Kituk aimait marcher. Comme tous les guerriers de son clan, il avait été formé à l'endurance, aux longues randonnées dans la forêt, et avait pris goût à ces efforts. Avant d'atteindre l'âge des Rites, il était déjà capable de parcourir en une journée la distance qui séparait deux sanctuaires forestiers, sans jamais passer par un sentier, en se nourrissant d'une poignée de fruits séchés et de quelques gorgées d'eau. D'autres peuples avaient besoin de chevaux pour se déplacer, mais les tribus du Nord comptaient seulement sur leurs propres forces ; dans ce pays rude, il n'y avait pas toujours de quoi alimenter des montures, qui devenaient souvent un frein pour traverser les collines accidentées, couvertes de buissons et d'épais taillis.
En revanche, il détestait l'océan. C'était une masse étrangère, dont il ne connaissait ni les codes ni les règles de vie ; il se contentait d'observer le flux menaçant de ses eaux grisâtres depuis l'abri de la côte. Il était facile de s'y noyer si on était assez fou pour y entrer, et il suffisait de s'en approcher pour se faire enlever par les nations de navigateurs et de pirates qui rôdaient le long des côtes. Son jeune frère avait disparu ainsi, quelques années auparavant, avec ceux qui étaient venus mettre en culture une petite vallée fertile près de la côte. Il devait désormais travailler pour un maître quelque part dans le sud, esclave domestique s'il était chanceux, forçat dans une mine si le sort ne lui avait pas souri. C'était aussi par la mer que les derniers renforts de Heim étaient arrivés, juste avant la catastrophe.
Oui, la mer était malveillante, elle servait leurs ennemis, et depuis longtemps son peuple avait appris à s'en tenir éloigné. Malheureusement, depuis la défaite les choses avaient changé, et les survivants du clan de l'Ours devait prendre des risques. En particulier ceux qui s'étaient réfugiés, sous le commandement d'Alukya, dans cette petite bande côtière au Nord-Ouest de la Marche que les alaniens avaient jusqu'ici négligée. Un monde de vent, de sable et de roche, animé des cris des mouettes et du bruissement des pins. C'est pourquoi, alors que Kituk menait le groupe au Sud-Est, à la suite des deux voleurs que l'on venait de relâcher, il ressentait un soulagement diffus ; chaque pas le rapprochait d'un univers plus familier.
Pour l'épauler, il avait choisi une paire de pisteurs : Utaka et Uturik. À eux deux les jumeaux parlaient moins qu'un seul guerrier. Utaka jouait le rôle de porte-parole ; ils se parlaient souvent par signes de chasse, même quand ce n'était pas indispensable – sans doute l'habitude de traquer le gibier ensemble. Ils étaient fiables, et redoutables au combat : une paire solide. Leur limier était une bête bien charpentée et tranquille, exactement ce qu'il lui fallait. Comme la plupart des chiens des borags, il était dressé au silence et ne trahirait pas leur présence par des aboiements intempestifs, contrairement aux corniauds des alaniens.
Kituk était moins sûr de Talak, l'apprenti du chaman. Le jeune homme était endurci par la vie dans les confins, mais ce n'était pas un combattant, son excès de chair témoignait d'habitudes trop sédentaires. S'il fallait fuir rapidement ou parcourir de longues distances, cela pourrait poser des problèmes. Et pourtant, cet apprenti sans expérience était censé commander l'expédition, selon les ordres d'Alukya. Quels pouvoirs, quelles connaissances possédait-il pour mériter une telle faveur ? Kituk lui-même avait eu sa part de secrets et de pouvoirs, mais la hutte du chaman restait un espace tabou, et les rites qui s'y déroulaient ne pouvaient être révélés à autrui.
Kituk manifestait la déférence adéquate vis-a-vis du jeune apprenti, qui pour l'instant se contentait d'acquiescer à toutes ses suggestions. C'était une bonne chose, car l'expertise lui aurait sûrement manqué pour suivre la piste des deux alaniens. Après la traversée des dunes côtières, le chemin avançait au milieu d'une plaine sablonneuse, dénuée de reliefs distinctifs. Il savait que les guerriers de Maruk avaient emmené les coureurs des bois vers le nord, encore plus loin de chez eux, avant d'enlever les bandeaux de leurs yeux, de manière à les tromper sur l'emplacement de la grotte. C'était une bonne cache, à laquelle ils comptaient revenir ; autant que les deux alaniens en sachent le moins possible, au cas où les chevaliers bardés de métal les capturent et les fassent parler.
Arrivant à une jonction avec un chemin plus important, Kituk leva la main. Les jumeaux s'arrêtèrent derrière lui, mais Talak le rejoignit et lui adressa un regard interrogateur.
— On quitte la route.
— Pourquoi ?
— Trop de passage, et nous entrons dans les terres de l'ennemi.
— Ça va nous ralentir ?
— On va prendre un raccourci.
Kituk désigna de la main le sud, une colline peu engageante aux pentes hérissées de buissons épineux.
— Très bien. Allons-y.
Le jeune chaman essayait de parler en chef, mais ici il n'avait pas la main. Kituk haussa les épaules, et attaqua la montée sans rien dire. Il lui aurait été facile de le remettre à sa place, mais il avait des ordres. Alukya lui avait fait confiance, il ne voulait pas la décevoir.
Ils marchèrent encore plusieurs heures, dans un décor chaotique où le sable et la végétation semblaient se livrer un combat permanent. Progressivement, le vert pâle des graminées sauvages prenait le dessus sur le jaune minéral. En fin d'après-midi, alors que leurs ombres s'allongeaient, ils firent le point en haut d'un sommet déplumé par les vents. Une vague odeur d'embruns leur arrivait par moments aux narines, mais devant eux s'étendaient la forêt et des combes de leur patrie. Kituk s'emplit les yeux de ce paysage familier, tout en jouant machinalement avec une des défenses de sanglier qu'il portait suspendues à son cou. Uturik pointa le doigt vers une trouée entre les bosquets.
— Ils sont là-bas.
— Ils montent le camp, ils n'iront pas plus loin aujourd'hui, compléta Utaka.
Les deux pisteurs avaient des yeux d'aigles, Talak de son côté clignait des paupières et cherchait encore les silhouettes dans les couleurs du couchant. Finalement il hocha la tête et fit mine d'avoir trouvé. Kituk croisa le regard d'Utaka ; ils restèrent imperturbables, mais ce manège ne trompait personne.
Il les fit camper au pied des collines, où ils mangèrent autour d'un tout petit feu qu'ils enterrèrent tout de suite après. Alors que l'obscurité emplissait le ciel et les espaces entre les arbres, Kituk ordonna à Uturik d'aller investiguer aux alentours du camp des deux alaniens. Le pisteur disparut dans la nuit comme un serpent qui entre dans une rivière, sans un bruit ni un remous. Il revint au moment où ils préparaient les couches pour dormir, et expliqua :
— Les deux alaniens parlent beaucoup, ils ont crié aussi. Pas très discrets.
— Ils dorment comment ?
— Séparés. Ils ne se sont pas touchés.
Kituk échangea un regard mi-figue mi-raisin avec Talak, qui se cura une dent et cracha. Au moins ce n'était pas une dispute entre amants, mais pour réussir dans leur mission ils ne pouvaient pas se permettre beaucoup de mésententes. Si on en arrivait là, Kituk leur infligerait une punition rapide et définitive. Dans l'immédiat, d'autres problèmes se posaient : il était simple de traquer des voyageurs sur ses terres ancestrales, mais plus difficile de le faire en évitant d'être eux-mêmes repérés. Si des chevaliers du Cercle les interceptaient, ils les réduiraient sur le champ en esclavage ou pire, car aucun membre de leur peuple n'avait le droit de porter des armes sur le sol de la Marche.
Le lendemain, ils repartirent en prenant les plus grandes précautions. Ils évitaient autant que possible la route, ne s'y montrant qu'aux embranchements, pour confirmer la direction choisie par les deux coureurs des bois. Le limier retrouvait rapidement leur piste, et les borags replongeaient alors dans le sous-bois d'où ils longeaient la route. Ils dormaient le plus souvent dans des buissons, mais à l'occasion demandèrent l'hospitalité de cultivateurs borags pour s'approvisionner et s'informer. Il restait peu des leurs dans la région, la plupart avaient été ruinés par l'impôt de réparations, et avaient rejoint les miséreux des faubourgs de Heimark, les tribus libres du Nord ou bien les bandes de rescapés de la guerre qui vivaient dans les marges. Comme la tribu d'Alukya.
À la surprise de Kituk, Edvin et Efi allaient plus loin à l'Est et au Sud qu'il ne le fallait pour retourner chez eux ou rejoindre la tour du Cercle. Alors que Kituk se demandait s'ils n'étaient pas en train de prendre la fuite, ils s'arrêtèrent à la demeure d'un homme de haute taille, qui portait ses cheveux longs à la manière des soldats et des brigands alaniens. Utaka releva quelques ressemblances avec Edvin, peut-être était-ce un cousin. Ils discutèrent un moment devant sa porte avant qu'il ne les laisse entrer, et repartirent au petit matin.
Puis, toujours à pied, ils se dirigèrent vers l'Est et rejoignirent la route menant à Heimark, résidence du baron et capitale de la marche du Nord. Quand ils arrivèrent en vue de la ville quelques jours plus tard, les borags, toujours furtifs, s'arrêtèrent à bonne distance des murs, cachés dans des rochers qui masquaient leurs silhouettes, pour contempler la scène éclairée par le soleil rasant de l'après-midi.
Il y avait eu autrefois, sur cet emplacement, une ville de leur peuple, la plus grande de toutes : Eborus, capitale de l'Ours. Bâtie autour d'un oppidum, fortifiée de hauts remparts faits de terre et de moellons contenus dans une gigantesque charpente de bois de pin, ses entrées étaient comme des tunnels percés dans une colline artificielle, chacune surmontée d'emblèmes protecteurs, gardée par les plus puissants des guerriers. Le roi Amalik régnait alors sur cette ville en bois, baignée par l'odeur des feux de tourbe.
A part ce fumet, la nouvelle ville qui s'élevait désormais à sa place avait bien peu de choses en commun : l'armée de Heim avait brûlé les sanctuaires, rasé le palais, et les nouveaux remparts étaient des murs verticaux en maçonnerie, surmontés d'ouvrages de bois là où la pierre avait manqué. À la place des totems borags, les bannières qui flottaient en haut des tours parlaient un langage héraldique étranger. Seuls les taudis qui s'agglutinaient aux murs de la ville étaient encore habités par des membres de la tribu qui avaient refusé l'exode, et qui servaient l'occupant pour un salaire de misère. Les Fils de l'Ours, dépossédés de leur terre, marchaient aujourd'hui furtivement, comme des voleurs ou des esclaves, là où ils avaient autrefois prospéré.
Kituk écarta ces sombres pensées et revint au présent. Les deux coureurs des bois s'étaient dirigés droit vers la porte fortifiée, où une sentinelle les avait interrogés brièvement, puis ils avaient disparu derrière les murs de la ville. Il était hors de question de les suivre : s'ils n'étaient pas immédiatement arrêtés, les borags risquaient de se faire lyncher en pleine rue, dès qu'un citadin s'intéresserait à eux de plus près. Et pour rien au monde il n'aurait abandonné ici ses affaires, pour se rendre désarmé dans la ville de leur ennemi.
Pourtant, la mission était claire : ne pas lâcher les deux voleurs, et s'assurer qu'ils ne les doubleraient pas. Kituk crispa le poing – comment aurait-il pu imaginer qu'ils les entraineraient dans un tel guêpier !
Talak, qui observait la ville à côté de lui, commenta de sa voix paisible.
— Impossible d'y entrer comme ça.
— Ce serait du suicide.
— Pourrait-on demander à nos frères qui vivent là-bas... ?
— Nous n'avons pas d'amis parmi eux, il serait trop long de tout expliquer. Et beaucoup d'entre eux boivent trop, je ne veux pas prendre le risque qu'ils parlent à tort et à travers.
— Alors comment t'y prendrais-tu ?
Kituk s'éclaircit la gorge.
— Je pourrais y aller moi-même, sans mes armes.
— Parles-tu la langue ? demanda doucement Talak.
— Un peu.
— Ça ne sera pas assez. J'irai. Je parle alanien, et s'il le faut je peux être aussi discret qu'une souris.
— Ton maître serait-il d'accord ? Kituk se voyait déjà expliquer au vieil Ukalik qu'il avait perdu son seul apprenti en le laissant partir seul dans Heimark.
— Il a accepté la demande d'Alukya, cela fait partie de ma mission. Ne t'inquiète pas, ajouta-t-il avec un petit sourire, vous êtes de meilleurs pisteurs que moi, mais je sais ce que je fais.
Kituk hésita encore. Ils savait que pour les alaniens, les chamans borags étaient les plus détestés et craints de tous les barbares. S'il était pris, Talak ne ressortirait pas vivant de Heimark. Mais l'apprenti pratiquait un art mystérieux et puissant ; qui était-il pour juger des risques qu'il était prêt à prendre ? Et de toute façon, il n'avait pas le commandement de cette mission.
— Comme tu voudras. Que ta chasse soit bonne.
— Je te remercie. Je reviendrai à la nuit tombée.
Puis l'apprenti alla s'isoler dans un bosquet proche, hors de vue de ses compagnons, et Kituk ne le revit pas partir, pas plus qu'il ne le vit entrer dans la ville. Ils montèrent le camp au milieu des rochers, qu'il reconnut comme des mégalithes datant de l'antiquité de son peuple. Après le coucher du soleil, alors que la lune s'était levée et qu'ils terminaient leur maigre repas, le jeune chaman surgit de la nuit.
— Ils s'affairent dans le faubourg du Ratt, à traiter avec des criminels. C'est peut-être pour la bonne cause.
Kituk répondit par une moue dubitative. Jamais il ne mettrait en doute l'autorité du chef, mais il ne comprenait pas comment Alukya avait pu confier une tâche aussi importante à ces coureurs des bois incontrôlables.
— J'y retournerai demain, et vous retrouverai quand nous devrons repartir. Kituk, je te dirai si tu dois intervenir. D'ici là tenez-vous prêts, et ne vous faites-pas voir.
Il s'écoula bien une semaine avant que Talak ne revienne. Il avait les traits tirés, s'exprimait d'une voix pâteuse, et leur enjoignit de lever le camp au petit matin pour repartir vers l'Est. Puis il s'effondra sur une couche et s'endormit immédiatement.
Ils repartirent donc le lendemain et retrouvèrent facilement la piste des deux alaniens, qui étaient désormais accompagnés d'une troisième personne. Le limier ne semblait pas apprécier l'odeur de ce personnage. Le petit groupe revint droit au village de Sonborg, voisin de la tour où était conservé le trésor des borags. Désormais Kituk consultait plus souvent le chaman sur la conduite à tenir. Il surprit un petit sourire d'Utaka alors qu'il conférait avec Talak.
Ils se cachèrent dans les hauteurs qui surplombaient le village, d'où on apercevait les allées et venues de leurs cibles. Edvin et Efi faisaient équipe avec le troisième personnage, un type d'allure miteuse, muni d'une hotte de colporteur, qui dormait à l'hostellerie du village. Les deux autres étaient retournés chacun chez soi, et ne se montraient jamais ensemble. Mais ils se retrouvaient régulièrement pour des conciliabules secrets dans la petite clairière qu'Efi semblait affectionner, non loin de l'arbre aux esprits que leur avait indiqué Alukya. Kituk et Talak décidèrent qu'il fallait suivre les trois alaniens de plus près, au risque de se faire voir.
Le soir du deuxième jour, Utaka retrouva Kituk alors qu'il revenait à leur cache. Elle était chargée de surveiller le troisième homme pendant que Talak observait le village, et qu'Utalik et Kituk s'occupaient des coureurs des bois.
— Le colporteur a fait venir des amis.
— Quel genre d'amis ?
— Armés, et cachés près de l'arbre aux esprits. Ils sont trois, deux d'entre eux ont la face flétrie.
Des criminels marqués au fer. Kituk fronça les sourcils. Cela faisait beaucoup d'auxiliaires pour une opération discrète, et pas des plus fiables. Venaient-ils aider les coureurs des bois à trahir les borags, ou allaient-ils se déchirer entre eux ? Il aurait donné cher pour savoir ce qu'avaient ourdi les deux alaniens, depuis qu'ils avaient quitté la clairière où Alukya leur avait accordé la vie sauve.
Il en parla à Talak, qui réfléchit longuement en mâchonnant des feuilles aromatiques. Kituk avait la nette impression le jeune chaman n'était pas très porté à l'action.
Puis Talak cracha sa chique, et déclara :
— Cette affaire prend mauvaise tournure. Préparez vos armes : demain, nous les tuerons tous.
– À suivre