Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Le Vieil Homme de Pierre (1)

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— Seulement cinq Marcs par peau ? C’est un prix de voleur. Un prix d’homme du sud.

Le silence se fit dans la Grande Maison. Sous la toiture en chaume, entre les troncs à peine dégrossis qui la soutenaient, une douzaine de guerriers barbares braquaient sur Edvin des regards hostiles. Leur souffles produisaient de petits nuages d'humidité ; une odeur familière flottait dans la salle, mélange de sueur, de graillon et de fumée, qui prenait le coureur des bois à la gorge.

Celui qui venait de parler était assis sur un trône rudimentaire en bois, au haut dossier sculpté. Ses membres étaient secs et noueux, et ses cheveux striés de blanc trahissaient son âge.

— Les tribus Borag ont trop vendu l’an dernier, mes acheteurs habituels ont déjà beaucoup de peaux, je ne pourrai pas monter plus les prix. Pour vendre cher, il faut que les clients aient faim, plaida Edvin d’une voix trop faible.
— Rien ne prouve que tu dises vrai. Les Alaniens essayent toujours d'acheter nos fourrures à des prix indignes, pour se garder tout le bénéfice de la revente sur les riches marchés du Sud. Mais moi, Katilik, je pendrai le marchand qui essaiera de profiter de notre honnêteté.

Edvin déglutit. Il commençait à regretter d’avoir cherché si loin dans le nord de nouveaux partenaires commerciaux : le clan du loup s’avérait moins accommodant encore que les autres. Des images désagréables lui revenaient, datant de ses années de soldat, quand il combattait le clan de l'Ours. La Conquête du nord avait été une sale affaire, contre un ennemi brutal et rusé… Aujourd’hui encore, les tribus restées libres représentaient un danger permanent pour les confins de la Marche.

— J’essaye de nourrir ma femme et mon fils avec le produit du négoce. Si je t’achète tes peaux trop cher, je ne tiendrai même pas jusqu’à la saison prochaine. Les marchands malhonnêtes méritent d’être punis, mais je cherche juste à faire un marché équitable.

Katilik haussa les épaules avec indifférence.

— Vous dites tous cela. Pourtant, j’ai appris qu’un envoyé de Stavring donnait dix marcs pour les castors.
— C’était l’an dernier ! De nouvelles familles s’étaient s’établies à Heimark, ils voulaient se mettre à la mode de la Marche, il y avait des pièces à décorer, des manteaux à fabriquer… En plus des convois s’étaient perdus (Edvin se demandait toujours quelle tribu avait fait le coup), les acheteurs se battaient et faisaient monter les prix.
— Tu es Alanien, tu connais ces choses mieux que moi… Tu peux me raconter ce que tu veux, comment irai-je vérifier ? Tout ce que je vois, c'est que tu m’offres la moitié du prix de tes confrères.

Edvin se mordit les lèvres nerveusement. Comme toujours, ses explications sur l’offre et la demande rencontraient peu d’intérêt.

— Chef Katilik, je voudrais revenir commercer avec toi chaque année, et pour cela il faut se faire confiance. Comment puis-je te prouver ma bonne foi ?
— Comment un Alanien peut-il gagner la confiance d’un Borag ? Le chef se gratta la barbe d’un air méditatif.

Un silence tomba, lourd de sous-entendus. Edvin reprit la parole :

— Je peux offrir un sacrifice à vos dieux totémiques et jurer ma bonne foi dans votre sanctuaire.
— Ça serait un bon début, mais vous autres Alaniens ne partagez pas nos coutumes ; les esprits accepteront-t-ils tes serments ?
— Je ne te mentirai pas, je suis un adepte de la religion de la Grande Déesse. Mais mes serments n’auront pas moins de valeur. Ou bien… Edvin hésita.
— Parle !
— Je peux offrir du savoir. Vous vivez loin de la marche et de Heimark, je peux vous enseigner la langue des Alaniens, nos coutumes et nos manières.
— Tiens donc ! Et pourquoi ferais-tu cela ?
— Cela ne me coûte pas grand-chose d’allonger un peu mon séjour parmi vous, et ainsi nous nous comprendrons un peu mieux. C’est la même chose entre les tribus de votre peuple, vous avez besoin de connaitre les rites d’accueil et les noms des totems à respecter.
— Ton peuple fait une drôle de tribu ! grommela le chef, mais son regard s’était un peu adouci.

Edvin respira un bon coup, et lâcha son argument final.

— Et pour vous montrer ma bonne volonté, je vous offre sept marcs d'argent pour chaque peau. À prendre ou à laisser !

Pour souligner son offre, il étendit les mains et montra sept doigts, qui ne tremblaient presque pas. Les barbares échangèrent des regards, et Katilik consulta la femme aux yeux gris, petite et solidement bâtie, qui se tenait debout à côté du trône. Puis il se gratta à nouveau la barbe, et finalement déclara :

— Ça marche ! Apportez-nous du vak pour sceller le marché selon notre coutume – nous étudierons tes manières plus tard, homme du Sud. Demain peut-être, car tu vas rester un peu parmi nous, n’est-ce pas ?

Edvin acquiesça, soulagé. Il but la liqueur de baies au goût âpre, prononça les paroles en langue barbare, et compta les pièces d'argent. Voilà comment d’anciens ennemis se serrent la main, se dit-il en essayant de ne pas trop penser à ses camarades tombés pendant la Conquête.

Il laissait dans l’affaire plus d’argent que ce qu’il avait escompté, mais cet investissement lui ouvrait l'espoir de meilleures affaires. Et il fallait bien manger.

— Lurika, donne un toit pour dormir à l’étranger, ordonna le chef à la femme aux yeux gris, qui hocha la tête.

Pendant que le groupe sortait de la Grande Maison et se dispersait, Lurika saisit le bras d’Edvin d’une main calleuse et le guida à l’extérieur. L’odeur fraiche des pins les accueillit, ainsi que le bruit des conversations et les cris des enfants qui jouaient. Devant eux, la forêt descendait en pente douce jusqu’au chaos rocheux annonçant la mer.

Un grondement sourd résonna dans le lointain. Edvin se tourna vers l’Est : les pentes s’élevaient au-dessus des pins, terminaient en crêtes dénudées. Dominant la vallée, un monolithe de granit se dressait, solitaire. « Le Vieil Homme de Pierre » avait vaguement l’allure d’une silhouette humaine, à la tête casquée et aux épaules voûtées. Les Borags lui avaient dédié un sanctuaire, et le village avait grandi à côté.

— C’est le Vieil Homme qui gronde dans son sommeil, expliqua Lurika en le guidant à travers les ruelles du village.
— Et… lui arrive-t-il de se réveiller ?
— Heureusement non! Mais parfois il fait de mauvais rêves, répondit Lurika en riant. Nous l’appelons aussi Ramkil, le Guerrier de la Montagne, car selon la légende, il a autrefois chassé l’esprit maléfique du Rafann qui régnait sur ces monts.

Elle ordonna sans ménagement à des pèlerins d'évacuer un logement, et ouvrit à Edvin la porte d’une petite maison en rondins, où il posa ses affaires et attacha sa mule. Puis ils retournèrent à la place du village où les attendait le repas collectif de la tribu, que l’on servait sur de longues tables à tréteaux.

— Il n’a pas l’air commode, poursuivit Edvin. Pourquoi établir un sanctuaire dans cet endroit perdu ? — C’est un lieu magique, homme du Sud.
— Pardonne mon ignorance, mais je croyais que ton peuple adorait des totems animaux.
— Pas uniquement. Nous vénérons aussi les esprits de la nature, des pierres et des sources, et Svantovik aux Trois Visages, et Aushtara la Fertile, et Righena la Vengeresse…

Edvin nota que Lurika s’exprimait en langue borag avec un accent inhabituel. Alors qu’ils prenaient place à table près de Katilik, un bruit de course leur parvint et tout le monde se retourna vers l’entrée du village. Un éclaireur hors d’haleine surgit de la forêt et se jeta aux pieds du chef.

— Des cavaliers ! Des hommes du sud ! Sur le chemin de la côte, une cinquantaine de lances, en cuirasses d’acier. Ils seront là dans la moitié d'une heure !

Tous les guerriers se levèrent, les armes à la main. Le chef se retourna vers Edvin, et son visage était déformé par la fureur :

— Tu vas nous le payer !

– À suivre

Le Vieil Homme de Pierre (2)

La place du passager (4)