Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

La Croisée des Chemins (4)

Une quarantaine d'hommes et de femmes s'étaient rassemblés sur la place du marché, armés de ce qu'ils avaient pu trouver : des coutelas, des haches, des faux dont on avait remis la lame dans l'axe du manche, des fourches, des piques faites de couteaux attachés à l'extrémité de perches... Il y avait même quelques arcs, des petits modèles plus adaptés à la chasse qu'à percer des armures. Ulling, grand et maigre, avait pour l'occasion ceint son baudrier, et un glaive réglementaire lui battait la cuisse à chaque mouvement. Il n'avait pas dû s'en servir depuis un bon moment.

Edvin s'arrêta aux abords de la place. La troupe ne l'impressionnait pas de ses qualités guerrières – elle prêtait plutôt à sourire, avec ses rangs disjoints – mais il y avait là le vieil Otmer, Osbern, Ettem, Hetjan et tout le reste du conseil du village, entourés de volontaires et appliqués à suivre les consignes que leur donnait Ulling le berger. Il se sentait moins sûr de sa décision. Mais il avait déjà été vu :

— Hé, regardez qui voilà ! Un ancien de la colonne de Karjan !
— Il a une sacrée lance, dites donc ! Il pourrait peut-être se rendre utile ?
— Edvin, tu viens nous prêter main-forte ? demanda le vieil Otmer, qui était cette fois-ci accompagné de ses six fils.

Edvin hocha la tête, s'avança vers la petite formation. Avant qu'il n'ait pu rejoindre les rangs, Ulling se porta à sa rencontre :

— Veux-tu diriger l'entraînement ? Tu es plus qualifié que moi pour ce rôle, je crois.

Le berger semblait plutôt soulagé d'avoir quelqu'un à qui passer le relais. Edvin parcourut des yeux les rangs des villageois : toutes les grandes gueules étaient là, avec qui un sourire goguenard, qui une mine sceptique. Ces généraux en herbe avaient dû cribler le pauvre Ulling de questions faussement innocentes et de sarcasmes, histoire de montrer qu'il ne leur en remontrerait pas dans l'Art de la Guerre. Derrière eux, le regard sombre, des hommes et femmes de tous âges brandissaient leurs armes improvisées. Ceux-là au moins savaient pourquoi ils étaient venus.

— D'accord. Mais la première chose qu'il faut maîtriser, c'est vous-mêmes : sans discipline, demain nous ne vaudrons pas mieux que des cochons qui attendent le couteau du boucher.
— Qu'est-ce que tu vas nous apprendre, Edvin ? La discipline de la fuite devant l'ennemi ? fit Osbern d'un air mauvais, et quelques rires fusèrent derrière lui.

Nous y voilà.

Edvin s'approcha sans rien dire d'Osbern, tout en étudiant la manière dont il se tenait. Le laboureur à la mine sombre tenait une fourche, et portait un plastron en cuir un peu trop grand. Edvin se planta devant lui, essaya de maîtriser un début de tremblement de ses mains, et répondit :

— Je vais déjà t'apprendre à bien te tenir.
— Qu'est-ce que tu veux me dire ?
— Une bonne posture de combat permet de défendre ou d'attaquer rapidement. Tu ne fais ni l'un, ni l'autre.
— Ah ouais ? Moi je trouve que – Ahhhhhh!

Osbern lâcha sa fourche et se prit la cuisse à deux mains ; Edvin venait de le frapper à toute volée du manche de sa lance.

— Si j'avais cogné plus fort et plus bas, tu serais tombé, et je t'aurais cloué au sol d'un coup de lance. Pour se battre, il faut rester sur ses pieds.

Il leva les yeux : tous le regardaient et l'écoutaient. Au plus profond de lui-même, il poussa un soupir de soulagement.

Edvin enseigna des rudiments de bataille rangée et d'embuscades à la troupe, puis il leur montra des exercices à poursuivre par petits groupes, chacun formé autour d'un vétéran. Enfin il rejoignit le vieil Otmer, dont le front luisait de sueur.

— Ces exercices ne suffiront pas à nous sauver demain. Il nous faut un plan de bataille.
— Qu'est-ce que tu suggères ?
— Préparer des pièges, des groupes cachés. Placer des archers.

Otmer hocha la tête, et ils firent le tour du village, essayant d'imaginer par où les hors-la-loi arriveraient. Otmer avait lui aussi réfléchi à un système défensif, ils échangèrent leurs idées d'une voix calme, comme deux amis partageant un verre de Vak à la fin d'une journée de labeur. Le nouveau chef du village ne montrait aucune arrogance, il était même incertain par moments, et Edvin se rendit compte que le vieil Otmer appréciait peu sa nouvelle responsabilité.

Quand le plan fut arrêté, ils retournèrent sur la place pour répartir les groupes et leur faire pratiquer leur rôle, et réaliser des travaux de terrassement.

Le soleil baissait à l'horizon quand ils se dispersèrent enfin. Avant de partir, Otmer se tourna vers Edvin.

— Je ne sais pas si nous nous en sortirons demain, mais grâce à toi nous aurons plus de chances.
— On n'est plus des morts en sursis, seulement une cause désespérée. Tout s’arrange !

Otmer rit, et chacun rentra chez soi. Le lendemain matin, il y aurait encore beaucoup à faire.

En revenant à sa maison, Edvin se rapprochait de la lisière des bois, obscure, qui longeait les champs du commun. Un coup d’œil par-dessus son épaule : personne en vue. Il s’enfonça dans le fourré et s’avança sans faire de bruit. Il avait encore quelques idées dont il n'avait pas parlé à Otmer, et qu'il souhaitait verifier à la faveur du crépuscule.


Comme il fallait s'y attendre, les brigands ne se satisfirent pas du tribut. Ils manifestèrent leur déplaisir en attrapant le vieil Otmer par les cheveux et en le trainant par terre sur toute la longueur de la place du village. Il resta étendu à terre, tête ensanglantée, après qu’on l’eut lâché. Harman, perché sur un énorme hongre, cria :

— Vous avez eu trois jours pour nous rendre notre bien, et c'est tout ce que vous avez trouvé ? On va vous faire cracher !

Alors, un sifflement strident lui vrilla les oreilles.

Osbern attendait le signal, planqué dans sa cave avec une demi-douzaine de combattants. Ils avaient senti plus qu'entendu le tonnerre des sabots qui martelaient le sol, annonçant l'arrivée des hors-la-loi, et ensuite le bruit des portes enfoncées, des gens que l'on tirait de chez eux pour les rassembler sur la place, qui leur parvenait par un discret trou d'aération. Osbern était d'un naturel pessimiste, et il s'attendait à tout moment à ce que la trappe s'ouvre au-dessus de leur têtes. Si leur cachette était découverte maintenant, ils se feraient massacrer comme des rats pris au piège. Son fils Gerding avait-il bien appliqué ses consignes ? Pourvu qu'il n'ait pas oublié de répandre de la sciure et de la poussière sur le plancher avant de sortir, pour masquer les traces de meubles déplacés.

Finalement, au lieu du bruit de bottes défonçant la trappe de sa cave, c'est le sifflement de Ulling qui leur parvint. L'appel à sortir et à se battre. Hetjan, le plus costaud, monta l'échelle et poussa de toutes ses forces, déplaçant à la fois le battant et un coffre vide qui avait été posé dessus. Ils se précipitèrent tout à tour dans l'ouverture, plus par soulagement de sortir de ce piège que par envie d'en découdre. Osbern le vit et déclara :

— On va démolir ces fils de putes ! Ils ont déjà touché à vos femmes ou vos enfants, ils sortiront d'ici empilés dans une charrette !

Ils déboulèrent dans les rues, qui n'étaient guère plus que les espaces restés libres entre les maisons de Groenvald. Les cavaliers étaient une quinzaine, accompagnés de peut-être quarante hommes à pied qui occupaient les voies vers la place centrale. Osbern aperçut un groupe qui sortait d'une autre maison ; il fit un signe de tête à Torvelt avant que ce dernier ne se dirige vers l'accès opposé de la place.

Les premières flèches sifflèrent depuis des fenêtres qu'avait désignées Edvin la veille. Espérons que son plan fonctionne, pensa Osbern – un enfoiré de déserteur qui établissait la défense du village, c'était dur à avaler. Il brandit sa fourche, poussa un hurlement guerrier pour donner du cœur à ses compagnons, et chargea. Voyant arriver les renforts, les villageois rassemblés sur la place tirèrent leurs armes, coutelas et hachettes dissimulés dans leurs manteaux, et attaquèrent à leur tour. Les hors-la-loi étaient désormais pris entre deux feux, mais les villageois ne restèrent pas longtemps en formation et la confusion s'installa dans les rues.

Osbern croisait des gens, formes indistinctes qui surgissaient de nuages de poussière, à l'angle de maisons, et il ne disposait à chaque fois que d'une fraction de seconde pour décider s'il devait leur planter sa fourche dans le corps, ou rester en garde pour affronter un vrai ennemi. Il restait à proximité de Hetjan, dont la masse et la brutalité le rassuraient, et avec quelques autres ils formaient un petit groupe compact.

Au milieu du chaos, tous n'avaient pas oublié le plan ; Torvelt et ses gars entraînèrent des cavaliers dans un passage où un piège avait été creusé la veille. La claie s'effondra sous le poids des chevaux, et des pieux mutilèrent montures et cavaliers. Les archers avaient pour la plupart arrêté de tirer, ils avaient été délogés ou neutralisés au corps à corps.

Un autre groupe dirigé par Erling, un des fils du vieil Otmer, déclencha un filet tendu en travers de la route au passage d'un autre groupe monté ; les cavaliers et leurs montures, entravés ou à terre, furent percés de coups de piques. Les villageois avaient repris l'initiative, malgré leur inexpérience et le désavantage numérique. Leurs ennemis désorganisés commençaient à refluer, malgré les cris de harman le balafré qui essayait de les rallier depuis le centre de la place, environné d'un petit carré de défenseurs.

Puis arrivèrent les autres. Le petit Gerding, perché dans un arbre, les vit sortir du bois de part et d'autre du village, avancer en ligne, piques et boucliers à la main. Plusieurs dizaines d'hommes à pied, vêtus de laine et de fourrure à la manière des hors-la-loi, mais il leur trouva quelque chose de différent, dans leur manière de communiquer des ordres par signes silencieux, dans leur démarche calme et sinistre. Les nouveaux venus cernèrent le village et avancèrent méthodiquement dans les ruelles.

Harlaf cria une alerte, sonna de sa cloche, mais personne ne l'entendit à part deux piquiers qui se dirigèrent vers l'arbre où il était perché. Les habitants en armes, tout à leur mêlée meurtrière, ne virent pas arriver le péril derrière eux. Toutes les issues étaient maintenant bloquées, les groupes de combattants étaient pris entre les nouveaux arrivants et un noyau de brigands regroupés autour de Harman.

Osbern, alerté par un cri derrière lui, se retourna juste à temps pour voir un grand escogriffe retirer son glaive du dos de Hetjan, qui s'effondra en vomissant du sang. Le tueur et ses compagnons barraient la ruelle sur sa largeur. Il cria à ses compagnons de se garder et de se grouper autour de lui, mais ils étaient occupés à rosser un parti de malandrins et ne réagirent pas. La ligne avança sur Osbern, abritée par un mur de hauts boucliers tenus bord à bord. Le fermier sentit quelque chose se serrer en lui, eut une pensée pour les siens – pourvu que Gerding s'en sorte. Il leva son arme de fortune et se jeta sur l'assassin de Hetjan, feinta un coup à la tête et plongea dans les jambes – il avait appris les coups bas d'Edvin.

L'escogriffe ne se laissa pas tromper, et sans même un frémissement sur son visage, il abattit le bord de son bouclier sur la fourche, qui se planta dans le sol. En même temps, Osbern sentit un choc dans son épaule droite : une pique venue de derrière le mur de boucliers avait percé son pauvre plastron de cuir durci, et le sang jaillit de la blessure. Sa fourche tomba au sol avant qu'il ne réalise qu'il l'avait lâchée. Il attrapa du bras gauche la hampe de la pique qui lui traversait l'épaule, essaya de se dégager, mais une deuxième pointe s'enfonça dans son côté, et ses jambes se dérobèrent sous lui.

L'escogriffe l'enjamba, épaule contre épaule avec les autres porteurs de boucliers, suivi de quelques piquiers. Osbern, tombé au sol, entendit les cris et les râles de ses compagnons. Puis vint l'arrière-garde, un dernier homme armé d'une dague, qui portait un casque et une cotte de mailles dissimulée sous son manteau de laine. Il se penchait de temps à autre sur le corps d'un blessé, Osbern voyait juste ses épaules bouger, puis il se redressait – sa dague ruisselait d'un sang écarlate. Il approchait inexorablement ; sur son bouclier, on avait hâtivement recouvert de peinture des armoiries qu'Osbern ne sut pas reconnaitre. Il n'en vit pas plus ; six pouces d'acier lui entrèrent dans la poitrine, et son coeur cessa de battre.

Une fois le combat terminé, les tueurs incendièrent les maisons, et mirent à mort tous ceux qui en sortaient. Si Osbern avait encore pu les voir, il se serait demandé pourquoi ils ne fouillaient pas les maisons à la recherche de ce fameux trésor.

Les maisons basses en bois de pin prirent comme autant de fagots, et le brasier produisit un nuage de fumée que l’on voyait de loin. Personne n'avait échappé au massacre.

– À suivre.

La Croisée des Chemins (5)

La Croisée des Chemins (3)