saisons de la Marche, ses ciels chargés de nuages et ses immensités de pins silencieux, les lumières de l'été et la chape blanche qui imposait le silence pendant l'interminable hiver.

Il y avait connu la liberté, et même une sorte de paix. Pourtant une ombre, sa propre faiblesse, en avait terni chaque moment. Aujourd'hui il ne possédait plus rien, ni maison, ni fourrures, et dans sa bourse seulement les quelques pièces qui restaient du paiement de la traversée. Mais il se sentait à nouveau entier.

Nox (1)

La Croisée des Chemins (4)