Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

La place du passager (1)

Le nouvel âge industriel, atteint autour de l’an 2030, se définit par une absence totale de délocalisations : les coûts de main d’oeuvre étant désormais nuls, les producteurs s’installent à proximité des marchés. D’immenses usines entièrement automatisées ont ainsi été construites en Europe, Asie Pacifique et Amérique du Nord. Bien sûr, ces chantiers n’ont créé aucun emploi dans les classes populaires et moyennes, désormais exclues de la vie active : les usines fabriquant les robots manufacturiers sont elle-mêmes automatisées, construites par des robots, et ainsi de suite. La boucle est complètement bouclée.

The Economist, numéro spécial « The End of labour » ; article écrit par le système Doctus, et édité par un rédacteur humain.


6 Juin 2045, dans le Grand Paris.

« Patron, la même. »

Al écluse les bières au comptoir. Ce matin, comme tous les matins, il attend l’arrivée de sa bande, et vu qu’il est insomniaque c’est lui le premier arrivé – bon, il est bien onze heures. Ça explique sûrement pourquoi il fait toutes les réunions bourré, et que son allocation mensuelle s’évapore dès le 15 du mois.

Seb, derrière le bar, verse une Stella et la pose devant lui sans rien dire. Sur le tabouret d’à côté, un petit vieux en veste et chapeau assis devant son café hausse les sourcils en voyant arriver le bock mousseux. Puis il regarde Al et se détourne prudemment. Ils font tous comme ça quand ils le voient, sans doute la crête orange et les tatouages. Et puis Al est un sacré morceau, près de deux mètres de barbaque, ça aide à avoir la paix.

Il y a du monde dans le café, pas mal de prolos comme lui, des gens qui sont aux allocs, qui n’ont que ça à foutre. Mais Al ne compte pas passer la journée sur son cul au comptoir, avec sa bande ils ont des plans. Dans l’après-midi ils iront à un défi de baston à mains nues dans le parking souterrain des frigos, il faudra être en forme. Moyen de gagner un peu de fric. Et ce soir les filles de la rue du Paradis montent une bang party, s’il a un peu de pot il arrivera à taxer de la came et tirer un coup avec une de ces pestes. Et si ça se passe mal, ils pourront toujours aller éclater la bande des skins du 26eme.

Phil arrive en premier, c’est le plus gentil de la bande, avec sa tronche de travers et son haleine de chacal. Puis Max, toujours couvert de piercings dégueulasses, accompagné de son clebs. Ils s’installent à table, et la place se fait toute seule autour d’eux.

Les journaleux les appellent le mouvement néo-punk, mais Al et ses potes se disent keupons, bien sûr. Chaque midi ils se retrouvent dans le même coin du Balto, des sacs de testostérone et de bière cherchant un moyen de se décharger. Si chaque jour doit être le même que le précédent, s’il n’y a plus d’avenir ni de projets pour la plèbe, alors autant se mettre sur la gueule.


7 juin, 9h30.

Philippe Flandres, PDG du groupe TexTech, termine son conseil d’administration hebdomadaire. Il quitte son bureau capitonné et lambrissé, et son ascenseur privatisé l’emmène au au rez-de-chaussée. Il sort du siège social du groupe, décoré des logos orange de TexTech, traverse la rue (une avenue tranquille, bordée d’arbustes et de fleurs), et entre dans la mairie du 31ème arrondissement de Paris : un bâtiment en pierre de style XIXe siècle, ancien hôtel particulier réaménagé.

« Bonjour, monsieur le maire », le salue un de ses Clients qu'il croise dans le hall d'entrée, en inclinant le buste vers lui ; c’est la marque du respect dû à un des grands Arbitres. Philippe hoche vaguement la tête, il a l'habitude d'être traité en supérieur depuis qu'il a été hissé au-dessus du commun, à l’issue de ses études. Il présente son visage devant la caméra de reconnaissance biométrique qui contrôle l'accès à son bureau, et s’y engouffre avec sa vivacité habituelle. À peine arrivé, une voix familière l’accueille :

— Bonjour Philippe, j’espère que vous allez bien. Voulez-vous que je vous fasse la liste des points qui réclament votre attention aujourd’hui ?

La voix de Civis est chaleureuse, presque maternelle, mais comme beaucoup d’autres gouvernants, Philippe ne peut s’empêcher de lui trouver quelque chose d’énervant. Une intelligence artificielle surpuissante, un système expert de gouvernement, l’assistant parfait, toujours à jour dans ses dossiers, toujours pourvu d’un petit conseil utile ou d’une étude sur le sujet du moment. Il ne sais pas pourquoi, mais chaque fois qu’elle lui annonce des nouvelles, il s’attend à une catastrophe.

Tout en s’installant à son bureau, le maire répond à la voix désincarnée. Il sort quelques documents et une photo de famille de sa serviette, les dispose en quelques gestes rapides et précis.

— Vas-y, envoie.
— L'association des militants pour le droit à la vidéo a reparlé de l'augmentation de bande passante...
— Elle a été déjà votée ! Ils pourront regarder trois émissions en ultra-haute définition simultanément, qu’est-ce qu’ils veulent de plus ?
— Ils demandent un engagement sur la date à laquelle elle prendra effet.
— Et on a cette date ?
— Non, il reste encore à approuver le partenaire industriel.
— Hé bien, dis à la communication de leur pondre un message rassurant. Un truc pipeau. Quoi d’autre ?
— Votre réunion avec les élus municipaux a été reportée...
— Pas grave. Quoi d’autre ?
— Une robo-fabrique à inaugurer en début d’après-midi.
— J’ai pris une cravate, cela suffira bien. Et encore ?
— Une petite affaire de maintien de l’ordre. Un néo-punk des quartiers plébéiens s’est introduit dans une usine de haute sécurité.
— Tiens, il y en a dans la commune ?
— Oui, souhaitez-vous que je vous donne l’historique des autorisations ?
— Non, laisse tomber. Mais qu’est-ce qu’il est allé foutre là-dedans ?
— Apparemment c’est un accident, il était poursuivi par une bande rivale.
— Ces gangs me fatiguent. La police est sur le coup, j’imagine ?
— Oui, ils ont pris en charge l’affaire. Souhaitez-vous que je vous informe du dénouement ? Nous avons demandé une neutralisation sous 24 heures.
— Avertis-moi seulement en cas d’issue violente. Tu me diras s’il y a quelqu’un à couvrir.
— Entendu, Philippe. C’est tout ce que j’ai pour ce matin.
— Parfait. Passe-moi le dossier sur le tribun de l’opposition, je voudrais préparer quelque chose pour lui.


Retour en arrière : le 7 juin, 4h du matin.

Al court dans la nuit, le long d’une route de campagne.

La soirée s’est mal passée, ceux de la porte d’Ivry avaient fait venir leurs combattants dopés, même Al n’a rien pu y faire malgré les amphètes. Après il y a eu la bang party de la rue de Paradis, les minets qui pouffent en le voyant passer, avec ses coquards et ses jointures couvertes de sang, mais se taisent à son approche. Il aurait pu en écrabouiller quelques uns pour le plaisir mais ils n’était pas venu là pour ça. Il y avait surtout Jessi et ses copines, les organisatrices de la soirée. mais ses croûtes ne leur ont pas plu, alors il a fauché des cachetons supplémentaires et la bande a filé, direction le 26e arrondissement, ses ruelles sombres et ses bandes de petits fachos hargneux.

Les phares d’une voiture trouent la nuit ; Al se jette dans le fossé, s’aplatit dans la boue jusqu’à la disparition des lumières.

Le skins les attendaient en force, à croire qu’ils commencent à avoir des habitudes. Phil s’est fait chopper contre un mur et casser les deux bras, Max a essayé d’en suriner un mais ça s’est retourné contre lui, et Ben et Kad ont juste pris la fuite. Restait plus que lui dans la rue, Al, à choper les crânes rasés et à les lancer les uns contre les autres, mais ils ont sorti des chaines de vélo, et il a dû courir à son tour. Les gars semblaient leur en vouloir, sans doute la virée de la semaine dernière leur avait laissé de mauvais souvenirs. Il a volé une caisse, mais les autres l’ont suivi en moto même quand il est sorti de la ville, c’était du Mad Max sur les petites routes la nuit. Il a réussi à se débarrasser des motards mais pas du break qui ne le lâchait pas - c’est là qu’il a compris que les gars en avaient après lui, personnellement.

Alors quand il a vu l’usine, il n’a fait ni une ni deux, il a foncé à l’intérieur. Elle était drôlement bien gardée, toutes sortes de drones et de barbelés, mais Al savait que c’était sa meilleure chance de lâcher les skins qui étaient après lui. Il y a laissé des bouts de peau, mais peu de systèmes de sécurité sont prévus pour stopper un type de son gabarit sous amphétamines. Surtout quand il est équipé d’un brouilleur militaire tombé d’un camion – ça rend plein de services, ces machins-là. Derrière lui il a entendu les autres beugler, il y en a un qui a dû s’empaler sur les pointes de la grille : une mort dégueulasse, éventré en haut d’une barrière.

Ensuite, il est entré dans le grand bâtiment rectangulaire, très haut de plafond, qui dominait tout le reste. Là, enfin seul, il a respiré un peu et repris ses forces. Mais cette usine... Il a encore du mal à comprendre ce qu’il y a vu. Quelque chose de pas banal, qu’ils fabriquent là-dedans. Puis les drones sont revenus, et il a du partir.

Al se relève, trempé et sale, et reprend sa course au bord de la petite nationale. À l’heure qu’il est, ses potes doivent être rentrés chez eux, sauf peut-être Max qui pissait le sang. Il va falloir se trouver un point de chute pas trop loin, les fafs du 26e sont peut-être encore à sa poursuite, eux ou les drones de l’usine.

Dans la grisaille du matin qui point, un panneau apparait, avec le nom compliqué et banal d’une localité d’île de France. Des petites maisons en pierre bien proprettes, il y en aura bien une qu’il pourra ouvrir. Les amphètes sont en train de passer, il faut vraiment qu’il se repose.

– À suivre

La place du passager (2)

Mauvais Deuil (4)