Je dicte ce mémo dans l’obscurité, la seule chose que je vois est l’écran où s’affichent mes mots. Il ne cesse de perdre en luminosité, le moment approche où sa batterie lâchera à son tour, et je perdrai le dernier de mes équipements modernes. Je pourrais essayer de me bricoler des chandelles ou des torches, mais elles ne serviront pas à grand-chose contre ce qui me menace.
C’est l’heure où ils viennent, où je m’acharne sur mon journal. À l'extérieur, le vent souffle, seule protection contre le silence. J’attends la prochaine accalmie et le retour de la démence.
Des jours que je suis coincé, naufragé dans cet abri au milieu de la désolation. Il n'y a que des caillasses dans la région, qui parsèment au hasard le plateau, ou s'empilent pour former les collines qui l'entourent.
L’écran vacille. Quand il s’éteindra, je serai condamné à passer mes nuits dans l'obscurité, et dans le silence absolu. J’espère avoir le temps d'entrer tout mon récit dans cette mémoire électronique, avant qu'ils ne parviennent à s'emparer de moi. Peut-être qu'un autre le trouvera un jour.
Pourtant tout avait bien commencé, un contrat juteux apporté par un intermédiaire de confiance. Il m’avait arrangé un rendez vous avec un client « très bien connecté » dans un salon privatif du satellite Lagrangien 125 où se nouent toutes sortes de transactions.
Le commanditaire disait s’appeler Mr. Stevans ; un type en costar entre deux âges, du genre qui essaye de paraître plus jeune qu'il ne l'est, avec les sourcils épilés et les muscles trop développés. Il fumait ses cigarillos d'épice centaurienne avec des gestes d'acteur ringard, a fait de mystérieuses allusions à une branche du renseignement pour laquelle il travaillait "en free lance", mais la soupe de sigles, de sous-entendus et de sociétés écrans ne voulait rien dire pour moi. De toute façon j’avais l’habitude de cette nébuleuse d’intervenants demi-officiels habillés comme des businessmen, qui s’exprimaient avec l’autorité de généraux alors qu’ils n’avaient aucun vrai commandement. Je n'ai pas demandé de preuve d'identité à Stevans, ça n'aurait pas changé grand-chose s’il avait été une mante religieuse télépathe de Deneb 3 – d'ailleurs j'avais déjà bossé pour elles. La couleur de son argent me suffisait, et il n'était pas radin.
Faut dire que depuis la fin de mon service comme pilote, mon gagne-pain dépendait directement de la guerre larvée entre l’Hégémonie Terrienne (les méchants) et la Fédération du Centaure et des Mondes Francs (nous, les gentils). Comme beaucoup d'anciens des forces fédérées, je fuyais la discipline mais je ne connaissais que les métiers de bidasse. Avec un engin de fret gagné aux cartes, j’ai lancé une petite affaire de contrebande, embauché quelques vétérans de confiance, un équipage qui me ressemblait : des gars endurants, partants pour des missions originales, et pas regardants sur l'origine du fric.
Ma flottille s’est ensuite accrue d’épaves recyclées et de vaisseaux capturés près de la Frontière. La guerre est meurtrière, mais pleine d'opportunités pour les débrouillards. Plus tard, mes contacts dans la Force m’ont proposé de rendre des « services en zone grise », l'euphémisme militaire pour désigner les opérations de renseignement, ou de transports de troupes spéciales demandant de la discrétion. Tout le monde s’y retrouvait : mes équipes savaient opérer avec discrétion des deux côtés de la légalité, nos états de service dans la Force étaient sans tâche, et ça payait bien.
Dernièrement, je rêvais souvent de vendre mon affaire et de me ranger des bagnoles. J’irais ouvrir un hôtel de luxe sur un monde de l’Intérieur, un coin en pleine nature où les vaisseaux n’explosent que sur les écrans des informations. J'accumulais un petit magot sur un compte anonyme à la Banque Réunie des Mondes Francs, loin de la convoitise du fisc de la Fédération. Bientôt...
Si j’avais su.
J'entends quelque chose qui gratte dehors, et pour rien au monde je n'irais voir ce que c'est.
La commande était simple : nous devions déposer une cargaison secrète sur Nox 13, un trou perdu qui orbitait mollement dans une zone sans allégeance précise. La surface de cette petite planète comportait deux continents, l'un près d'un pôle, qui abritait deux métropoles et les terres cultivées ; l'autre bien plus grand et désertique s'étalait de part et d'autre de l'équateur, peuplé sporadiquement d'éleveurs.
Stevans voulait que nous approchions sans nous faire repérer, pour déposer la cargaison dans un lieu précis du continent désertique. Il fallait activer un code de sécurité sur le conteneur, et ensuite décoller sans chercher à voir ceux qui viendraient le récupérer. A première vue, du classique : contrebande ou trafic d'armes, sans doute avec des irréguliers que la Fédération entretenait dans cette zone. Nous avions tout le nécessaire pour esquiver les défenses démodées de Nox 13 : orbiteurs furtifs, planeurs stratosphériques à basse signature thermique… Au pire, si on se faisait emmerder par le douanier du coin, nos systèmes d'armes de classe méta-corvette nous donneraient largement le temps de nous tirer. Quand on travaille pour l'armée, on récupère du bon matos.
Les gars de Stevans nous ont livré le paquet trois jours plus tard. J'aime bien quand les choses ne trainent pas, mais là c'était du rapide. Ce se présentait comme un conteneur pressurisé, renforcé de partout avec des logos d'avertissement de danger nucléaire et biologique. Notre commanditaire ne tenait vraiment pas à ce qu'on ouvre sa boite de conserve. Quand ils ont vu le truc, mes gars ont jasé, et encore plus quand je leur ai ordonné de maintenir la soute au-dessus de 0°C. D'ordinaire nos cargaisons ne demandent pas tant d'égards.
Comme d'habitude, j'ai laissé Delma, mon second, faire taire les conversations. Elle manie bien la schlague, et ça m'évite d'avoir à discipliner trop souvent mes vétérans.
Delma est une grande femme mince qui sourit peu, originaire d'un petit monde, Mount Pleasant, dont les velléités d'indépendance ont été matées dans le sang par l'Hégémonie. Toute sa famille y est restée, et Delma a passé sa jeunesse dans les prisons les plus sordides de toute la galaxie. Elle s'en est sortie, ce qui n'est pas commun, et l'expérience l'a pas mal endurcie. Elle garde aussi une dent contre l'Hégémonie. Pour le reste, Delma fait un second solide et respecté. Mes gars sont durs à dominer, hâbleurs et même violents ; mais quand on sort de l’enfer darwinien des pénitenciers terriens, ils ne posent pas plus de problème que des moutons à un chien-loup.
Mon second est généralement de bon conseil ; contrairement à moi c'est quelqu'un de calme, et elle sait quand il faut se méfier. On avait parlé des termes du deal avec Stevans, et après un moment de réflexion, elle m'a demandé : "Sanchez, tu crois qu'il peut y avoir quelqu'un dans la caisse ?"
J'ai rigolé, mais plus tard je me suis reposé la question.
– À suivre