Edvin scruta l'obscurité. Son coeur s'était mis à battre à grands coups, sur un rythme de panique qui faisait trembler tout son corps. Personne dans le rai de la lune, mais il lui sembla distinguer une forme dans l'obscurité profonde près de la porte de la chambre. Ses yeux était emplis des nuées violettes et rouges sombres produites par la cécité, petites lumières irréelles dansant devant ses pupilles, qui dessinaient fugacement des contours aux proportions étranges.
Un mouvement. Dans le filet de clarté apparut une silhouette à l'épaisse toison – un instant Edvin crut voir un ours gris s'approcher du lit. C'était la fourrure d'un manteau barbare, porté par un homme de très grande taille aux traits masqués par l'ombre, mais qui tenait une épée dégainée dont la pointe luisait sous la lune. Il tendit sa main libre vers Edvin, paume vers le haut, et ramena les doigts vers lui à petits coups brefs, intimant l'ordre silencieux de le suivre.
Le guerrier était-il venu seul ? Peu probable... Comment était-il rentré aussi discrètement ? Avait-il trouvé les armes qui se trouvaient dans l'autre pièce ? Avec mille précautions, Edvin se leva du lit.
Si Njord ou Grita se réveillent, il va les tuer.
Le barbare fit un pas vers la porte de la chambre, l'ouvrit en silence et attendit qu'Edvin passe. Ce dernier se retint de jeter un dernier coup d'oeil derrière lui, pour un adieu à sa famille ; il comptait bien les revoir, mais une appréhension tenace au creux de l'estomac lui faisait craindre le pire.
Dans la pièce de vie, une autre silhouette tenait une chandelle allumée.
Deux autres borags se tenaient debout à la lueur de la flamme, intrus dans sa maison. Des hommes aux membres épais, aux cheveux longs et noirs, aux yeux clairs qui le fixaient sans trahir d'émotion. Ils étaient vêtus de cuir et de fourrures où s'accrochaient encore des flocons de neige, et tous portaient des armes : épées ou haches, de bronze ou parfois d'acier. Edvin nota les colliers qu'ils portaient au cou : griffes de lynx, dents d'un petit fauve – sans doute un renard, et les grosses canines d'un ours sur le colosse qui venait de refermer la porte de la chambre. Ces insignes et ces totems les désignaient comme des guerriers, pas d'anciens cultivateurs passés au maraudage tels qu'on en trouvait dans les recoins pauvres de la Marche. Il ne put décider si c'était bon ou mauvais signe.
Le guerrier-ours pointa sa lame vers la poitrine d'Edvin, et lui fit signe de la main de reculer jusqu'au mur. Sa lame portait des marques d'usure, l'acier était terni, mais le fil brillait. Pendant ce temps, celui qui portait les dents de renard, un homme plus petit, trapu et balafré, se mit à ouvrir tous les meubles de la pièce et à fouiller leur contenu ; malgré ses mains de tueur, l'homme procédait avec délicatesse, sans faire de bruit, sans rien laisser de côté. Au fond du plus gros coffre, il marqua un temps d'arrêt, poussa un sifflement étouffé : il avait trouvé la pointe de lance, seul souvenir qu'Edvin avait gardé de sa carrière de soldat, et que l'emblème au lion et aux lances rattachait sans aucun doute possible aux ducs de Heim. Il montra sa trouvaille à ses compagnons, et le plus grand interrogea Edvin du regard en le pointant du doigt.
Si c'est à moi ? Difficile de nier l'évidence...
Edvin acquiesça donc. Les trois hommes s'assombrirent ; visiblement, les insignes des armées alaniennes leur rappelaient de mauvais souvenirs. Cela confirma ce qu'Edvin avait commencé à soupçonner : ces barbares n'appartenaient pas aux tribus libres mais à ce qui restait du clan de l'Ours, dont le duc de Heim avait pris les terres lors de la Conquête. De mieux en mieux...
Pendant que le guerrier au renard poursuivait sa fouille, mettant de côté quelques provisions pour son propre usage, celui au lynx se dirigea vers la chambre où dormaient encore Grita et Njord. Edvin sentit un nœud glacé se former dans son ventre. Le colosse qui le gardait croisa son regard et sourit d'un air moqueur. La chandelle projetait sur son visage des ombres sardoniques.
Une éternité sembla s'écouler ; finalement le guerrier-lynx ressortit, tenant dans sa main une petite bourse en cuir brut. Enfer ! Tout ce qu'il lui restait de la revente des pierres précieuses trouvées avec Efi, une associée de circonstance. Les fonds dont il avait besoin pour son négoce de coureur des bois, reconstitués miraculeusement après que son demi-frère l'eut rançonné dans sa propre maison.
Le lynx montra le contenu de la bourse à l'ours, qui y jeta un rapide coup d'œil ; aucun muscle de son visage ne bougea, mais Edvin devina de la déception.
Ils en avaient juste après mes économies ?
Son incrédulité était justifiée. D'un geste, le colosse à la peau d'ours lui désigna les manteaux accrochés au mur près de l'entrée, puis la porte. Le message était clair : Habille-toi bien, on sort. Edvin enfila les multiples couches de laine, de cuir et de fourrure qui lui permettraient d'affronter le froid du début d'hiver – la nuit devait être glaciale dehors. Tout en se couvrant, il évalua ses chances d'attraper discrètement un couteau ou une autre arme, pour préparer une occasion future. Mais il n'y avait rien à portée de la main, et le barbare ne le lâchait pas des yeux.
Même en prenant son temps, il fut vite prêt.
Toujours par signes, le guerrier au lynx lui intima de présenter ses poignets, et les attacha bien serrés avec une corde dont il servait comme d'une longe. Puis il ouvrit la porte d'entrée et sortit, tandis qu'une vague de froid se précipitait dans la pièce avec une violence silencieuse. De la pointe de son épée, le gardien d'Edvin lui fit signe de suivre.
Arrivé au pas de la porte, Edvin fut soudain saisi par la panique : il était en train de se laisser emmener comme un mouton à l'abattoir ! Ces hommes étaient les ennemis mortels qu'il avait passé des années à combattre, et il allait partir avec eux dans la nuit, sans que personne ne sache où il allait disparaître, sans même comprendre ce qu'ils lui voulaient...
Une violente bourrade dans son dos le fit trébucher et il manqua de s'affaler dans la neige. Derrière lui, le guerrier-ours referma la porte, et lui dit un seul mot:
— Cours !
Sa voix était un grondement aussi râpeux que son physique le laissait imaginer.
Je pourrais crier et me débattre, et tout le village leur tomberait dessus, mais ils ne me laisseraient pas en vie...
Pas le temps de réfléchir, déjà les trois hommes partaient d'une foulée allongée que ses liens l'obligèrent à suivre. Le lynx et l'ours étaient devant lui, et le renard le suivait ; Edvin avait vu un lourd glaive à son côté, auquel il goûterait sûrement s'il posait des problèmes. En quelques secondes, bien trop vite à son goût, ils sortirent du village et se dirigèrent vers le Nord ; leurs chausses s'enfonçaient désormais dans la neige avec un crissement étouffé. Edvin connaissait la région comme sa poche, et il constata sans surprise que les borags prenaient soin de passer au large de Tour Sonborg, le fortin d'où l'Ordre du Cercle contrôlait les routes, car même la nuit des patrouilles montées pouvaient circuler dans les environs. Il neigeait avec régularité, les flocons lui tombaient parfois dans les yeux ou sur le nez, mais il ne pouvait pas les écarter et continuait de suivre le rythme des barbares, qui parfois donnaient un coup sec sur sa corde quand il n'allait pas assez vite.
Les guerriers trottaient à petites foulées rapides ; si Edvin était bon marcheur, son entrainement militaire était loin derrière lui, et il savait que le rythme qu'on lui imposait allait l'épuiser ; seules l'ascension d'une colline les forçait à ralentir. Les guerriers marquaient parfois une pause en haut d'une côte, mais cela donnait à peine à Edvin le temps de reprendre son souffle, et le redémarrage lui demandait un effort déchirant.
Il devait concentrer toute son attention sur sa respiration et l'endroit où il posait les pieds pour ne pas se tordre la cheville – au moment de tenter une évasion, il lui faudrait toute sa vitesse. Il perdit progressivement toute notion de leur route, uniquement conscient des obstacles, ruisseaux, pierriers, broussailles et futaies qu'ils passaient toujours de la même foulée. Puis l'inévitable arriva : alors qu'ils se frayaient un chemin dans des buissons épineux, son pied accrocha une racine et il s'étala de tout son long. La corde tira sans pitié sur ses poignets, l'empêchant de se redresser, puis elle se détendit. Edvin avait encore le souffle coupé de sa chute, et peinait à se remettre sur pied, quand une poigne énorme se referma sur son bras et le tira vers le haut. Le guerrier-ours le maintenait debout, les pieds touchant à peine le sol, sa face velue à quelques centimètres de son visage, environné d'une inquiétante odeur de fauve. Il plongea ses yeux dans ceux d'Edvin, avec un rictus de contrariété. Ses bras d'une force incroyable le maintenaient dans un étau. Le moment dura, puis il cracha, avec l'accent lourd des borags :
— Ne tombe plus.
La course reprit, et pour Edvin commença une longue épreuve. Il lui fallait lutter contre la faiblesse qui envahissait ses cuisses, endurer la brûlure de l'air glacé dans ses poumons et les accidents du terrain, sans se laisser déséquilibrer par les tractions brutales sur sa longe. Des lueurs et des éclairs se déplaçaient à la limite de son champ de vision, la nuit semblait s'obscurcir encore, et il sentait qu'à tout moment il risquait de s'effondrer, mais quelque chose entre la peur et la fierté l'obligeait à serrer les dents et à redoubler d'efforts.
Ils continuèrent de courir une heure après le lever du soleil, mais déjà les campagnes et les routes n'étaient plus désertes, et les barbares l'entrainèrent dans un bosquet, sous un épais buisson où ils se roulèrent en boule pour dormir. Edvin savait que c'était le moment de tenter quelque chose, mais ils avaient attaché sa corde à un tronc couché contre lequel était allongé le guerrier-ours. Alors qu'Edvin réfléchissait à la manière de s'en approcher sans éveiller les soupçons, ses yeux se fermèrent et il s'endormait, épuisé. Les borags le secouèrent quelques instants plus tard – ou bien quelques heures : le crépuscule était arrivé. Ils se levèrent, burent et mangèrent un peu (sauf Edvin), et reprirent leur course, sans pitié pour ses membres froids en engourdis. Il se sentait faible comme un nouveau né ; à nouveau, la seule chose qui exista pour lui fut le sol sous ses pieds, la tension de la corde sur ses poignets, et la volonté farouche de ne pas tomber. Le temps s'étira, devint infini, disparut.
Une main le saisit à l'épaule et l'arrêta ; il se rendit compte qu'il marchait – ou titubait – depuis déjà un moment, et que la corde ne le tirait plus en avant. Levant les yeux, il vit qu'ils étaient arrivés devant l'entrée d'une petite grotte, gardée par deux sentinelles emmitouflées dans des fourrures : des barbares, bien sûr. Derrière lui le ciel avait commencé à pâlir légèrement, mais on distinguait sur les parois crayeuses de la grotte les reflets mouvants d'un foyer. Le lynx le fit avancer vers l'intérieur, et Edvin accueillit avec délices la chaleur du feu et l'odeur de fumée et de viande boucanée à la mode borag qu'il avait sentie tant de fois, dans les campements des tribus libres où il achetait des fourrures.
Pendant que ses trois ravisseurs engageaient la discussion avec un jeune guerrier à la voix impérieuse, ses jambes cessèrent de le porter et il s'effondra par terre. Il resta affalé comme un sac de patates, seulement conscient de son propre souffle et de l'épuisement de tout son corps. Il se sentait faible comme un nourrisson, incapable de se mouvoir, cherchant dans le sol un appui contre la sensation de tournoiement qui s'emparait de lui, et commençait à glisser dans l'inconscience quand on le força à se lever à nouveau. Bien sûr, ils n'en avaient pas fini avec lui, pas après lui avoir fait parcourir qui sait combien de lieues en plein coeur de la marche, au nez et à la barbe des chevaliers du Cercle.
Des borags étaient assis en cercle autour du feu ; Edvin reconnut parmi eux le guerrier-ours qui l'avait enlevé, mais il n'avait jamais vu les autres. D'après leurs colliers et leurs coiffures, il avait affaire à des personnages importants de leur tribu. Une femme d'âge mûr, aux pommettes larges et à la bouche dure, portant les armes d'un chef, était assise à la place principale. À côté d'elle, un homme aux cheveux blancs striés de quelques bandes noires, portant autour du cou des crânes d'oiseau blanchis, occupait la deuxième place dans l'ordre rituel. Il observa Edvin d'un regard froid qui le mit mal à l'aise, et lui désigna la dernière place libre devant le feu. Les deux guerriers qui l'avaient amené le firent assoir sans ménagement, on lui mit dans les mains une coupe en terre remplie de liqueur de baies, le vak consommé dans toute la Marche, qu'il but avidement sans prendre le temps de savourer son parfum acide. La brûlure de l'alcool lui réchauffa les tripes, et il se sentit moins près de défaillir.
Le vieil homme, sûrement leur chaman, s'adressa à Edvin dans un alanien presque sans accent.
— Nous avons des questions à te poser. Réponds honnêtement, ou nous t'enseignerons ce qu'est la souffrance. Si ton récit nous convient, toi et les tiens pourrez peut-être vivre.
Autour du feu, les visages tannés par le vent et le froid le considéraient sans aménité. En retrait du cercle, adossée à une paroi de la grotte, il aperçut Efi, les mains liées derrière le dos, le visage tuméfié. Elle avait fermé les yeux et semblait inconsciente.
Le vieil homme reprit, d'une voix qui résonna étrangement dans le crâne d'Edvin.
— Tu as pillé un trésor qui nous appartient. Qu'en as-tu fait ?
– À suivre