Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Le Vieil Homme de Pierre (3)

On avait trop serré les liens, et la corde grossière mordait dans les poignets d’Edvin. Allongé dans le noir, pieds et poings liés, il essayait de tenir ses idées les plus sinistres à distance.

Lors de la Conquête, il avait déjà été capturé par les Borags. Il se souvenait des entraves, de ses camarades entassés les uns sur les autres comme des colis, que les barbares venaient enlever un à un. Et ensuite les hurlements. Cela avait duré deux jours ; un cauchemar éveillé où ses souvenirs se mêlaient aux hallucinations causées par la soif et les blessures.

Finalement, ils avaient été libérés par une troupe de ranbergiens de l’armée ducale, des durs à cuire qui avaient réussi à chasser pour un temps les Borags de leur repaire forestier. En repartant, les survivants étaient passés devant l’arbre de la souffrance : un tronc hérissé de piques où leurs camarades avaient été accrochés et mis au supplice, dont l’écorce était noire de sang séché. Le souvenir hantait encore les nuits d'Edvin.

Il serra les dents, tenta de contrôler un début de panique. Il pensa à ses fourrures, qu’il avait été contraint d’abandonner lors de leur fuite ; aux fumées qu’il avait vues s’élever du village dans la vallée, peu après leur départ précipité ; à la meilleure manière de s’adresser à ses geôliers, si jamais ils lui laissaient la possibilité de parler.

Il prit conscience d’un bruit dans la hutte ; une respiration lourde, sans doute un homme de forte carrure. Se tortillant, il regarda par-dessus son épaule, mais dans la pénombre et il arriva à peine à distinguer une forme allongée.

— Salut, lui dit la forme en langue alanienne, d’une voix râpeuse. Toi aussi, ta tête ne leur revenait pas ?
— Ils m’accusent d’avoir guidé les chevaliers du cercle à leur sanctuaire.

L’homme jura.

— Le Cercle ? Qu’est-ce qu’ils viennent foutre par ici ?
— Rien de bon, rétorqua amèrement Edvin. Je venais d’acheter un lot de bonne qualité, on venait à peine de se mettre d’accord…
— Tu es marchand ?
— Oui, je vends des fourrures dans la Marche. Les animaux chassés par les tribus du Nord sont très recherchés. Et toi ?
— Je suis… J’étais un homme d’armes rattaché à une famille du Schelk.
— On est loin de chez toi, dis-donc.
— C’est une longue histoire. Ma Dame venait régler une affaire familiale, et n’est jamais repartie. Mais je sais qui l’a assassinée.

L’envie de meurtre qui émanait de cette voix invisible faisait froid dans le dos.

— Pardonne-moi d’être indiscret, mais comment tu t’es retrouvé ici ? Tu voulais te venger des Borags qui ont tué ta Dame ?
— Même pas, ce sont des gens de chez nous. J’ai dû m’éloigner un peu de la Marche, et je suis tombé sur ces tribus. Les barbares et moi, on ne s’est jamais très bien entendus.
— Il faut savoir les prendre.
— Ouais… L’acier donne de bons résultats. Pendant la Conquête, on n’hésitait jamais à s’en servir.
— Tiens, tu étais soldat ?
— Oui, je servais sous le comte de Wastren.
— Moi, j’étais dans les sergents d’armes de l’armée Ducale de l’Est. Je m’appelle Edvin.
— Sigurt.
— Si je peux me permettre un conseil, tu ferais bien de ne pas trop leur parler de la Conquête, ce n’est pas un sujet très populaire par ici, même chez les clans qui n’ont pas combattu le Duc de Heim.
— Trop tard ! ricana Sigurt. Et toi, Edvin, tu arrives à traiter avec les barbares maintenant ?

Le ton n’était pas méprisant, juste étonné.

— On s’y fait. Les barbares ont plus d’honneur que pas mal d’Alaniens de ma connaissance.
— Ouais, j’attends de voir ça. Pour le moment, si on évite le supplice ça sera déjà pas mal.
— Je suis surpris qu’ils nous aient emmenés jusqu’ici quand les chevaliers sont arrivés. Ils auraient pu nous égorger sur place au lieu de s’encombrer.
— Ça veut dire qu’ils ont un plan pour nous. Ils veulent sans doute nous faire parler.

Edvin se demanda combien de temps il pourrait résister aux rituels de souffrance barbares. De toute façon, il n’avait rien à leur raconter, mais cela ne les empêcherait pas de le briser.

— Tu es arrivé il y a longtemps chez le clan du Loup ?
— Non, je…

La porte de la cahute s’ouvrir à toute volée, et il cligna des yeux. Deux hommes entrèrent et soulevèrent Edvin sur leurs épaules ; au passage, l’un d’entre eux donna un coup de pied à Sigurt qui encaissa sans crier, plié en deux à terre. On transporta Edvin à travers un campement sommaire, jusqu’à une petite clairière où se trouvaient cinq personnes : le chef Katilik, Lurika, un vieil homme édenté portant un collier de têtes d’oiseaux desséchées, une femme portant un arc, et un guerrier massif, hache à la main. Probablement son exécuteur. Les deux hommes mirent Edvin sur ses pieds et repartirent. Au-dessus d’eux, le ciel charriait des nuages sombres, et un vent capricieux agitait les cimes des pins.

Katilitk prit la parole, il semblait maître de lui-même mais toujours aussi furieux.

— À genoux, homme sans honneur.
— Je t'assure que je ne suis pour rien dans cette histoire, protesta Edvin, tandis que l’homme à la hache le forçait à s’abaisser.
— Ne me prends pas pour un idiot ! Je sais comment les marchands du sud servent d'éclaireurs à vos armées. Les Alaniens sont tous les mêmes. Tu as guidé les chevaliers du Cercle à notre sanctuaire, et maintenant nos autels brûlent !

Edvin ne sut que répondre. Katilik n’avait pas entièrement tort sur les petits arrangements entre l’Ordre et certains coureurs des bois ; il n'avait pour se défendre que des mots et sa bonne foi.

Les quatre autres Borags ne disaient rien et l'observaient, le visage fermé. Lurika braquait sur lui ses yeux gris à l'intensité hypnotique. Ce n'était pas le moment de se décourager. Edvin, assis sur ses talons, essaya de discuter avec les barbares qui le dominaient de toute leur taille :

— Chef Katilik, crois-tu que j'aurais emmené des chevaliers pour interrompre notre transaction ? En plus, j'aurais été idiot de me placer ainsi à ta merci alors qu’ils arrivaient…
— Ça ne serait pas la première fois que les chevaliers sacrifient un de leurs pions pour s'assurer l’effet de surprise. Tu n'y as pas pensé ? En plus d'être un menteur, un vrai serpent, tu serais donc un idiot !

À nouveau, Edvin se tut. Il voyait la hache se balancer au bout du bras de l'exécuteur, sentait venir le moment où on lui collerait la tête sur un billot. Une dernière idée lui vint, désespérée.

— Je ne pouvais pas être au courant de leur arrivée ! Cela fait quatre semaines que je voyage parmi les tribus libres, je n'avais aucun moyen de communiquer avec eux. Les chevaliers arrivaient du sud, alors que je suis venu par la piste de l'Ouest !
— Et ces geais que vous dressez pour porter vos messages ? Tu as eu largement le temps de leur indiquer la voie.
— Comment aurais-je fait pour leur décrire un chemin que je n'ai même pas pris ? Les routes de ce pays ne sont pas si simples. Il sont sûrement venus accompagnés.

Le chef et l'archère échangèrent un regard. Y avait-il eu un autre guide ? Un Borag peut-être... Katilik reprit.

— Sûrement ? Tu te caches derrière des écrans de fumée. De toute façon je ne vais pas prendre de risque, tu n’est qu’un serpent et je t’écraserai sans pitié ! Kital te fera connaitre la mort des hommes sans honneur. C’est une mort lente : tu seras encore conscient quand il brisera les derniers os de ton corps.

Le bourreau sembla bander ses muscles, un silence lourd tomba dans la clairière. Soudain Lurika s'interposa. Elle s’avança jusqu’à Edvin, lui releva la tête d’une main sans douceur, et sembla scruter ses yeux. Elle avait un regard fixe, étrange. Que voyait-elle ?

— Épargne sa vie, Katilik, dit-elle finalement.
— Et pourquoi donc ?

Il semblait contrarié, mais s’adressait à Lurika avec un respect inhabituel. Celle-ci reprit, avec l’accent étrange qu’Edvin avait déjà remarqué :

— Le destin de cet homme n’est pas de mourir sous la hache de ton bourreau. Le Vieil Homme a d’autres plans pour lui.

– À suivre

Le Vieil Homme de Pierre (4)

Le Vieil Homme de Pierre (2)