Ekert de Valkerst chevauchait en terre ennemie. Monté sur un énorme destrier, une bête agressive nommée Tonnerre, il avançait à la tête de ses troupes. Le soleil éclaboussait les frondaisons d’une lumière dorée et verte de début de matinée ; c’était l’été, la saison des campagnes, et son cheval posait ses sabots sur une terre étrangère. A chaque pas, l’ennemi pouvait leur tomber dessus, caché dans cette forêt qu’ils ne connaissaient pas.
Ekert de Valkerst venait y porter la guerre, et il espérait s’amuser un peu.
— C’est bien calme, observa Karman de Holberg.
L’homme qui chevauchait à son côté aurait mérité sa place dans un roman courtois : jeune, superbe dans son armure qui brillait sous le soleil, monté sur un cheval blanc qui piaffait et hennissait comme s’il paradait devant le parterre de dames du tournoi du Château du Cygne, à Viseling.
Un petit branleur privilégié venu se faire mousser, pensa Ekert. Comme s’ils avaient besoin de ça.
— C’est toujours calme avant que ça pète, rétorqua finalement Ekert, dont l’armure ne brillait guère, et portait encore la marque d’une épée barbare qui lui avait fêlé la clavicule.
— Vous pensez qu’ils auront eu le temps de nous monter une embuscade ?
— Pas sûr. Mais il faut s’attendre à tout, nous sommes sur leurs terres, ils ont pu préparer des ouvrages défensifs et des pièges. Parfois il suffit de quelques archers bien placés pour bloquer une colonne entière.
— Vraiment ? fit Karman avec une moue.
— Une fois, dans un défilé, ils ont tué les chevaux de tête et leurs cavaliers ; on n’a pas pu repartir avant d’avoir contourné tout le massif, leurs archers faisaient mouche sur ceux qui tentaient de forcer le chemin. Une vraie boucherie.
Le jeune homme haussa les épaules, visiblement incrédule. Encore un qui écoute trop les menestrels, pensa Ekert. Pourtant il était censé avoir participé aux campagnes contre les tribus nomades qui menaçaient régulièrement les frontières du Duché sur les rives du Helten. Soit il n’y avait pas appris grand-chose, soit c’était un loup qui se faisait passer pour un agneau. Il ne savait pas ce qui lui déplaisait le plus.
— Les hommes de Jorling ont dû atteindre leur position, fit remarquer le jeune homme.
— J’attends toujours leur geai. Il ne saurait tarder maintenant.
— Nous sommes à moins d’une heure du sanctuaire barbare, et toujours pas de trace d’un ennemi. Vous trouvez ça normal ?
— Ils nous ont sans doute vus, mais de là à nous livrer combat... Nous ne venons pas prendre d'assaut une forteresse : les sanctuaires borags sont des lieux paisibles, perdus dans la nature. On n’y trouve pas que des guerriers.
— Nous venons donc tuer des femmes et des vieillards ? Quel genre de victoire est-ce là ?
— Nous allons détruire leurs idoles. C’est leur esprit que nous voulons briser. Ça leur apprendra à laisser nos colons tranquilles.
Karman médita un temps, et reprit.
— Dans les steppes au-delà du Helten, quand les Xun s’emparent d’une ville qui leur a résisté, ils tuent tous les hommes et brûlent tous les temples. Quant aux femmes…
— Je sais ce qu’ils font aux femmes.
— Ce sont des barbares.
— Ouais. Quand l’armée de Heim prend une ville, je n’aimerais pas être une femme coincée à l’intérieur. Je n’aimerais pas tomber sur moi-même.
Ekert cracha par terre. Lâché du haut de son cheval, le glaviot décrit une longue courbe et s'en fut décorer une fougère. Il en avait marre des réflexions du gamin. Ça lui rappelait trop les petits chevaliers venus dans le Nord lors de la Conquête – lui compris. Ils prenaient des airs vertueux, s'étaient scandalisés des manières des barbares. Ce qui ne les avait pas empêché de brûler et violer sans retenue : deux ans de guerre et d'orgie, une souillure indélébile dans la vie d'un homme – mais il en avait goûté chaque moment et ne regrettait rien.
Avisant une fourche du sentier, Ekert leva une main gantée d'acier et ordonna à la colonne de s'arrêter. Pour ne pas être en reste, Karman en fit de même à l'intention de sa troupe de vétérans du Helten.
— Amenez-moi notre guide.
Deux soldats lui présentèrent un Borag d'âge mûr, vêtu de fourrures pelées. Il portait une queue de renard en collier autour du cou, et arborait une grosse ecchymose sur le côté de la tête.
— L'ami, repris Ekert, nous voici arrivés à la bifurcation dont tu nous as parlé.
Désignant de la main un rocher rond qui dépassait de terre entre les deux branches du chemin, il poursuivit :
— Tu reconnais l'endroit ?
— Oui, c'est bien là, marmonna le prisonnier avec un accent tribal.
— À partir de la on prend la voie de gauche, c'est bien ça ?
— Non. Celle de droite.
— Bien, sourit Ekert, qui s'amusait toujours de ces petits pièges où il éprouvait la sincérité de ses captifs. Maintenant tu vas marcher devant la colonne. Si tu as dit vrai, tu ne risques rien, pas vrai ?
Le prisonnier hocha la tête, sans lever les yeux vers lui. Difficile de dire s'il était brisé, ou juste dissimulateur. Il se mit en route sur le chemin qui montait en pente douce. Aux approches du village, Osbern le fauconnier rejoignit Ekert, et lui montra d’un geste le geai perché sur son épaule. Cela signifiait que les hommes de Jorling encerclaient déjà le village. Sans un regard pour le jeune Karman, Ekert ordonna aux cavaliers de préparer leurs lances pour l’attaque, et ils avancèrent à nouveau, aussi silencieusement que le permettaient les sabots ferrés des chevaux – Ekert préférait ne pas gêner les montures en les enveloppant de tissu.
Ils débouchèrent enfin sur le village, un ramassis de cabanes sans même un rempart défensif ; quelques chuintements discrets signalèrent la volée de flèches qui s’abattit sur l’avant-garde, sans faire plus que quelques blessures légères. Mais devant le cheval d’Ekert, le prisonnier Borag qui les guidait s’était effondré, deux flèches dépassant du torse.
Un traitre ne vit jamais longtemps, se dit le chevalier. Le captif n’avait pas eu beaucoup le choix, mais il savait à quoi s’attendre de la part de ses compatriotes.
Ekert leva le poing et donna le signe de l’attaque.
Le village était faiblement défendu, et les combattants ennemis furent rapidement mis en déroute. Ils furent alors fauchés comme des blés mûrs par les maraudeurs de Jorling qui attendaient aux alentours. Dès lors, les chevaliers rangèrent leurs épées et allumèrent leurs torches.
— Ne touchez pas à ces maisons, on aura besoin d’un abri pour la nuit, ordonna Ekart.
— Vous vous plaisez vraiment ici ? Pourquoi ne pas repartir immédiatement ? demanda Karman de Holberg.
— Nous n’avons pas encore terminé notre besogne, grogna Ekert.
— Pourquoi donc ? Nous avons détruit toute résistance, non ?
Ekert ne répondit pas.
Pendant ce temps, les chevaliers avaient mis le feu à la moitié du village, et s’attaquaient maintenant aux bâtiments du sanctuaire. Les deux nobles les accompagnèrent, pour assister eux-mêmes à la destruction des idoles de leurs ennemis.
L’enceinte du sanctuaire était une simple palissade de bois ; à l’intérieur, quelques bâtiments de rondins abritaient des statuettes et offrandes desséchées. Le tout flamba joyeusement sous la torche des chevaliers du Cercle. Les chevaliers s’avancèrent ensuite vers une ouverture à même la roche, dont l’entrée était décorée de crânes aux dents jaunies.
— Denkt, Swen, rentrez avec boucliers et glaives ! S’il reste des réfugiés, qu’ils sortent les pieds devant. Et trois hommes avec des lances courtes pour les suivre.
Les deux soldats, des vétérans du nord, hochèrent la tête et entrèrent dans la grotte, mâchoires crispées. La deuxième équipe les suivit d’un pas prudent. Les combats souterrains n’étaient jamais une partie de plaisir.
Le groupe réapparut une dizaine de minutes plus tard.
— Personne, c’est un vrai labyrinthe là-dedans mais après les autels, il n’y a plus aucune trace humaine.
— Swen, assure-toi que cette entrée soit gardée par deux hommes à toute heure de la journée. Pas envie de me retrouver avec un ours sur le dos. Maintenant occupons-nous de nos amis.
Dans le village, entre les maisons épargnées par le feu, les chevaliers avaient formé un cercle autour d’un petit groupe de Borags, surtout des vieillards et des enfants, dont plusieurs avaient été gravement blessés. Un sergent avait pris à parti celui qui avait la plus longue barbe ; assis sur son dos, il le clouait au sol de tout son poids et l’interrogeait. Sans se lever, il se tourna vers les deux commandants :
— Ce sont de vraies têtes de mules ! Pas moyen de savoir où sont passés les autres.
— On ne va pas y passer la nuit ! Sergent, amenez-moi ce jeune garçon, là-bas. Il a l’air tendre à souhait.
Le jeune Borag était encore imberbe, mais il toisait Ekert sans montrer de crainte.
— Jeune homme, il y avait d’autres guerriers d’après notre guide, un Borag comme toi. Où sont ils ?
Le garçon cracha par terre. Ekert sourit, approbateur, tandis que le gros soldat qui maintenait le garçon lui collait une taloche.
— Tes parents seraient fiers de toi. Mais ils sont sans doute déjà morts…
Il poursuivit, tout en tirant son épée et la pointant vers le visage du jeune Borag.
— J’ai besoin de savoir. Où sont ils ? Si tu ne réponds pas, tu perdras un oeil. Puis un autre…
— Meurs ! cria le garçon. Ses yeux ne quittaient plus la pointe de l’arme, qui décrivait de petits huits devant son visage. Il se débattait en vain dans la prise du soldat.
— Ekert, est-ce vraiment nécessaire ? intervint Karman de Holberg. Ce n’est qu’un enfant.
Le commandant se retourna vers lui, blême.
— Je fais ce que je dois faire ! Taisez-vous maintenant, ou vous le regrettez.
Karman recula d’un pas et ne dit rien, mais son expression en disait plus qu’un long discours. Ekert se retourna vers son prisonnier, posa la pointe de sa lame sur son front. Une petite goutte de sang perla. Se tournant vers le groupe de barbares rassemblés, il cria :
— Je ferai ce qu’il faudra, mais je saurai !
Et d’une poussée, il enfonça son épée dans l’oeil de l’enfant. La lame s’enfonça de plusieurs pouces, le gamin s’agita soudain puis s’effondra, sans vie. Le silence régnait dans la clairière ; dans le ciel sans vent, des nuages couleur d’ardoise approchaient de l’Est. Ekert fit signe au sergent.
— Débarrasse-toi du ce corps et va m’en trouver un autre !
Alors que le gros soldat retournait vers les prisonniers, un vieil homme s’adressa à eux d’une voix tremblante, avec une accent très fort :
— Nous ne savons pas où ils sont ! Ils sont partis dans la forêt en laissant quelques défenseurs avec nous. Pas besoin de tuer des enfants.
— Ah, triompha Ekert. Je savais bien que vous n’étiez pas seuls ici ! Combien reste-t-il d’hommes ? Quel chemin ont-ils pris ?
— Une quinzaine, ils ont quitté les chemins et sont partis dans la forêt.
Les autres captifs regardaient le vieil homme avec désapprobation. Ekert eut un sourire sinistre :
— C'est tout ce que tu as à nous dire ?
Le reste de l'interrogatoire fut rapide, sans pitié. Quelques moments plus tard, les chevaliers et soldats remplirent une maison de bois avec les corps des morts, et la firent brûler à son tour. Il ne restait plus de vivant dans le village que les chevaliers du Cercle et les hommes de Karman. Ce dernier s'approcha du baron Ekert de Valkerst.
— C'est donc ainsi que vous faites la guerre, déclara-t-il.
— Que croyais-tu, soupira Ekert. Tu as combattu les Xun, tu devrais connaître ces choses.
— Bien sûr, moi aussi j'ai déjà interrogé des prisonniers. Ce n'est pas une affaire d'âmes sensibles. Mais s'en prendre à des enfants...
— Ça marche, c'est l'essentiel.
— Vous alliez vraiment le mutiler œil par œil ?
— Pourquoi pas, si ça faisait parler les autres plus vite ?
— C'est... répugnant.
— La guerre est ainsi. Elle se gagne par les armes et par la terreur. Un outil puissant, si on est capable d’outrepasser certaines limites.
Le jeune noble garda le silence quelques instants. Autour d'eux, les soldats armés de pelles et de pioches fortifiaient le village pour la nuit.
— Puis-je vous poser une dernière question ?
— Allez-y, si ensuite j'ai la paix...
— Est-ce que vous aimez commettre ces horreurs ?
— Peu importe ce que je ressens, je fais ce que je dois faire. Il reste des barbares dans cette forêt, ils sont plus dangereux que les œuvres hères qu'ils ont laissés derrière eux, et ils chercheront sûrement à se venger. C'est mon devoir de commandant de rassembler toutes les informations sur nos ennemis pour ne pas me laisser surprendre. Il en va de la sécurité de nos hommes, de notre survie, vous comprenez ?
— Bien sûr que je comprends, mais ce n'est pas ce que je voulais savoir.
Ekert eut un mauvais sourire, qui tordit sa bouche et fit ressortit une vieille cicatrice.
— Il arrive que je prenne goût à ce que je fais. Le plaisir du travail bien exécuté, n'est-ce pas? Mais avant tout, je fais ce que les circonstances exigent. Et maintenant, je sais où trouver ceux qui nous ont échappé.
– À suivre