La soigneuse s’essuya les mains sur un vieux torchon grisâtre, et reboucha les pots en terre qui contenaient ses potions. Eker s'agita sur son lit, mais elle l’arrêta d’un geste.
— Il ne faut pas bouger, les brûlures sont encore à vif. Tu dois attendre jusqu’à demain, peut-être plus longtemps. Je te laisserai de quoi poursuivre les soins quand tu partiras.
— Merci, la vieille. Mais j’aimerais bien m’en aller rapidement, mes affaires m’appellent à Valkerst.
— N’en rêve même pas. Dans l’état où tu es, ça serait catastrophique, ta peau partirait en lambeaux.
Eker soupira, mais ne répondit pas. Assis à son chevet, Karman de Holberg l’observait sans émotion : sur son torse, sous la couche de baume, de larges pans de peau étaient soit noirs comme le charbon, soit violacés ou livides. Le seigneur de Varlkerst aurait bien pu y rester, si Karman n’avait pas été là pour le tirer d’affaire.
Pourtant Karman n’éprouvait pas grande fierté à se remémorer les événements de la nuit. L’expédition dans les bois à la tombée du jour n’avait été qu’une promenade, ils avaient passé au fil de l'épée tous ceux qu’ils avaient trouvé dans le refuge forestier des barbares, sans savoir que leurs ennemis réalisaient le même carnage dans leur propre camp.
Au retour, l’enfer s’était déchaîné. Il y avait eu la voix qui clamait dans la langue des barbares, la pluie de roches enflammées, le vent empoisonné, et d’autres choses dont il espérait ne pas rêver les nuits prochaines. C’était le moment où Eker était tombé, les vêtements en feu, son armure rougeoyant dans les ténèbres. Karman s'était escrimé à le secourir et le tirer de son carcan de métal, tranchant les sangles au couteau. Puis il l’avait chargé sur un cheval et avait filé sans regarder derrière lui, laissant ses vétérans et les chevaliers du Cercle se débrouiller tout seuls.
Il avait chevauché toute la nuit et la matinée, avant d'arriver dans cette vallée perdue hors du pays des tribus libres, devant la masure temporaire d'une guérisseuse.
— Quelles sombres pensées t’agitent ? demanda Eker. Malgré l'épuisement, sa voix restait moqueuse.
— Je repense à hier soir. J’ai laissé les hommes sans direction, livrés à cette horreur…
— Il fallait bien prendre une décision. En ce qui me concerne, c’était la bonne…
— Nous sommes arrivés avec plus de cinquante cavaliers, combien auront survécu ?
— Nous le saurons bien assez tôt, répliqua sombrement Eker qui ne nourrissait visiblement aucune illusion à ce sujet. Mais c’est à cela que servent les soldats. Ils se battent et meurent.
— Un bon chef assure la sécurité de ses hommes ! Je n’en ai rien fait…
— Tu devais d’abord t’occuper de ma sécurité et de la tienne : un commandant compte plus que cinquante hommes. Écoute, mon garçon, je ne sais pas ce que tu as vu quand tu servais sur le Helten, mais ici j’ai appris quelque chose. Si quelqu’un s’engage dans l’armée, il finira tôt ou tard par y laisser sa vie. C’est le métier qui le veut : un homme prêt à mourir est bien plus fort que celui qui tient à sauver sa peau. Parfois, j’ai dû sacrifier des troupes entières pour protéger d’autres objectifs ; pourtant mes gars se sont battus comme des lions, parce qu’ils savaient que c’était leur rôle et qu’ils s'y préparaient depuis longtemps.
Eker s’interrompit et tendit le bras vers une bouteille en terre, à laquelle il but avidement. Karman reprit, méditatif :
— Bien sûr tu as raison, tous les chefs de guerre l'apprennent. Mais je sais que j’aurais pu mieux faire.
— Il est trop tard pour ça. Tu as fait ce que tu as pu en fonction des circonstances. C’est notre lot à tous.
Dans un coin, la guérisseuse souffla bruyamment, comme un gloussement grossier.
— Qu’as-tu, la vieille ? l’interpella Eker d’une voix qui faiblissait.
— Vous parlez comme si vous n’aviez pas le choix de votre conduite, comme si vous étiez condamnés à toujours tuer ou laisser mourir. Mais rien ne vous obligeait à choisir la carrière des armes. Beaucoup d’hommes mènent une existence plus paisible.
— Des marchands et des paysans ? La belle affaire… fit Eker avec un reniflement de dédain.
— Des soigneurs aussi, et des érudits, reprit la guérisseuse. Même aujourd'hui, vous pourriez encore quitter votre profession.
— Tu ne comprends pas, intervint Karman. Nous sommes des fils cadets de grandes familles, maudits dès la naissance. Nous n’avons qu’une seule voie possible si nous voulons connaitre fortune et honneurs. On ne devient pas grand en écrivant des livres !
— Qu’est-ce qui vous oblige à devenir « grands » ? Chacun peut trouver sa place dans le monde, sans forcément chercher à dominer les autres…
Les deux hommes éclatèrent de rire.
— Mais c’est la seule chose qui compte ! conclut Eker.
La fumée du campement s’élevait entre les cimes des pins, et le vent du matin la dissipait avant qu’elle ne monte plus haut et devienne visible. De temps à autre, Edvin vérifiait d’un coup d’oeil que la brise ne retombait pas. Il n’avait aucune envie d'attirer l'attention des barbares.
Sigurt termina son repas - des baies et des racines, qui accommodaient une poule sauvage qu’ils avaient tuée sur un coup de chance. Il jeta ses restes, se leva et arpenta le sol tapissé d’aiguilles, tandis qu’Edvin continuait de mâchonner. La viande était dure, mais pas sans saveur.
— Tu es sûr que personne ne nous a vus ?
— Seulement des morts, Sigurt. Les autres n’ont vu que nos derrières, quand on courait vers le sanctuaire.
— Mais quand on est sortis, il y avait encore des soldats…
— Il faisait nuit, et ils avaient d’autres chats à fouetter.
— Si quelqu’un nous reconnait un jour, on nous enverra droit au gibet.
— Tu as raison, l’ami, mais je vois mal comment cela pourrait arriver.
— Il viendra d’autres Alaniens, et les barbares qui nous ont capturés n’ont pas tous disparu… Qui sait quelles histoires ils pourraient se raconter.
— Que veux-tu faire ?
— Contre les barbares ou le Cercle, pas grand-chose. Mais si l’un d’entre nous se fait prendre un jour, il ne faut surtout pas qu’il dénonce l’autre. C’est d’accord ?
Edvin approuva de la tête.
— Prêtons serment, insista Sigurt.
— Si tu le souhaites.
Ils jurèrent à la mode des chevaliers Alaniens, poing contre poing, et récitèrent les anciennes formules qui les liaient dans le secret.
Puis ils levèrent le camp en silence. Au moment de reprendre la longue route vers le Sud, Edvin se tourna vers Sigurt :
— On n’avait pas vraiment le choix. On a fait ce que les circonstances exigeaient.
Sigurt haussa les épaules.
— Je sais, répondit-il. Mais il vaut mieux qu’on n’aie jamais à l’expliquer.
Et ils partirent à travers les fougères et les buissons épineux.