Le feu brûlait bas dans la cheminée, et par moments le hurlement du vent nocturne couvrait les crépitements des bûches. Dans la salle de réception, Ekert de Valkerst était resté seul avec le prieur Jurg et une bouteille de vin – une importation coûteuse dans cette région éloignée des vignes et du soleil. Après un repas de venaison épicée, les serviteurs et les parents du seigneur avaient pris leur congé, et les deux conspirateurs terminaient la soirée en buvant, et s'apprêtaient à discuter d'affaires de plus d'importance.
Jurg se sentait en position de faiblesse dans la forteresse de son hôte, et il avait horreur de cela. À Tour-Sonborg il disposait de dizaines d’hommes lui obéissant au doigt et à l’oeil, mais il rendait visite à Ekert en discret équipage, avec seulement trois cavaliers, et tous les autres soldats et serviteurs obéissaient à son hôte. Le seigneur de Valkerst lui faisait face, un homme bien bâti, reconnaissable de loin à sa flamboyante crinière rousse, qui commençait à se dégarnir sur les tempes. Autre signe du passage du temps, les cicatrices sur ses avant-bras et son visage, dont la plus visible courait sur le coin gauche de sa bouche et lui faisait un sourire parfois moqueur, parfois amer.
Jurg parla en premier.
— On n’a toujours pas retrouvé les assassins de Jaral.
Tout de suite il regretta d’avoir brisé le silence, plutôt que de laisser l’autre entrer dans le vif du sujet. Quand il recevait, il savait jouer ce jeu d'attente, mais ces jours-ci il n’avait pas toutes les cartes en main.
— Je me doute que vous ne l’avez pas retrouvé, rétorqua Ekert d’une voix traînante. Tu n’aurais pas attendu ta visite mensuelle pour me le faire savoir. Et pas de nouvelles de la visite du baron ?
— Aucune, aux dernières nouvelles il chassait en forêt de Targan.
— On t'a mal renseigné, semble-t-il.
Jurg se maudit d’avoir parlé de la visite à Ekert. Quelques jours plus tôt, un de ses sergents avait mis la main sur une missive perdue, provenant apparemment de l’intendant de la Marche, qui faisait état d’une inspection surprise du Baron à Tour-Sonborg. La lettre était précise et convaincante, évoquait une fouille poussée de la forteresse, et il avait pris des mesures d’urgence pour mettre à l’abri certains objets compromettants en sa possession. Jaral aurait dû tout mettre à l'abri dans leur cache en forêt – hors de question de mettre ces preuves dans les mains d’un allié aussi redoutable qu’Ekert, même si c’était en sa faveur qu’il conspirait. Mais Markam n’était pas arrivé, le colporteur qui avait vendu la lettre volée s’était volatilisé, et Jurg se sentait de plus en plus le dindon d’une farce qu’on lui aurait jouée.
— Peut-être a-t-il changé de plans, la constance n’a jamais été son fort.
— Nous verrons. Dommage que ton homme de confiance se soit fait descendre – vous ne leur apprenez plus à se battre, à vos gars ?
— C’était une embuscade.
— Peu m’importe, maintenant notre fausse lettre de change traine dans la nature. Tes affaires vont mal, Prieur. Tes informateurs te mentent, tes combattants sont trop faibles, et tes secrets t’échappent...
Et encore, tu ne sais rien de l’or qu’on m’a pris, songea Jurg avec amertume. Ce jeune idiot de Jaral était censé mettre notre caisse secrète à l’abri !
Il répondit d’un ton raide :
— Je vais régler cette affaire rapidement. Tu sais que je ne plaisante pas avec ceux qui essaient de me rouler.
— Aucune idée de qui a fait le coup ?
— Ça pourrait être des hors-la-loi, mais ça ne leur ressemble pas de s’attaquer aux nôtres. Ou bien des barbares, mais les raids sont devenus rares dans la région. Peut-être une nouvelle bande. J’ai dit à mes hommes de chercher une douzaine de gueux armés d’arcs et de haches.
Ekert but une gorgée de vin, mais ses yeux restaient fixés sur le prieur par-dessus le bord de son gobelet. Il reprit, plus bas.
— Pendant ce temps, la soeur du mort est passée à Valkerst, et elle a posé beaucoup de questions à des gens que je connais bien. Si j’étais du genre inquiet, je dirais qu’elle ne croit pas à ton histoire de patrouille et d’embuscade, et qu’elle veut tirer cette histoire au clair.
— Elle a aussi pris des renseignements à Sonborg. C’est une futée.
— Tout ce qu’il nous fallait ! explosa Ekert en abattant son gobelet sur la table. Une parente qui demande justice et va déterrer toute l’affaire ! De mieux en mieux !
Jurg sentit quelques gouttelettes de vin se déposer sur sa joue, les essuya du dos de la main et répondit sans montrer son agacement.
— Il faut l’écarter au plus vite de cette histoire.
— Sans blague, maugréa Ekert.
— Je vais la faire suivre par des gens plus discrets que mes chevaliers, et quand elle sera dans un endroit isolé...
— Tu comptes vraiment faire assassiner une Dame ?
— Non, juste l’intimider. La coincer seule, et lui faire passer un message bien senti.
— Ton plan est idiot. Après cette démonstration inutile, elle se méfiera, elle ne sortira plus que sous bonne escorte.
— Elle n’a qu’un seul homme, un dur à cuire. Si je le fais blesser ou estropier, ça change tout pour elle.
— Elle a des amis dans la Marche ? Des Jaerls qui pourraient lui offrir leur protection ?
— Personne, sa famille est obscure et de noblesse récente. Au mieux, elle se tournera vers toi...
Ekert rit, de quelques éclats sinistres.
— Eh bien soit, maître conspirateur, essaye donc ce plan astucieux, conclut-il d’un ton sarcastique.
— À moins que tu n’aies une meilleure idée, rétorqua le Prieur, dont la patience commençait à se faire courte.
— Personnellement, je tire les armes quand je je suis prêt à tuer. Mais si ce n'est pas ta manière de faire, procède comme tu l'entends...
Jurg haussa les épaules, maussade. Il se plongea dans la contemplation d’une tenture qui couvrait le petit côté de la salle, derrière l'estrade où ils buvaient : une pièce de belle taille, brodée et historiée, qui évoquait les combats des ancêtres d’Ekert pour le Duché. A cette époque, les ennemis de Heim n’étaient pas les barbares primitifs du Nord, mais des hordes de cavaliers Sokhoi surgies des steppes du Sud. L’artiste avait illustré avec minutie les blasons alaniens, les étendards fantastiques des nomades, les casques brillants et les rangées de chevaux, figés à mi-course dans un saut qui ne toucherait jamais le sol.
Jurg s’était engagé dans l’Ordre du Cercle pour y acquérir le statut que son rang de naissance ne lui donnait pas, en combattant dans des batailles comme celle-ci. Finir sur une tapisserie, dans le rôle du général ordonnant la charge, voilà la seule postérité dont rêvaient les cadets comme lui. Mais pour une bataille gagnée sur le champ d’honneur, qui ferait la gloire d’une famille, combien de combats étaient livrés en secret, combien de poignards plantés dans des dos innocents ? Depuis longtemps, Jurg avait compris des leçons importantes sur la guerre.
Ekert se versa un verre de vin, le vida, rota. Le seigneur de Valkerst avait une bonne descente, mais Jurg se méfiait de ses airs de brute avinée ; il le savait matois et capable de simuler l’ébriété.
— Et pour notre autre affaire, prieur... Que me proposes-tu ?
— Concernant Rodhgal ? Instinctivement, Jurg avait baissé la voix. Le bras droit du baron, arbitre judiciaire et percepteur en chef des impôts, n’inspirait pas la gaité ni l’insouciance.
— La lettre qui devait le compromettre se promène dans la nature, Ekert. Avant de tenter quoi que ce soit, il faut absolument la retrouver.
— Et si nous l’avions perdue pour toujours ? Pour l’instant tu n'as aucune piste. La recherche pourrait durer longtemps.
— Nous allons trouver un autre stratagème...
— Prieur, parfois j’oublie que tu es un soldat de l’Ordre du Cercle. Tu parles comme un espion ou un assassin, bon sang !
— C’est pour mieux servir ta cause, Ekert. Rodhgal est proche du baron, son influence et ses liens avec les princes marchands de Heimark sont trop forts pour qu’on l'affronte de face. Si nous voulons redresser la situation de la Marche, si tu veux vraiment prendre sa place, nous ne devons pas reculer devant les moyens.
— Notre plan initial me plaisait bien. Associer Rodhgal au financier de la bande des collines noires, au moment où elles commettraient un forfait spectaculaire... Markam serait hors de lui. La corruption ne le dérange pas trop, mais il déteste qu’on se moque de lui.
— Peut-être que nous mènerons à bien ce plan, mais il ne faut pas produire d’autre faux en écriture tant que nous ne savons pas ce qu’il est advenu du précédent.
Ekert se leva et marcha à travers la pièce ; il faisait partie de ces gens qui ont besoin de faire fonctionner leurs muscles pour activer leur cerveau, pensa Jurg avec une pointe de mépris. Le rouquin massif passait alternativement d’une zone d’ombre à la lumière du feu, les mains derrière le dos, les sourcils froncés.
C’est ça, l’homme qui doit rétablir les traditions Alaniennes dans la Marche. Un buveur, sans doute violeur, qui écrase ses alliés à la première occasion. J’espère que j’ai fait le bon choix.
Devant lui, son gobelet de vin attendait qu’il y touche ; le Prieur savait qu’il serait toujours plein à son départ. Depuis des années, l’ascèse était devenue plus qu’une habitude, presque un besoin chez lui. Il jouissait des plaisirs qu’il se refusait, des séances de méditation qui laissaient son corps meurtri, des longues heures d’étude, de la pratique quotidienne des armes au lever du soleil, ses muscles brûlants dans le froid du matin. Depuis cette forteresse de discipline qu’il avait bâtie en lui-même, l’impulsivité et les émotions d'autrui lui paraissaient faiblesses d’enfants. Mon corps est une épée, et mon esprit la main qui le dirige. Que cette main soit forte et ma lame, légère. Encore une fois, il regretta que les commandants du Cercle ne puissent briguer de fonctions civiles.
Mais Ekert avait fini de tourner en rond :
— Et la missive qui annonçait la visite du baron ?
— Quoi donc ?
— Tu la crois authentique ? A ta place, je la ferais vérifier par un lettré digne de confiance.
Jurg se mordit les lèvres. Tout à ses préoccupations, il n’avait pas voulu envisager qu’on lui ait tendu le un piège du même tonneau que celui qu’il préparait pour Rodhgal.
— Je vais m’en occuper. Si c’est un faux...
— Si c’est un faux, le coupa Ekert avec humeur, ça veut dire qu'on a été menés en bateau, et par quelqu’un de plus malin que nous. Il vaudrait mieux que ça ne soit pas Rodhgal...
– À suivre