Le soleil projette à l'horizontale sa lumière orangée dans la futaie. Derrière le sergent, les soldats avancent en file indienne, sans un bruit, courbés pour éviter que leurs casques dépassent des buissons qui encombrent le sous-bois. Des ombres étranges se dessinent sur leurs visages, faisant penser à des tatouages ou des éclaboussures colorées. Edvin se souvient d'une tradition dont on lui a parlé au coin du feu - n'est-ce pas ce que les barbares appellent l'Heure du Sang ? Toujours ce goût du drame.
Munar le précède, sa silhouette remplit son champ de vision : le spadassin a les épaules deux fois larges comme les siennes. Derrière lui il y en a encore une douzaine, des combattants alaniens aguerris, vétérans de cette guerre du Nord qui n'en finit plus. Sur leurs armes, leurs boucliers ou leurs tenues, on trouve parfois, à moitié effacée, la noire silhouette d'un lion sur deux lances entrecroisées. L'emblème des ducs de Heim, dont ils servent l'ambition dans ces confins hostiles.
Edvin a déjà sauvé la vie de plusieurs d'entre eux, et il doit la sienne à bien d'autres encore. Ils ne comptent plus ces faits d'armes, qui les soudent avec une force qui défie l'autorité de certains jeunes capitaines.
À l'approche du sommet de la côte, le sergent Ektar lève la main droite et leur impose le silence. Un ordre superflu : ils n'ont pas dit un mot depuis des heures, pense Edvin. Au moins on sait qu'on approche. Munar se retourne vers lui et sourit. En voilà un qui aime ce qu'il fait, son regard a un éclat meurtrier qui fait froid dans le dos. Mais Edvin n'oublie pas toutes les fois où ils ont combattu ensemble, dos à dos dans des mêlées d'où sa force colossale et sa férocité les ont sortis sains et saufs. Et les moments où lui-même a succombé à la même fureur sanguinaire... Aujourd'hui encore, il lui confierait sa vie sans hésiter.
Les soldats s'allongent dans les feuilles mortes à côté du sergent, et le jeune Jaklos, un de leurs éclaireurs, passe sa tête nue au-dessus de la ligne de crête, observe entre les buissons le petit campement en contrebas. Il confirme d'un signe : les borags sont de l'autre côté. Jaklos chuchote les détails à Ektar, Edvin se trouve juste à côté et écoute avec attention : pas de chevaux, une vingtaine de guerriers dont plusieurs blessés, regroupés autour de deux feux, en train de monter le camp pour la nuit. Ils ont parmi eux un colosse aux cheveux teints en orange ; ce sont bien les responsables du guet-apens tendu à la patrouille deux jours auparavant. Ektar fait signe à tout le monde : on planque ici, et on attaque quand ils dorment.
"Être soldat, c'est savoir attendre." Le vieux dicton alanien s'applique parfaitement à la guerre dans les forêts. Les soldats attendent donc, allongés sur le dos, contemplant les frondaisons qui sombrent lentement dans l'obscurité, sous la garde de deux éclaireurs qui surveillent régulièrement le camp des barbares. Pour plus de sécurité ils ont approché sous le vent, car les borags ont des limiers qui leur signalent l'approche de l'ennemi. De temps à autre, un hennissement ou un éclat de voix leur parviennent, portés par la brise. L'air sent la résine de pin et l'humus frais, mais la puanteur des charognes n'est jamais bien loin.
Le petit Jaklos est vautré dans les aiguilles à côté d'Edvin. Il a encore le nez en trompette et les tâches de rousseur d'un enfant, mais la guerre le fait mûrir chaque jour de plusieurs années. Il prend son rôle d'éclaireur très au sérieux, pourtant son excitation évoque parfois à Edvin un galopin de ferme qui fait des mauvais coups.
Enfin, Ektar secoue l'épaule de son voisin, qui passe le signal ; tous se préparent, et à l'ordre du sergent, ils passent la crête et dévalent la pente sans un cri. Comme toujours, Edvin est dans les premiers, il voit la stupeur dans les yeux de la sentinelle qui reçoit le bouclier de Munar en plein dans le ventre - Edvin lui porte l'estocade au défaut de l'épaule, et déjà les soldats sont dans le campement.
Le hurlement inarticulé d'une sentinelle mourante donne l'alerte, et immédiatement les barbares sautent sur leurs pieds – beaucoup dormaient avec leurs armes. Un affrontement inégal commence, le métal sonne contre le métal, déchire la chair. Étrangement, le silence d'avant la bataille se poursuit dans la tête d'Edvin, sorte de mélodie sans musique, sans paroles, née pendant les heures de marche dans la forêt, qui a pris possession de son esprit et le porte alors qu'il perce, taille, piétine et frappe du gantelet ou de la tête les adversaires mal armés, mal réveillés qui surgissent devant lui.
Autour de lui tout va très vite. Pris par surprise, les borags se font tailler en pièces, l'affaire tourne au carnage. Quelques rescapés arrivent à se dégager et fuient dans le sous-bois. Ektar crie :
"Munar, Edvin, Harman, Jaklos, avec moi pour la poursuite ! Les autres, achevez les mourants et assurez-vous que personne d'autre ne nous a échappé."
Bonne chance pour trouver une piste dans ce chaos, pense Edvin tout se faisant une torche d'un morceau de tissu qu'il enroule autour d'un brandon pris dans le feu de camp. Puis il court à la suite du sergent, malgré une voix intérieure venue d'ailleurs, qui supplie : «N'y allez pas !»
Le bruit de la course des borags s'estompe déjà, mais Ektar a surpris du mouvement dans la descente. Immédiatement les soldats se lancent vers le petit ruisseau qui coule au fond de la combe.
Alors qu'ils contournent un énorme tronc déraciné, dont les racines montent au-dessus de leurs têtes et se perdent dans la nuit, une silhouette s'abat sur Munar, qui pousse un cri sourd. Edvin a tout vu, et deux battements de cœur plus tard son épée perce le thorax du guerrier, qui glisse au sol. Munar le remercie de la tête, mais une tâche sombre s'élargit sur son épaule gauche, et sa démarche est moins légère désormais.
Arrivés en bas du raidillon, les alaniens se taisent et écoutent ; Edvin prend conscience de la respiration rauque de Munar. Le petit Jaklos s'exclame à mi-voix :
— Derrière ces buissons ! Ils sont...
Soudain, l'horreur. Jaklos essayant de retenir ses tripes qui glissent entre ses mains ; Ektar soulevé de terre par un coup d'une violence inouïe ; Munar qui tombe à genoux, une fontaine de sang jaillissant de sa gorge déchiquetée.
Partout l'odeur de sang, de tripes et d'urine, mêlée d'une autre puanteur : les relents musqués d'une bête fauve.
Et l'abomination face à lui, que son esprit refuse de voir alors qu'il court comme un dément dans l'obscurité de la forêt, laissant Harman affronter la mort seul.
Edvin se réveilla en sursaut, assis dans le lit, aspirant l'air de la pièce comme s'il revenait à la surface d'un étang obscur après une longue plongée. Il était trempé de sueur, tremblant de tous ses membres, mais Grita dormait toujours. Au moins il n'avait pas hurlé.
Foutu cauchemar, toujours le même depuis des années. Le temps n'avait pas effacé les souvenirs, ils étaient d'un réalisme total, jusqu'aux voix de ses compagnons, à l'odeur du carnage qui lui semblait encore flotter dans la pièce.
Edvin se força à respirer régulièrement, à compter les battements de son cœur. Lentement les restes du cauchemar se dissipèrent, les chatoiements fantômes des torches s'éteignirent à la périphérie de son champ de vision.
Grita dormait tranquillement, le bruit régulier de son souffle l'apaisait. Plus bas à côté de leur lit, il devinait la marque claire de la couche de Njord, leur fils. La pièce était plongée dans l'obscurité, à part une ligne bleutée qui filtrait entre les volets – la pleine lune s'était levée pendant son sommeil. Edvin avait la gorge desséchée comme s'il venait de se battre pour de vrai. Il aurait tué pour une gorgée d'eau, mais il était toujours en sueur, et n'avait pas envie de s'exposer ainsi à l'air glacé de la pièce d'à côté, où ils mangeaient et gardaient les provisions.
Il resta ainsi, à moitié assis, glissant doucement dans un début de somnolence, cet état indéterminé du dormeur qui ne se résigne pas à sortir du lit tout en sachant que c'est inéluctable.
Il prit une profonde inspiration, et soudain son sang se figea ; tous les poils de son corps se hérissèrent sur sa peau.
L'air de la chambre lui portait toujours l'odeur du fauve.
– À suivre