Aucun autre émissaire ne partit à Valkerst : la bourgade était trop lointaine, le jour fatidique trop proche, et les émissaires de Yarving avaient été très clairs sur ce qui arriverait la prochaine fois qu'ils attraperaient un messager. Les chefs de famille passèrent le reste de la matinée en discussions de maquignons, et à midi Otmer les rassembla chez lui.
Sur la table en sapin qui trônait au milieu de la pièce, ils étalèrent les contributions de chaque famille. Otmer fit le compte de leur pauvre tribut : quelques bourses de pièces de cuivre, parfois d'argent ; des couteaux et outils en fer, métal recherché dans ces confins ; trois ballots de peaux de renard ; quelques bagues en argent. Il releva la tête, et il ne souriait pas.
— Trois couronnes d'or et sept marcs d'argent. En ajoutant la paire de boeufs du commun (la discussion avait été âpre), mon cheval de labour et les trois quarts des moutons du troupeau, on est à cinq couronnes. Tout notre bien.
— Tout ? l'interpella Osbern. Il y a parmi nous des gens qui ont gardé de la sécurité.
— Disons tout notre bien négociable. On en a déjà assez parlé, et de toute façon ça ne changerait pas grand-chose de mettre au pot ce qui reste. Vous croyez vraiment qu'une bande de proscrits armés va se contenter de nos cinq couronnes, ou même de sept ?
— Ma foi, ça fait une somme respectable, avança le vieil Ettem.
— Yarving doit dépenser autant en une semaine, rien que pour nourrir tous ses gars, dit Ulling le berger. Ça leur paye à peine le déplacement.
Otmer secoua la tête avec incrédulité.
— Je ne comprends pas… Que nous veulent-ils donc ?
— Va savoir ! En tout cas, notre tribut ne leur suffira pas. Nous devons utiliser le temps qu'il nous reste à nous préparer au combat.
Osbern, comme toujours, énonçait à voix haute ce que les autres avaient peur de penser. Otmer se reprit.
— Nous devons nous armer, fortifier ce qui peut l'être d'ici demain midi, et préparer ceux qui manquent d’expérience de la guerre. Pour cela, il nous faudra un capitaine.
— Tu es l'homme de la situation, fit Ettem, et plusieurs têtes approuvèrent de hochements synchronisés. Tu as fait la Conquête, après tout.
— Eh bien… Otmer se racla la gorge. Pour être franc, j'ai surtout marché. Mon régiment n'a pas participé aux combats en première ligne, on a même manqué la bataille de Heimark. Quelques embuscades tout au plus. Et je ne connais rien aux techniques de siège.
— Dans ce cas là, fit Osbern, choisissons un autre vétéran. Qui pourrait nous diriger ?
Tout le monde connaissait les noms de ceux qui avaient participé à la guerre. Ulling, le berger, qui détourna les yeux en expliquant qu'il était simple homme de troupe, pas capitaine ; Erold, un cultivateur qui avait perdu un bras au combat ; Torvelt, qui avait tenu une cuisine de campagne ; Hetjan, brute à qui tous évitaient de parler. Aucun d’entre eux ne se porta volontaire, et personne ne proposa à Hetjan.
Edvin resta assis, sans un faire un geste ni prendre la parole. Il perçut quelques regards obliques, mais le tour de table s'acheva sans qu'on lui ait parlé. Pendant que les hommes se levaient sans qu'aucune décision ait été prise, Osbern fit remarquer :
— Il parait que la colonne de Karjan était un régiment d'élite… Dommage qu'on n'en ait pas de digne représentant.
Arald, prieur du fort de Tour-Sonborg, assis dans la chaise curule qui témoignait de son rang, écoutait le rapport de l’éclaireur. La pièce d’audience était une salle haute de plafond, parcourue de courants d’air glacés, qu’Arald avait faite orner de quelques tentures depuis son élévation récente à ce poste. Dans la cheminée, les braises fournissaient autant de lumière que de chaleur.
L’éclaireur était un irrégulier vêtu de cuir et de fourrures, qui empestait la crasse. Dans la broussaille emmêlée de ses cheveux et de sa barbe brillaient des yeux d’un bleu d’azur. Ses bottes crottées laissaient une piste que l'on pouvait suivre depuis l'entrée de l’enceinte du fort. Il s’exprimait avec un accent Nordien marqué ; Arald était toujours étonné de la vitesse avec laquelle les gens de la région avaient adopté un parler commun, dix ans à peine après la Conquête.
— Dans quelle direction marchaient ces deux forces du clan du Lynx ?
— Valkerst, ou bien les villages qui se trouvent plus au Nord. Ça pourrait aussi être deux groupes qui se forment séparément pour la campagne d’hiver. Mais s’ils obéissent au même chef, ça annonce une attaque en tenaille.
— Tu me parles de stratégie maintenant ? Arald n’aimait pas les irréguliers, et encore moins ceux qui se prenaient pour des soldats. Dis-moi plutôt quelle est la force des groupes et quel est le rang des chefs qui les mènent.
Pendant que l'éclaireur aux yeux bleus, un certain Mergen, complétait son rapport, Arald l’observa sans sympathie. L’Ordre de Tour-Sonborg employait une douzaine d’irréguliers dans son genre, et il en soupçonnait de se livrer au brigandage quand l’occasion se présentait. Mais il avait besoin de ces yeux et oreilles pour surveiller les tribus. Les Borags frappaient sans prévenir, parfois pour voler un mouton, parfois pour brûler un village, et il devait protéger les colons de ce danger imprévisible.
Finalement il congédia l’homme après l’avoir payé d’une paire de pièces en argent. Se tournant vers son bras droit, le sergent Kelher, il lui demanda :
— Ton avis ?
— M’étonnerait que ça soit une attaque de concert, répondit-il de sa voix râpeuse. Ils ne procèdent jamais comme ça. Mais si c’est le cas...
Arald compléta mentalement : « Si c’est le cas et que tu ne fais rien pour les arrêter, tu auras une catastrophe sur les bras, et toi seul en porteras la responsabilité... » Kelher n’était toujours pas remis de la promotion d’Arald : le poste de prieur lui était passé sous le nez. Ses avis étaient toujours teintés d’une vague animosité.
— Et du côté de Groenvald ?
— Pas de nouvelles.
— Pas de centaines de hors-la-loi en train de rançonner une douzaine de pouilleux ?
— Rien de tout ça. M’est avis qu’ils ont forcé sur le Vak, ou alors ils ont cherché querelle avec un clan libre.
Pendant ce temps, Mergen était sorti de la tour. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : la grande porte marquée d’un cercle blanc venait de se refermer en claquant. Il sourit dans sa barbe : sa mission avait parfaitement réussi, il ne restait plus qu’à aller en rendre compte à son vrai patron.
Le plus important était la hampe. Trop fine, elle se briserait en pleine mêlée ; trop solide, son poids ralentirait celui qui la manie. Pour cet usage le frêne restait le matériau de choix, dur et léger, poussant droit. Edvin choisit une perche parmi les morceaux qu’il gardait dans un coin de la maison.
Pour la pointe, il conservait toujours, bien huilée et enroulée dans un linge au fond d’un coffre, celle qu’il gardait de sa vie de soldat et de fugitif. Effilée, en forme de feuille de laurier, elle paraissait plus petite une fois montée au bout d’un manche, mais en réalité elle était plus longue et lourde qu’un coutelas de chasse, presque une petite épée.
Il retravailla le bout de la perche pour l’adapter à la pointe, afin que la racine métallique s’y loge parfaitement. Installé sur un tabouret devant la porte d’entrée, il faisait voler les copeaux à petits coups de couteau appuyés.
Le soleil de l'après midi éclaboussait tout de flaques dorées, mais l'air restait frais. C'était une belle journée, une des dernières sans doute avant l'arrivée du long crépuscule et de la neige.
— Tu vas me montrer comment on s’en sert ? demanda Njord qui l’observait, assis sur le seuil.
— Non, tu es trop petit. Il te faudrait une dague.
— Ah. Le voisin Grim m’a dit que le conseil cherchait un capitaine, mais que tu avais trop peur. Moi je pense qu’il se trompe !
— Ouais, exactement. Je vais passer ma belle armure de plaques, enfourcher mon destrier et emmener la bande de margoulins de Groenvald dans une charge victorieuse.
— Tu ne vas pas leur montrer comment tu se sers de ta lance ?
— Seulement s’ils m’approchent de trop près, mon fils.
— Moi je crois que tu es meilleur que Ulling.
— Pourquoi Ulling ?
— Il va entraîner les autres, d’après Grim.
— Ulling est encore moins dangereux que ses moutons ! Il ne saurait pas par quel bout attraper une épée. Arrête d'écouter les âneries de Grim.
— C'est la vérité ! Ulling va les entrainer, et ils vont tous mourir !
Njord partit à l'intérieur de la maison et claqua la porte.
Edvin soupira, et souffla sur la tête de manche avant de placer la pointe. Il restait juste à la fixer. Il inséra une petite traverse en acier pour bloquer la lame, puis se mit à enrouler en croix une bandelette de toile forte qu’il avait imprégnée de résine. Un tour en diagonale, un tour droit. Un tour dans l’autre diagonale...
— Belle journée à toi, Edvin Magnarsson !
Il leva la tête, surpris : la vieille Hedvi était arrivée devant lui sans qu’il l’entende approcher.
— Belle arme. Comptes-tu t’en servir ?
— À vrai dire, je ne sais pas, répondit Edvin – il arrivait à exprimer avec la vieille errante des choses qu'il taisait à sa propre femme. Peux-tu me le prédire ?
— Seulement si tu me payes...
— Je ne sais pas si tu as remarqué, mais l'argent se fait rare dans leur coin, et ça ne va pas s'arranger.
— Quel pessimisme… Vous avez votre chance ! Les bandes de brigands sont des chiens, sans pitié quand ils se sentent forts, mais ils fuient la queue entre les jambes dès qu'on leur fait mal.
— Espérons-le ! Pour ma part, je voudrais juste arriver à défendre les miens…
— Qu'est-ce qui t'en empêchera ?
— Tu étais là, l'autre jour sur la place du marché. Ce que disait Harman… Il regarda autour de lui avant de conclure à voix basse. Tout était vrai. Je ne suis plus capable de me battre depuis des années.
— N'oublies-tu pas certaines choses ? Comme cette mauvaise rencontre dans les bois, ou tu as joué du couteau ?
— C'était différent. Je n'avais pas le choix… Et d'ailleurs comment connais-tu cette histoire ?
— Je vois beaucoup de choses.
— Décidément, les voyantes fourrent leur nez partout ! Va donc lire l'avenir et le passé de quelqu'un d'autre, la vieille.
Hedvi recula d'un pas, sembla chercher ses mots, puis haussa les épaules et fit demi-tour. Edvin la regarda partir, soulagé et un peu surpris de sa flambée de colère.
Il reprit la lance, éprouva la solidité de la fixation, la fit tourner pour en trouver le point d'équilibre. Le manche pesait lourd dans ses mains, lui opposait l'inertie des objets hostiles. Edvin entendit des pas derrière lui, et n'eut pas besoin de se retourner pour savoir qui venait.
— Quoi encore ?
— Tu as parlé à Njord ? Il était en colère, répondit Grita.
— Notre fils prend son père pour un héros, j'ai dû le détromper.
— C'est réussi.
Edvin se retourna.
— Tu sais ce qu'a dit de moi le hors-la-loi, l'autre jour…
— J'ai tout entendu. Et alors ?
— J'aurais dû te raconter cette histoire avant.
— C'est vrai. Mais j’imaginais déjà quelque chose de ce genre.
Grita le regardait dans les yeux. Malgré les petites pattes d'oies aux coins des yeux, elle était toujours aussi belle. Edvin se sentit soudain gauche.
— Écoute, j'ai fait de mon mieux pour nous assurer une vie correcte, mais…
— Bien sûr que tu as fait de ton mieux. Nous avons une belle maison et un beau fils.
— Tu ne te rends pas compte. Si je suis banni du village, pendu par l'Ordre pour désertion, ou tué demain par la bande de Yarving, vous vous retrouverez seuls… Torvelt, Hetjan ou d'autres te feront des avances, des menaces, les bandes de gamins prendront Njord pour souffre-douleur.
— Tu crois que nous ne sommes pas seuls la moitié de l'année ? Quand tu pars acheter des fourrures dans le nord, ou les vendre sur les marchés de Heimark, les brutes de Groenvald ne se gênent pas pour venir me voir. Tu sais pourquoi Hetjan a cette cicatrice sur le cou ? Un jour, il s'est trop approché de mon couteau. Ne t'inquiète pas pour moi, Edvin, j'ai déjà appris à me défendre.
— Tu ne m’as jamais dit...
— Pour quoi faire ? Ils ont compris depuis longtemps. Ce n’est pas ce que j’attends de toi.
— Alors quoi ? Edvin posa la lance, s’assit sur le seuil. Grita prit place à côté de lui.
— Toutes ces choses que tu fais pour nous. A chaque fois que tu reviens d'une saison de négoce, tu me rapportes un cadeau, une fleur, un récit. Tu pars dans le froid de la nuit chercher un guérisseur pour notre enfant quand il est malade, ou reprendre le bien qu’on t’a extorqué. Tu as fait sortir de terre la maison, la vie nouvelle que nous avions voulus et auxquels tu n’as jamais renoncé. J’ai quitté mes anciens maîtres pour toi, et tu ne m’as jamais déçue.
— Mais demain nous allons tout perdre.
— Ce que le destin nous a donné, il peut nous le reprendre. Nous aurons la force de rebâtir autre chose ; si tu es banni je partirai avec toi. Et Njord aussi.
— Même fugitifs ?
— Comme au début.
Les yeux mi-clos, savoura une sensation qu'il croyait avoir oubliée. Quelque chose de chaud et lumineux qui le remplissait de l'intérieur. Puis il demanda :
— Tu crois que je dois proposer d'entrainer les villageois ?
— À toi de voir. Quand tu n’oublies pas de te servir de ta jugeote, tu prends de bonnes décisions. Sur ce, j’ai des pansements et des bandages à préparer...
Elle se leva, lui pressa légèrement l’épaule et partit.
Edvin respirait mieux, et l’air frais lui éclaircissait les idées.
Plusieurs choix s’offraient à lui. Il pouvait seconder Ulling – voire le remplacer – dans l’instruction en armes des gens de Groenvald. Ou bien proposer son aide à Otmer pour dresser le plan de bataille, proposer des plans de fortifications, de pièges et d’embuscades. Il avait l’expérience de cette façon de faire la guerre. Mais une demi-journée d’instruction ne suffirait pas pour transformer les villageois en guerriers capables de repousser une horde de coupe-jarrets.
Il pourrait aussi se contenter de fortifier la maison, défendre sa famille et vendre chèrement sa peau. Ou bien, fausser compagnie à tout le monde et filer à travers bois à la faveur de la confusion. Avec femme et enfant, ou bien devraient-ils se séparer pour survivre ?
D’autres possibilités lui venaient à l’esprit, une succession d’idées et de voies à explorer. Il se tenait à la croisée des chemins ; pour la première fois depuis longtemps, il sentait le poids de décisions à prendre, un pouvoir entre ses mains. Ou bien avait-il juste oublié de s'en servir ? Désormais il devait réfléchir, et vite.
– À suivre.