Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Le Vieil Homme de Pierre (4)

Le tunnel était noir comme une nuit sans lune et sans étoiles. La roche au-dessus de leurs têtes formait une muraille impénétrable, oppressante. Edvin avançait à l’aveuglette, seulement guidé par les tractions sur la cordelette qu’il tenait entre les mains. Derrière lui, il entendit rouler un caillou, jurer en Alanien. Puis une voix intima le silence, en langue barbare.

Ils passèrent plusieurs tournants, et Edvin sentit un souffle caresser son visage – l’air de l’extérieur ! Il s’en serait presque réjoui. Peu après, la cordelette se relâcha, et il manqua de buter sur le guerrier qui le précédait. Derrière lui, la file s’arrêta comme un seul homme ; les Borags avaient l’habitude des déplacements dans l’obscurité.

Devant eux, une lueur trouait la nuit : les reflets mouvants d’une flamme sur un pan de roche. Après ce coude, ou le suivant, ils rencontreraient les sentinelles. Katilik, qui les avait précédés dans la file, les rejoignit en compagnie de Lurika. Dans la pénombre, il vérifia à tâtons que les deux Alaniens avaient toujours autour du cou les colliers qu’on leur avait remis, dissimulés sous leurs chemises. Celui que Sigurt avait reçu portait trois dents d’ours ; Edvin considéra avec regret la patte de blaireau qui pendait à son propre cou.

Katilik leur chuchota :

— Ne les enlevez sous aucun prétexte ! Ils vous protégeront tant que vous vous battrez pour nous ; et sinon…

Il se passa lentement le pouce sur la gorge, de ce geste universel qui signifie la menace de mort – même si celle-ci arriverait sous la forme d’une flèche.

— C’est bon, on a compris, grogna Sigurt.
— Nous ferons notre part du marché, compléta Edvin.

Il connaissait le sort de ceux que l’on prenait avec des colliers totémiques Borags ; ici, les chevaliers du Cercle ne perdraient pas de temps à les pendre haut et court. Les colliers constituaient une assurance de leur fidélité à l’accord passé avec Katilik. Il n’avait pas été facile de le convaincre qu’il fallait aussi libérer Sigurt – l’homme ne s’était pas rendu populaire – mais Edvin se sentait bien plus serein avec un compagnon de cette force.

Lurika intervint ; il sembla à Edvin qu’elle parlait une autorité croissante.

— Maintenant allez, et ouvrez-nous la route. Le Vieil Homme de Pierre veillera sur vous.

Les deux Alaniens échangèrent un coup d’oeil mi-figue, mi-raisin ; Sigurt tendit le poing, Edvin heurta son avant-bras avec le sien à la manière de leur pays. Puis ils tournèrent le dos aux barbares et avancèrent vers la sortie. En approchant du tournant, Sigurt murmura entre ses dents :

— Tu réalises que c’est notre dernière chance de ne pas devenir des traitres.
— Si on rompt notre serment, les Borags mettront un point d'honneur à nous traquer et nous tuer, et ils tiennent toute la région.
— Alors il va falloir jouer serré…
— On a intérêt, si on veut revenir un jour dans la Marche.

Edvin passa sous silence son intention de récupérer les fourrures achetées aux Borags le matin même – ou une éternité auparavant. Là-dessus, ils firent quelques pas en courant et débouchèrent sur le dernier boyau, qui s’élargissait et s'ouvrait sur la nuit ; entre eux et l’air libre se trouvaient deux hommes assis auprès d’un feu, qui sautèrent sur leurs pieds en les voyant arriver. Ils s'arrêtèrent et et comme convenu, Edvin prit la parole :

— À l'aide ! Les barbares nous poursuivent !

Les deux sentinelles avaient tiré leurs épées, et les boucliers étaient restés appuyés à la paroi. L'accueil aurait pu être plus amical.

— D'où sortez-vous ? Qui êtes-vous ?
— Nous sommes Alaniens ! Les barbares voulaient nous faire prisonniers, nous avons fui par une issue de la grotte où ils nous avaient coincés. Qui sait s'ils ne sont pas déjà derrière nous ?
— Quel est ton nom ?
— Je suis Oswin, je fais le commerce de l'ambre dans le Nord. Après l'arrivée des chevaliers, les barbares sont devenus fous, ils voulaient nous mettre à mort...
— Et toi qui es tu ?
— Sigmar, j'accompagne mon associé, grommela Sigurt.

La sentinelle qui leur parlait, un grand type au visage osseux, les toisa sans indulgence. Les deux fugitifs ne payaient pas de mine, ils tenaient leurs rôles avec beaucoup de réalisme. Edvin nota que les soldats baissaient peu à peu leurs armes, et se retint de vérifier du bout des doigts la présence du poignard dans sa manche.

— Vous raconterez votre histoire au seigneur de Valkerst. Ça l'intéressera peut-être.
— Merci ! Vite, sortons d'ici ! reprit Edvin en manifestant un lâche soulagement. En réalité, sa tension était au maximum.
— Pas si vite, il faut déjà qu'on se fasse relever ! Si tu dis vrai, une horde peut surgir de ces souterrains à tout moment, hors de question que je...

La sentinelle ne termina pas sa phrase : Sigurt lui avait planté sa dague dans le cou. Edvin bondit sur l'autre en bloquant son bras d'épée et frappa à la gorge. Il ne fallait surtout pas qu'ils crient. L’homme était fort et portait haut son armure ; la lame crissa sur une écaille de métal, mais le coup lui avait coupé le souffle. Sigurt arriva derrière lui et prêta main-forte à Edvin, et quelques battements de coeur plus tard il ne resta qu’eux de vivants à l’entrée du tunnel. Tandis qu’ils enfilaient rapidement les tenues de leurs victimes, Sigurt observa :

— Nous voici bons pour la pendaison.
— Mais non, cette petite incartade restera entre nous, voulu plaisanter Edvin, mais sa voix sortait difficilement de sa gorge.
— C’est pas fini. Viens, on va reconnaître ce bordel.

Dans le lointain, la montagne gronda. Une puanteur de soufre les fit tousser, venue des profondeurs de la grotte. Sigurt dispersa de sa botte les braises du feu, et l’obscurité s’épaissit.

Ils avancèrent au milieu des décombres du sanctuaire, dans une odeur de bois brûlé. Les environs étaient déserts, et ils comprirent que les chevaliers du Cercle avaient pris position dans le village après avoir détruit le lieu de culte des barbares. Alors qu’ils avançaient d’un pas régulier, Edvin était conscient de quelques bruits furtifs derrière eux : les Borags les suivaient à distance, à l’abri de la nuit.

Deux hommes gardaient l’entrée du village, qu’entourait un rempart hétéroclite formé par les ruines de plusieurs maisons : débris de toiture, rondins descellés que l’on avait entassés pour former une enceinte. Edvin regretta que Sigurt ne soit pas meilleur comédien ; la voix de l’homme d’armes semblait ne jamais faiblir, à la fois tranquille et un peu hargneuse. Mais c’était à lui de prendre la parole. Ils jouèrent à nouveau leur petite comédie, s’approchèrent des sentinelles et frappèrent à l’improviste. L’une des sentinelles se méfia de Sigurt et offrit plus de résistance ; elle cria avant de tomber. Les Borags arrivèrent quelques secondes plus tard, ils entrèrent dans le camp et la bataille commença.

Elle ne dura guère : les soldats étaient peu nombreux, surpris dans leur sommeil, et il n’y eut pas de survivants. Devant le sanctuaire, Katilik rassembla ses hommes, une quinzaine de guerriers, les félicita de leur réussite, et demanda à Edvin :

— Ils n’étaient pas bien nombreux. Où sont tous leurs chevaux ?

Edvin n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche qu’un grondement sourd leur apportait la réponse. Surgissant d’un sentier sous les arbres, les cavaliers arrivaient ; leurs armures avaient un éclat sinistre dans la lumière des torches. Il étaient plusieurs dizaines, lances et épées encore au clair, lames rougies de sang. On entendit des cris d’alarme et des ordres en langue alanienne.

Les barbares étaient inférieurs en nombre, en rase campagne, et privés de tout effet de surprise. Katilik cria :

— Vite, à la grotte !

Et ils coururent comme s’ils avaient le diable aux trousses, poursuivis par les cavaliers dont les lances faisaient des ravages chez les retardataires. Avant d’arriver au tunnel ils avaient déjà été rattrapés, et pour ne pas mourir frappés dans le dos, ils se jetèrent sous l’auvent brûlé du temple principal, dont les murs étaient encore debout par une sorte de miracle. À l’intérieur, une simple cour dont une pierre levée occupait le centre. Le mégalithe couvert de lichens reproduisait grossièrement la forme du Vieil Homme de Pierre, et il était entouré de paniers d’offrandes que des sabots avaient écrasées.

Ils barricadèrent la porte tant bien que mal avant que les cavaliers ne démontent pour entrer. Ils n’étaient plus qu’une douzaine de guerriers réfugiés ici, dont quelques blessés qui avaient réussi à suivre la course. A l’extérieur, les chevaux piaffaient, les sergents s’interpelaient ; puis le silence se fit, et une voix forte mais un peu trop haut-perchée s’adressa à eux.

— Vous pensiez vraiment nous prendre par surprise ? Pauvres idiots ! Nous avons rendu une petite visite à votre cachette, et bientôt ça sera votre tour !

Un objet vola au-dessus des murs du temple et atterrit dans la cour, rebondit plusieurs fois avant de s’arrêter dans les paniers d’offrandes. Edvin reconnut la tête du vieux chaman, qui ne portait plus ses colliers en têtes d’oiseaux autour du cou. Quel genre de chef gardait les têtes coupées de ses ennemis ? Il en avait connu quelques-uns, qu’il ne souhaitait plus jamais revoir.

Des coups violents firent vibrer la porte déjà endommagée. Katilik appela quatre hommes encore valides pour la maintenir en place, et d’autres pour y ajouter des étais de fortune avec des tronçons de poutres. Edvin entendit alors un bruit derrière lui, et se retourna pour voir deux soldats sauter dans l’enceinte depuis un point moins élevé du mur d’enceinte. Immédiatement, plusieurs Borags se jetèrent à leur rencontre et le combat s’engagea ; d’autres têtes casquées paraissaient par-dessus le mur, et Katilik se posta face aux intrus avec une lance pour les empêcher de franchir le sommet.

Dans le sanctuaire, une mêlée brutale venait de coûter la vie à l’un des soldats Alaniens, mais l’autre s’était adossé au mégalithe, glaive pointé et bouclier haut, et il défia les guerriers qui ne s’approchaient pas.

— Alors bande de sauvages, qui veut venir se faire corriger ? Mais… Qui t’es, toi ?

Il venait de voir Edvin, encore dans sa tenue de sentinelle. Ce dernier décida qu’il ne fallait attendre plus, et il fonça sur l’homme, épaulé de Sigurt qui avait la même idée que lui. Derrière eux, il ne remarqua pas une rumeur inquiète qui courait parmi les Borags.

Leurs équipements pris aux sentinelles les mettaient à armes égales avec le soldat, et les deux vétérans savaient comment disposer d’un adversaire inférieur en nombre. Tandis que Sigurt lui infligeait une série de coups violents qui résonnèrent sur son bouclier, Edvin trouva une faille dans sa garde et plongea son glaive à trois reprises dans le torse du soldat.

L’homme s’effondra, adossé à la pierre sacrée qu’il arrosait de son sang.

Edvin fit un pas en arrière ; il réalisa que tous les barbares observaient la scène.

Lurika avança jusqu’à la pierre sans daigner le regarder. Elle se pencha sur le corps du soldat qui agonisait, lui passa les mains sur les plaies et se couvrit la face de sang, puis fit face aux guerriers de Katilik. Ses yeux révulsés formaient deux tâches blanches dans la souillure de son visage. Elle cria en langue Borag :

— Sacrilège ! Les hommes du sud ont répandu leur sang impur sur notre pierre sacrée. Le Vieil Homme réclame vengeance !

Sa voix avait pris un timbre rauque, elle résonnait avec puissance dans le sanctuaire et les ruines du village. Le silence se fit, comme si tous attendaient ses paroles suivantes. Même les chevaliers hors des murs semblaient s’être immobilisés.

Lurika se leva et tendit les mains vers le ciel, vers la montagne. Elle se mit à déclamer des paroles dans une langue qu’Edvin ne connaissait pas, toujours avec la même voix étrange. Autour d’elle les guerriers Borags étaient tombés face contre terre, prosternés dans une immobilité de cadavres. Le vent forcit encore, il leur envoyait au visage feuilles et brindilles, gros insectes et une poudre cendreuse.

Transfigurée, Lurika hurla sa dernière invocation d’une voix à peine humaine.

Soudain Edvin vit disparaitre les étoiles du ciel : la nuit était devenue noire, et même la lumière des torches semblait pâlir. Une bourrasque de tempête balaya la forêt et le sanctuaire, porteuse d’une puanteur acre au goûts de fumée qui leur attaquait la gorge ; plus forts encore que le vent, les grondements de la montagne étaient devenus assourdissants.

Puis un énorme roc rougeoyant, de la taille d’un attelage entier, s’abattit sur la porte du sanctuaire. L’enceinte prit immédiatement feu à cet endroit, et une deuxième bombe tomba sur le village, suivie d’une explosion de hennissements et de hurlements. Malgré les flammes, Edvin avait de plus en plus de mal à distinguer ce qui se passait dans le sanctuaire, quand il sentit une grosse main lui empoigner l’épaule :

— Edvin, tirons-nous de là en vitesse ! C’est pas un endroit pour nous, on va y laisser notre peau !

Sigurt l’entraina vers une brèche embrasée qu’ils passèrent en se roussissant les cheveux. Au dehors, la panique régnait ; dans une obscurité quasi-complète, des cavaliers et chevaux affolés se précipitaient en tous sens, des ordres contradictoires résonnaient, proférés par quatre ou cinq voix différentes. Un bloc de lave écrasa deux cavaliers à quelques mètres d’Edvin et Sigurt, et dans sa brève lueur ils aperçurent les chevaliers et les soldats comme pris de folie, les maisons en ruines, les corps gisant à terre, et plus loin, la lisière sombre de la forêt où rien ne semblait brûler. Une silhouette sombre passa près d’eux à toute vitesse, et disparut dans l’obscurité sans un bruit. Qu’était-ce ? Edvin frissonna.

— Vite, à couvert ! cria Sigurt.

Ils s’élancèrent vers les arbres ; derrière eux, un bruit sourd résonna alors que de la lave recouvrait l’endroit où ils s’étaient tenus. Edvin courut de toutes ses forces, la terreur lui tordait le ventre.

Soudain son pied se prit dans les jambes d’un homme d’armes allongé. Edvin roula à terre, étourdi ; puis il se releva, regarda au-dessus de lui, et repartit en courant encore plus vite. Qu’avait-il vu, se découpant dans le ciel, encore plus noir que la nuit ? Il ne voulait pas en savoir plus, et fila comme s’il avait le diable à ses trousses.

Si je m’en sors, plus jamais je n’irai risquer ma vie chez les barbares, se promit Edvin.

– À suivre

Le Vieil Homme de Pierre (5)

Le Vieil Homme de Pierre (3)