Il émergeait du vide, dans une nuit parcourue d’éclairs sombres. Allongé, peut-être maintenu au sol. Les sons qui parvenaient assourdis à ses oreilles, comme à travers de l’eau. Quelque chose n’allait pas.
On les avait attaqués !
Sigurt voulut se lever, mais une douleur foudroyante lui déchira le ventre, et il retomba sur sa couche, le souffle coupé, aveuglé de soleils imaginaires qui dansaient devant ses yeux. Respirer, résister à l'appel du néant, maintenir le contact avec le monde. Le frottement d'une étoffe grossière sur sa peau. Sous sa tête, le relief d’un oreiller sommaire, ou bien de vêtements roulés en boule. À travers ses paupières mi-closes, il distingua une petite sphère de lumière, dont la lueur jaune projetait plus d’ombres que de clarté autour de lui. Il n’arrivait pas à voir clairement la chandelle, mais entrevit une dans l’ombre silhouette emmitouflée de lainages. Une voix inconnue lui dit : « Dors, tu as encore besoin de repos. » Il sentit qu’on soulevait sa tête, le bord d’un gobelet contre ses lèvres, but la potion amère – il mourait de soif – et peu après, le vide l’engloutit à nouveau.
Quand il sortit de son sommeil, un jour gris éclairait la pièce – des murs de rondins, des étagères couvertes de pots en terre, quelques amulettes suspendues au-dessus de la porte, du lit, de sa tête... Sigurt comprit alors dans quel genre d’endroit se trouvait. La porte s’ouvrit, un vent froid balaya la pièce, et un vieil homme entra, enveloppé dans un manteau rapiécé, les bras chargés d’un fagot de bois mort. Voyant Sigurt à moitié redressé dans son lit, il s’exclama :
— Ah, voilà que notre blessé se réveille !
Déposant son fagot, il vint observer Sigurt, lui examina le fond des yeux et lui tâta les biceps. Le vétéran avait horreur qu’on le touche, mais il se laissa faire, encore groggy. Rassuré, le guérisseur appela :
— Dame Harla ! Il est revenu à lui, je crois qu’il va mieux !
— Soyez-en remercié ! répondit-elle en entrant à son tour dans la cabane. Elle s’assit à son chevet l’observa – à en croire son expression, il devrait avoir bien mauvaise mine.
— Dame Harla... Sigurt avait la bouche pâteuse, il articulait chaque syllabe avec effort. Dame Harla, que sont devenus nos attaquants ? Êtes-vous saine et sauve ?
— Ils ont pris la fuite, tu les as mis en déroute avant de tomber. C’est une méchante blessure qu'ils t'ont laissée, un des plus vicieux t’a poignardé le flanc pendant que tu te colletais avec deux autres malandrins.
Les souvenirs commencèrent à lui revenir. La route de Groenberg, la bande de rançonneurs surgis de nulle part, l’échauffourée...
— Ils en avaient après vous... Mais pourtant il n’ont pas profité de ma blessure.
— Avant de partir, leur chef m’a dit : « Vous n’êtes pas ici chez vous, allez-vous en ! »
— Ça n’étaient pas de simples détrousseurs de grand chemin. Ils nous portaient un message.
— Oui, et je devine qui a pu les envoyer.
Harla coula un regard de biais vers le guérisseur, qui ne perdait pas une de leurs paroles, et Sigurt comprit qu’elle n’en dirait pas plus. Elle écarta une mèche brune qui retombait sur son visage – en voyage elle se disciplinait moins, et il la préférait ainsi.
— Je vais faire un petit voyage, Sigurt.
— Est-ce prudent ?
— Celui qui cherche à m’intimider n’a fait que me mettre en colère. Cette affaire ne va pas se terminer tant que je n’aurai pas eu réparation.
— Laissez-moi venir avec vous, je vous protègerai.
— Tu n’es guère en état, mon brave Sigurt, et je compte agir avec la plus extrême discrétion. Repose-toi ici, je ne serai pas très longue.
— Combien de temps ?
— Une semaine, peut-être deux.
— Mais...
Déjà elle s’était relevée. À la porte, elle se retourna et lui sourit, puis elle sortit de la pièce. Sigurt se laissa retomber sur le lit ; la douleur à son côté se raviva, et il étouffa un gémissement.
La lumière du soir devenait grisaille ; à l’heure entre chien et loup, les collines se fondaient à l’horizon en une masse sombre et moutonneuse. Harla calma de la main sa monture, rendue nerveuse par les hurlements qui résonnaient, lointains. Pourtant, l’hiver avait été clément.
Elle poussa du pied la haquenée, qui reprit sa progression sur la route de Sonborg à Valkerst. Le sol boueux était semé de grosses pierres et de nids de poule, et la lumière baissant ralentissait encore la progression. Harla, absorbée dans ses pensées, ne semblait pas s’en soucier. En quelques semaines, elle avait parcouru la Marche en tous sens, et avait même séjourné à Heimark, la ville du baron Markam. Elle n’avait jamais fréquenté de cour seigneuriale, et son enfance dans le château familial de Rolburg l’avait mal préparée à ce mélange de faste, d’intrigues et de fêtes brutales. La femme du baron, Yana, essayait d’apporter un peu de raffinement à cette cour provinciale, invitait des baladins et des artistes, organisait des concerts, mais cela restait un milieu d’hommes de guerre, à l'atmosphère lourde. Le seigneur de la Marche aimait avant tout boire, chasser, lancer des défis physiques et partager des plaisanteries salaces avec ses favoris. A Rolburg, au coeur du Duché de Heim, les traditions étaient mieux enracinées, les manières plus policées, et les dimensions du fief ne se prêtaient guère aux intrigues. Heimark, en comparaison, était un nid de serpents, et elle avait cherché les plus venimeux.
Elle s’engagea dans une ravine calcaire dont les parois blanchâtres montaient au-dessus de sa tête de chaque côté, poussa encore sa monture qui bronchait de plus en plus. La ravine faisait des détours, et à un tournant elle vit arriver quatre cavaliers. Ils montaient des bêtes de race, hautes et puissantes, et leurs armures étaient marquées du cercle blanc. Dans le crépuscule, le métal semblait terne. Harla arrêta sa haquenée ; là où elle se trouvait, le chemin était plus large et permettrait à tous les cavaliers de se croiser en restant à une distance acceptable.
Les quatre cavaliers s’arrêtèrent quand ils furent parvenus à sa hauteur. Celui qui avançait en premier abaissa sa capuche, dévoilant une crinière de cheveux blancs, et s’adressa à elle d’une voix qu’elle connaissait.
— C’est une heure bien tardive pour cheminer seule, ma Dame.
Harla abaissa à son tour sa capuche, exposant sa tête au vent du soir.
— Je vous salue, Prieur Jurg. Merci de vous préoccuper du sort d’une voyageuse solitaire.
Le vieux soldat marqua un arrêt mais cacha bien sa surprise.
— Dame Harla, je vois que vous continuez à visiter notre belle région. Vous devriez faire plus attention, nous ne sommes pas dans les fiefs pacifiques du duché.
— Je m’en suis déjà rendue compte. On ne sait jamais sur qui on peut tomber au détour d’un chemin.
— Vous êtes encore loin de Valkerst, ma Dame. Il serait plus sage de faire volte-face et vous en retourner avant la nuit noire.
— Au hameau que j’ai traversé tout à l’heure, on m’a dit qu’il me restait à peine une heure.
— Vous ne devez pas croire ces vilains. À cette heure-ci il vous en faudra au moins le triple, si tant est que vous arriviez à destination.
— Mais j’ai à faire là-bas, et la route ne me pose pas de problème. Je voulais rendre visite à Ekert de Valkerst, le connaissez-vous ?
Le Prieur ignora la remarque et insista.
— Je vous en conjure, ma Dame, il est plus sûr de rentrer à Sonborg ce soir. Les loups sont de sortie, revenez avec nous, j’assurerai votre sécurité.
— Je ne peux accepter votre offre, il me faut-
— Vous viendrez avec nous, ma Dame, c’est un ordre !
Tout en parlant, le Prieur s’était avancé et avait mis la main sur les rênes de la monture de Harla. Son expression de sollicitude s'était durcie en un masque menaçant. Les trois cavaliers qui l’accompagnaient s’approchèrent, et l’un d’entre eux descendit de cheval. Harla sentit la panique monter, s’écria :
— Maintenant !
Une corde qui claque, un sifflement, un projectile qui perce le métal et la chair. Le sergent qui était descendu de cheval tomba à genoux, un bâton court et empenné lui dépassait de la poitrine. Son cri de douleur s'acheva en un borborygme sanglant. Au même moment un deuxième projectile siffla, puis un troisième. Les deux autres cavaliers, en pleine volte-face, tombèrent de leurs montures.
Harla voulut profiter de l'alarme pour écarter sa monture, mais Jurg resserra sa poigne de fer sur les rênes.
— Comment osez-vous ? Qui s'attaque à l'Ordre ?
Sur les hauteurs qui cernaient la racine, la silhouette massive de Sigurt apparut, une arbalète à la main, un sourire mauvais aux lèvres. L’ayant reconnu, le Prieur tira sa dague et la porta au cou de Harla.
— Pas un pas de plus, spadassin ! Sur la vie de ta maîtresse.
D'autres silhouettes apparurent aux côtés de Sigurt, des hommes vêtus de livrées, portant maille et casque. Il en venait aussi de l'autre côté de la racine, au total une dizaine d’hommes d'armes. L'un d'entre aux parla :
— Prieur, rendez-vos armes et demandez merci.
— À qui demanderais-je merci ? Pour autant que je sache, vous êtes des couards sans nom et sans chef qui ont tendu un piège à mes hommes !
Une nouvelle voix lui répondit, venue du chemin derrière eux.
— C'est à moi que tu dois te rendre, traitre.
Sans relâcher sa prise sur les rênes de Harla, le Prieur se tourna vers le chemin par lequel il était arrivé. En haut de la ravine, seul dans la lumière de la lune, monté sur un énorme destrier, se tenait un cavalier vêtu de noir, dont les traits se perdaient dans l'ombre de sa capuche. Il reprit d'un ton sardonique :
— Croyais-tu que tu pourrais retourner le baron contre moi ? Ta combine est éventée, tu n'as plus qu'à te rendre et implorer ma clémence.
— La clémence de Rodhgal ? C’est une blague ! Je tiens ton alliée, dis à tes hommes de reculer ou je la saigne, même si cela doit être mon dernier geste !
Le cavalier noir rit, d'une voix de gorge pleine d'assurance.
— En auras-tu le cran ? Je ne le pense pas. Les hommes qui prennent l’habitude des complots deviennent faibles et sournois. Et puis, tuer une dame... Je ne vois pas en quoi cela améliorerait ta situation.
Tout en parlant, il faisait avancer son cheval vers eux, au pas. Le pelage de la bête fumait dans la fraicheur du soir, ses renâclements produisaient de petits nuages de vapeur. Sous le capuchon, Harla crut distinguer la bouche cruelle et les yeux froids de Rodhgal le Noir, bras droit du baron, administrateur de justice et grand collecteur des taxes.
— N’avance plus. A chaque pas que tu feras, je lui arracherai un oeil !
— De mieux en mieux. C’est donc cela qu’on vous enseigne, à vous les fils de bonne famille ? Le bourreau qui exécute mes sentences a plus de noblesse que toi !
Il n’avait pas changé d’allure. Harla sentit la tension grandir dans les bras du vieux soldat, entendait sa respiration de plus en plus hachée. Sur la crête, plusieurs des soldats de Rodhgal avaient réarmé leurs arbalètes et les pointaient sur eux.
Rodhgal s’arrêta face à eux. Sans se presser, il tira son épée, un arme longue et effilée, dont le fil scintilla brièvement.
— Prieur, tu n’as mis aucune de tes menaces à exécution. Tu crois avoir le choix de ta conduite, mais la vérité, c’est que tu es déjà perdu. Quand à vous, ma Dame...
Il se pencha en avant, son bras bougea très vite, et Harla sentit une morsure soudaine dans sa poitrine. Elle voulut parler mais s’étrangla sur un hoquet, et glissa lentement de sa monture, impuissante, paralysée par son coeur qui ne battait plus. Sur les hauteurs, elle entendit quelqu’un crier, peut-être Sigurt. Le sang jaillissait du trou percé dans son manteau.
— ... voyez-vous, de noblesse, je n’en ai aucune, et je ne cherche pas à en imiter les apparences. La seule personne qui m'intéresse c'est toi, Jurg, et pour la suite de notre discussion, je ne veux pas de témoins.
Tombée sur le dos, Harla vit les hommes de Rodhgal entourer le Prieur et le forcer à descendre de cheval. Un froid intense engourdissait déjà ses membres, et dans un dernier souffle, elle se demanda où était Sigurt.
Sigurt courait dans le Bois aux Chouettes. Il courait comme un damné, à se faire éclater les poumons, au risque de trébucher et de se briser le cou dans un ravin. L’effort avait réveillé sa blessure mais il n’en avait cure, car ce qu’il fuyait était bien pire. Il se perdit dans les combes et les taillis, traversa et retraversa des cours d’eau, pataugea dans leur lit pour brouiller sa piste, prenant garde à garder la lune à sa main gauche. Il n'entendait pas de poursuite mais n'en courait pas moins comme s'il avait le diable à ses trousses – ce qui n’était pas loin de la réalité.
Longtemps après, arrivé dans une petite clairière, il sentit ses jambes faiblir sous lui et alla s’effondrer contre un grand pin, à l’abri d’un buisson. Dans l'obscurité et le froid, épuisé, il pleura sa maitresse, et jura de tirer vengeance de l’homme le plus dangereux de la Marche.