Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Les Fils de l'Ours (3)

Alukya sortit de la grotte enfumée et marcha entre les pins jusqu'au petit promontoire d'où l'on apercevait la mer. Elle exposa son visage luisant de sueur à la brise glaciale du matin ; avec un petit impact frais, un flocon de neige se posa sur l'arête de son nez et fondit doucement. Dans le lointain, la masse de l'océan agitait ses reflets métalliques, sous un ciel qui s'éclairait lentement d'une grisaille sans soleil.

Après une nuit passée à endurer les tourments de ses entrailles, entrecoupée d'un sommeil aussi peu réparateur que l'inconscience du combattant épuisé, le matin blafard arrivait comme une libération. À peine le jour levé, elle avait saisi ce prétexte pour quitter son lit et, comme chaque matin, oublier la souffrance dans les affaires de la tribu.

Et des affaires à traiter, il y en avait. Elle se souvint de l'arrivée du captif alanien la veille au soir, épuisé par la course, de la voix grave d'Ukalik, le chaman, qui l'interrogeait sur la manière dont il avait trouvé le trésor de la grotte du bois aux Chouettes, et ce qu'il en avait fait.

Les gens de la tribu avaient fait passer le long du cercle une coupe de vak – l'alanien aussi en avait bu, comme le voulait le rituel. Il avait d'abord hésité à parler, et pendant ce silence, elle avait senti la magie du chaman remplir l'air. Puis l'homme, visiblement un coureur des bois peu fortuné, leur avait raconté son histoire, d'une voix rauque entrecoupée de pauses pendant lesquelles il regardait nerveusement son auditoire. Il avait d'abord essayé de leur parler dans la langue de leur peuple, qu'il maitrisait passablement, mais le chaman l'avait interrompu.

— Ne souille pas nos oreilles avec ces braiments, parle donc ta propre langue ! Nous la comprenons assez.

Il leur avait donc conté dans son propre dialecte la chance insolite qui lui avait permis de trouver la grotte dans une combe perdue du Bois aux Chouettes, et la manière dont lui et Efi s'étaient rencontrés et avaient presque tout perdu aux mains de l'ordre du Cercle. À la fin de son récit, Alukya lui avait posé quelques questions : le traitement que les chevaliers lui avaient infligé à Tour-Sonborg, comment il avait revendu les pierres précieuses qu'il avait réussi à leur soustraire, s'il avait d'autres complices... Le dénommé Edvin avait répondu d'une voix qui faiblissait de plus en plus ; le vak lui avait rendu un peu de vivacité, mais à la fin de l'interrogatoire il semblait près de s'effondrer sur le sol crayeux de la grotte.

Alukya avait alors consulté Ukalik du regard ; le vieil homme avait hoché la tête. Malgré le goût du mensonge des Alaniens, sa magie ancestrale lui garantissait que le récit était pour l'essentiel véridique.

Ça nous fait une belle jambe, gronda Alukya dans son fort intérieur. Leur trésor de guerre, caché et oublié là à l'époque de la conquête, puis accru d'un autre butin qu'ils avaient pris sur la côte, était tombé dans les mains des chevaliers de l'Ordre du Cercle. Les sommes qui devaient payer les armes en acier, vitales pour faire jeu égal avec l'envahisseur lors d'un soulèvement futur, enrichissaient maintenant leur pire ennemi ! Difficile d'imaginer catastrophe plus complète.

Le récit de l'homme divergeait parfois de celui de la fille qu'ils avaient capturée deux jours plus tôt, mais ces détails avaient peu d'importance. Elle se souvenait encore de l'éclair de colère dans le regard du nommé Edvin, quand elle lui avait annoncé qu'ils confisquaient sa bourse en dédommagement de ce qu'il leur avait volé. Ces gens du sud étaient si cupides : seule la perte de leur argent leur rendait un peu de fierté. Mais il avait vite baissé les yeux. C'était la chose à faire pour un prisonnier, mais jamais un guerrier-ours ne se serait ainsi soumis comme un mouton.

Elle entendit des pas derrière elle, ne se retourna pas et attendit qu'on ose la déranger. Si ce n'était pas important, l'homme lui laisserait encore un peu de tranquillité.

— Alukya...

C'était la voix de son lieutenant Maruk, bien sûr. Le seul à ne pas éviter ses colères, à montrer son indépendance tout en restant toujours à la limite du manque de respect. Il la savait affaiblie, et préparait l'avenir.

— Qu'y a-t-il ?
— Les prisonniers sont réveillés.

Elle avait ordonné de les laisser dormir jusqu'au lever du jour ; pour ce qu'elle avait en tête, il ne servait à rien de les maintenir dans l'état d'épuisement où elle les avait trouvés.

Alukya inspira profondément l'air qui embaumait la résine de pin. Elle redressa les épaules, défit le rictus de douleur qui s'attardait aux coins de sa bouche pour recomposer son expression d'autorité, chassa de son esprit tout sentiment de faiblesse, l'envie lancinante et trompeuse de s'étendre pour dormir. Puis elle fit face à Maruk.

— Bien. Amène les-moi dans la clairière, fit-elle en désignant un espace entre les pins, marqué en son centre par l'affleurement d'une roche plate.
— Tout de suite, répondit-il avec un hochement de tête entendu.

Le petit matin : l'Heure du Bourreau. Si beaucoup d'embuscades ont lieu à a tombée de la nuit, on exécute les condamnés au soleil levant. Nul doute que ce détail n'avait pas échappé aux deux captifs quand ils arrivèrent devant Alukya, mains liées derrière le dos, chacun maintenu par un guerrier-ours deux fois plus massif que lui. La fille arborait toujours un splendide coquard à l'oeil gauche, souvenir de son comportement de défi le soir où ils l'avaient interrogée autour du feu. Elle avait du cran, un peu trop en fait, elle ferait bien d'en partager avec son associé.

Tandis qu'Efi fixait Alukya de son oeil ouvert, le nommé Edvin remarqua la pierre plate et son expression s'assombrit.

Voilà, tu as compris.

Les guerriers les forcèrent à s'agenouiller devant la chef de tribu, qui s'approcha d'eux à pas lents, scrutant leurs visages. Alukya, comme la plupart des chefs, avait pris l'habitude d'étudier les expressions, les regards, les postures même, en quête des réponses aux questions éternelles : puis-je lui faire confiance ? Me trahira-t-il ? Ont-ils les qualités requises pour faire ce que je leur demande ? Comprendre comment fonctionnaient des alaniens était plus difficile, mais ces dix dernières années elle avait beaucoup appris sur eux et leur dissimulation.

Elle s'adressa aux deux captifs en langue borag. Elle savait qu'ils la comprenaient suffisamment, et plaçait ainsi la discussion sur son propre terrain.

— Vous avez volé mon peuple, et vous avez remis nos richesses à nos ennemis. Vous méritez la mort.

La fille fit mine de répliquer, mais se retint juste à temps, et attendit la suite avec plus d'intérêt. Elle n'était pas si bête, finalement. Alukya prit le temps de les laisser digérer l'idée, sous le regard des guerriers qui les surveillaient, la main sur la garde de leurs épées. Sur un mot de sa part, ils exécuteraient la sentence dans l'instant.

— J'ai très envie de voir vos têtes rouler par terre ici-même. Vous êtes des ordures d'alaniens, personne ne creusera vos tombes, personne n'ira perpétuer la mémoire de vos actions honorables. Vos vies seront effacées sans laisser de trace.

Elle n'avait pas à se forcer pour retrouver la soif de vengeance née de la défaite, la volonté de faire disparaitre le peuple intrus de la terre qu'ils leur avaient arrachée. Elle laissa se prolonger le silence, jouant avec cette idée un instant. Un signal à ses hommes, la simplicité d'un coup d'épée sur des nuques tendues, et la satisfaction d'avoir débarrassé le pays de quelques intrus de plus. Mais elle savait que ce menu fretin ne pesait pas lourd dans l'affrontement avec le lion de Heim ; les chevaliers du cercle, le baron, les seigneurs marchands de Heimark, voilà les ennemis, qui se repaissaient du pays comme des sangsues.

Les deux alaniens avaient perçu le cours funeste de ses pensées, et se faisaient tout petits devant elle.

— Mais j'ai encore plus envie de récupérer mon or. Alors j'ai un travail pour vous.

Compréhension et soulagement dans le regard de l'homme, appréhension chez la fille qui se doutait que ce travail n'allait pas être facile. Ils se tenaient toujours cois.

— Par votre faute, l'or est arrivé chez l'ordre du Cercle, je suis convaincue qu'il est toujours dans les coffres du Prieur de Tour-Sonborg. Vous devez nous le rapporter. Si vous échouez, nous vous retrouverons et prendrons vos crânes. Et si vous disparaissez, nous trouverons tous ceux à qui vous tenez, et mes guerriers leur feront regretter d'être nés.
— Impossible de dérober l'or aux chevaliers, ils nous connaissent, ils sont nombreux, et leur tour est impénétrable... fit l'homme, qui s'interrompit d'un air pensif.
— Par contre, reprit-il, nous pourrions trouver un moyen pour que des chevaliers quittent Tour-Sonborg avec le trésor.

En voilà un qui réfléchit vite, avec une épée sur le cou, pensa Alukya.

— Dans ce cas, nous le leur prendrons de force. Tout ce que je veux, c'est qu'il sorte de leur maudite forteresse.

Elle vit le doute dans les regards de ses guerriers – Maruk, lui, resta impénétrable. Évidemment, la plupart des borags, s'ils avaient eu à décider, se seraient contentés de passer les deux alaniens au fil de l'épée et de partir en découdre avec l'Ordre.

Mais elle était chef de cette tribu, et il lui appartenait de prendre de meilleures décisions que la plupart des borags. Le temps des batailles rangées était terminé, ils devaient économiser leurs forces, calculer chaque action, frapper vite et disparaître sans laisser de traces. Ils avaient besoin de tacticiens de sa trempe, pas d'idiots héroïques tels que le roi Amalik, abattu comme un chien au champ de bataille d'Eborus. Les deux coureurs des bois étaient débrouillards, et ils avaient peu de raisons de porter l'ordre du Cercle dans leur coeur. Il suffisaient qu'ils la craignent encore plus, et ils lui rendraient le service dont elle avait besoin.

Les deux coureurs des bois se consultèrent du regard. Elle pouvait lire, aussi facilement que la piste d'un troupeau de rennes, les pensées qu'ils échangèrent d'une inclinaison de la tête, d'un haussement d'épaules :

— Tu vois mon idée ?
— C'est un coup à y laisser notre peau, mais on n'a pas trop le choix, non ?
— Au pire on peut essayer de quitter le pays si on n'y arrive pas.
— N'y compte pas trop...

— Il est temps de vous décider. Vous pouvez refuser mon offre, et mourir ce matin ; ou bien vous m'aidez à récupérer ce que vous m'avez pris, et peut-être revoir vos familles. Parlez, maintenant.

La fille soupira, et répondit à contrecœur :

— C'est bon, on va s'en occuper.

Edvin approuva de la tête. Alukya n'avait pas de mal à imaginer le cours de ses pensées : comment convaincre les chevaliers du Tour-Sonborg de déplacer leur bien mal acquis.

— Si vous vous en sortez bien, ou si vous avez des informations à nous transmettre, passez nous un message? Il y a un arbre aux esprits près du bosquet où tu mènes tes trafics...

Efi sursauta, mais Alukya poursuivit sans se troubler.

— Mettez votre message écrit dans une gourde que vous pendrez aux branches de cet arbre, assez haut pour éviter les regards. Nous ne serons jamais loin de vous. Vous savez ce que vous risquez si vous échouez.

Elle se tourna vers Maruk :

— Bandez-leur les yeux et ramenez-les sur la route de l'Ouest, de là ils sauront retourner chez eux.

Son lieutenant acquiesça, et trouva des hommes pour s'en charger. Il se débrouillait toujours pour ne pas exécuter les ordres d'Alukya lui-même. Quelques minutes plus tard, les deux alaniens disparaissaient entre les pins, emmenés sans douceur par ceux qui les avaient capturés quelques heures auparavant.

Alukya revint à la grotte, où le détachement de raiders, deux douzaines de guerriers et de guerrières de la tribu, finissaient de lever le camp. Les corps étaient maigres, les visages amers, marqués par la dureté de la vie dans les marges côtières.

Notre peuple change. Même dans nos villages, plus personne ne rit ou ne chante comme avant.

Elle fit signe à un jeune homme qui venait de poser son sac près de l'entrée de la grotte:

— Kituk, j'ai une mission pour toi. Choisis deux archers pour t'accompagner et retrouve-moi avec le chaman.

Le guerrier obéit sans poser de question. Silencieux et endurant, il avait acquis une réputation de courage lors des dernières saisons de raids contre les colons de la Marche.

Alukya chercha ensuite Ukalik. Le chaman était resté au fond de la grotte, où il soignait les plaies d'un jeune guerrier, plutôt un jeune garçon. Il leva les yeux vers elle, avec son habituelle expression mi-respect, mi-moquerie. Mais elle savait qu'il lui serait fidèle, en tout cas bien plus qu'un ambitieux comme Maruk.

— J'ai besoin de Talak, ton apprenti. Peux-tu t'en passer quelques jours ?
— Tout est possible, répondit le vieil homme sans changer d'expression.
— Maitrise-t-il les voies de son totem ?
— Il se débrouille. C'est au sujet des deux captifs?
— Évidemment. Je veux qu'il les traque comme un gibier de prix, et qu'il soit prêt à les faire mettre à mort au moindre signe de trahison.
— Ce n'est pas ainsi qu'on procède avec du gibier... Mais il le fera si telle est ta volonté ! conclut précipitamment le vieil homme.
— Ne t'inquiète pas pour lui, des combattants d'élite l'accompagneront, se radoucit Alukya tout en désignant de la main Kituk, qui était revenu avec deux jeunes gens à la ressemblance étonnante, même si l'une était une femme et l'autre un homme.

Des coureurs efflanqués, affûtés comme des couteaux, qui avaient déjà versé le sang de nombreuses fois, contre les colons alaniens et aussi contre le clan du Lynx qui les pressait au Nord. Des combattants violents et fiers. Le jeune homme tenait en laisse un limier, un de ces grands animaux à la fourrure grise et blanche, qui tiraient aussi leurs traineaux en hiver.

Talak apparut à son tour, plus petit et plus large, silencieux, pensif. Des crânes de vipères étaient enfilés en collier autour de son cou, os blanchis brandissant leurs crocs empoisonnés, désormais décoratifs.

— Talak, tu assureras le commandement de ce groupe, ajouta Alukya, ignorant le regard surpris de Kituk. À toi de faire respecter la mission que je vous confie : ce n'est pas un raid où on brûle des maisons, et surtout pas d'escarmouches avec le Cercle ! Vous devrez être discrets comme des ombres. Nous ne serons pas loin derrière vous, Tu sais comment nous appeler. Partez maintenant.

Quelques instants plus tard, les quatre envoyés avaient disparu entre les pins.

– À suivre

Les Fils de l'Ours (4)

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