— Des incidents ? Si vous voulez parler des bandes de routiers, ça oui, on en a notre content par ici...
Le marchand vida sa chope et la reposa sans paraître se soucier de la moustache blanche de bière qu'elle avait laissé, par-dessus sa barbe poivre et sel. Puis il étouffa un rot. Près du feu, un corniaud gémit dans son sommeil. La salle à manger de l'auberge était presque vide, la patronne passait un chiffon mouillé sur la table.
— Juste après la conquête, il fallait surtout se défier des maraudeurs barbares, mais ces dernières années, il y a de plus en plus de pauvres types qui n'ont pas pu payer l'impôt, d'anciens soldats qui s'ennuient ou qui rêvent toujours de faire fortune... Alors un jour ils partent dans les collines, dans la forêt, jusqu’au jour où les chevaliers les prennent et les pendent.
— Heureusement que vous avez l'Ordre du Cercle pour vous protéger, releva son interlocutrice, une jeune femme vêtue richement, à la manière des nobles alaniens.
— Ouais, c'est ça, ricana l'homme. Pour sûr, ils ne sont pas emmerdés, eux, toujours en patrouilles de douze sur leurs chevaux, bardés de fer... mais ils nous coûtent cher, ajouta-t-il en baissant la voix, et ils se comportent comme si tout le pays leur appartenait : récoltes, fermes, filles de cultivateurs...
— Ils n'ont jamais de problèmes avec des brigands ?
— C’est plutôt les routiers qui ont des problèmes avec le Cercle. Faudrait être idiot pour s'en prendre à eux, ou alors avoir une troupe très nombreuse, aguerrie... Heureusement les choses n’en sont pas encore à ce point dans la région. Cela dit...
— Quoi d’autre ?
— J’ai entendu des rumeurs, récemment. Des groupes de barbares qui ont été aperçus dans les forêts, même qu’ils se seraient battus avec des hors-la-loi.
— Que venaient-ils faire par ici ?
— Qui sait ? Mais à part les chevaliers, personne n’a envie de se frotter à eux.
Le jeune femme échangea un regard avec l'homme aux très larges épaules qui l'accompagnait, puis considéra le feu sans rien dire. Le marchand reprit.
— Et vous allez où, si c'est pas indiscret ? Je n'ai pas une troupe nombreuse, et quelques bras de plus ne sont jamais de trop pour voyager dans la région. On pourrait faire route ensemble demain.
— Ça ne sera pas possible, je vais rester à Sonborg quelques jours pour régler des affaires.
— Tant pis. Pour ma part, je dois repartir, on se reverra peut-être sur les routes !
Il se leva dans un envol de fourrure, puis s'interrompit dans son mouvement et ajouta :
— J'espère que vous n’avez pas affaire avec l'Ordre du Cercle de Tour-Sonborg. Ils n'ont pas très bonne réputation.
Puis il salua et prit le chemin de sa chambrée. Bientôt les derniers convives entendirent craquer au-dessus de leurs têtes le plancher du premier étage, où dormaient les voyageurs.
Le lendemain, la jeune femme quitta le village de bonne heure, accompagnée de son massif compagnon. Ils chevauchaient des montures de bonne race, qui piaffaient et fumaient dans la fraicheur matinale. Elle avait revêtu un manteau doublé de renard, et ses bottes en cuir fin témoignaient de la prospérité de son petit domaine dans le Schelk, au sud de la Marche. Son compagnon portait passée à sa ceinture une hache au fer lourd et pointu, qui à l’évidence était destinée à abattre des humains plutôt que des arbres. Il était vêtu sans recherche, et un oeil attentif aurait deviné un plastron en cuir durci sous son manteau. Les deux cavaliers croisèrent quelques villageois de Sonborg, qui les saluèrent avec la déférence due à des nobles de passage.
Peu après, ils arrivèrent en vue de la forteresse de Tour-Sonborg. Leur chemin rejoignait ici la grande route de l’Est, à quelques jets de pierre des remparts et de la porte en bois marquée à la chaux du cercle de l’Ordre. Du haut d’une petite butte, les murailles grises et les oriflammes blancs semblaient défier la nature, le vent glacé et les forêts sombres qui l’environnaient.
Arrivé devant la porte, l’homme à la hache souffla dans une corne et en tira un appel nasillard, dont les échos retentirent longuement dans les collines. Une sentinelle parut en haut du rempart et s’enquit de leur identité.
— Voici la dame Harla de Stamgraf, et je suis son serviteur Sigurt. Nous répondons à l’invitation du prieur de Tour-Sonborg.
Après un conciliabule étouffé, les battants du portail s’écartèrent, et ils furent introduits dans la cour. Pendant que des Frères en noir s’occupaient de leurs chevaux, un homme de haute taille, vêtu du blanc des officiers de l’ordre, se présenta à eux. Il avait un visage large et puissant, avec petit un pli amer au coin de la bouche.
— Je suis le sergent Kelher. Le prieur est disposé à vous parler dès maintenant. Si vous voulez bien me suivre...
Il s’adressait à Harla, mais tout en parlant il toisait Sigurt, s’arrêtant sur sa hache et son plastron. Ce dernier lui retourna un regard de défi, et Harla reconnut la tension familière qui naissait partout où les hommes portaient les armes. Pas étonnant que Jaral ait souhaité vivre avec l’Ordre, lui si friand de mythologie martiale.
Kelher les conduisit dans les appartements du prieur, qui accueillit Harla assis sur une chaise curule. L’absence de confort était presque ostentatoire, et la seule décoration de la pièce était une tenture grenat brodée d’un cercle blanc, qui faisait presque la hauteur de la pièce. Aucun feu dans la cheminée, par laquelle on entendait le sifflement du vent.
Le prieur, un homme robuste et noueux malgré ses cheveux entièrement blancs, la salua sans chaleur excessive.
— Dame Harla, merci d’être venue aussi vite. Votre frère nous avait indiqué que vous étiez sa parente la plus proche, si jamais il lui arrivait quelque chose. C’est pourquoi je vous ai envoyé ce message.
— Comment est-il mort ?
— Il est tombé dans l’embuscade d’un fort parti de brigands, lors d’une patrouille dans le Bois aux Chouettes. Ses compagnons ont témoigné qu’il s’était très bien battu, mais il a succombé sous le nombre avant d’être rejoint.
Harla pinça les lèvres.
— Je suis heureuse de savoir qu’il est mort comme il avait vécu, avec courage. Pourtant... N’a-t-il pas commis quelque imprudence pour s’être ainsi exposé aux coups de hors-la-loi ?
— Jaral était un garçon audacieux, mais il n’a pas commis de faute. Ces forêts sont dangereuses, ma Dame, et les patrouilles ne sont pas sans risques ; ne dérangeons pas plus la mémoire d’un mort, car il a vécu sans tache.
Harla perçut une fausse note dans le ton du prieur, mais choisit de ne pas insister. Elle prit congé et demanda à voir la dépouille, et Kelher l’accompagna dans un caveau glacé où le corps de son frère était étendu sur un autel en pierre. Aux murs étaient accrochés des casques fendus et des épées rouillées, à la fois ornements guerriers et rappels sinistres du destin qui attendait chaque chevalier. Le corps de Jaral était enveloppé d’un linge blanc qui lui donnait la dignité d’un gisant de pierre, mais en plusieurs endroits un fluide jaunâtre avait taché le tissu.
Elle saisit le drap entre le pouce et l’index, le tira lentement et découvrit le torse du cadavre. La chair blême était marquée de meurtrissures bleues et noires, et les causes de la mort étaient bien apparentes : trois perforations sous la clavicule, à l'évidence produites par des flèches, et une entaille béante au niveau de l’abdomen.
Harla se tourna vers le sergent.
— Comment est-ce arrivé ?
— Une embuscade, le Prieur vous l’a dit.
— Cela, je le sais, mais comment s’est passée l’action ?
— Hum. La première flèche a dû être tirée de loin et l’a fait tomber de cheval. Quand nous sommes arrivés, il avait été rejoint et tenait les brigands en respect ; mais il a reçu deux autres flèches et un mauvais coup de hache avant que nous ne puissions le dégager.
Harla trouva que Kelher regardait un peu trop le cadavre en lui racontant les événements.
— Vous étiez là ?
— Oui, je faisait partie de la patrouille.
— Où cela s’est-il passé ?
— Dans une ravine du bois aux Chouettes. Ces taillis offrent beaucoup d’opportunités d’embuscades, des troncs tombés, des roches en surplomb.
— Il n’aurait pas dû s’éloigner seul.
Kelher haussa les épaules.
— Ce sont les risques du métier... Et puis, ce genre d’embûche n’est pas si fréquent.
— J’aurais cru les chevaliers du Cercle plus disciplinés dans la conduite de leurs patrouilles.
Le sergent ne répondit pas, mais sous sa barbe elle vit se crisper les maxillaires.
Puis elle quitta le caveau, et on lui présenta l’intendant Vadmar, un homme au visage grave, dont la bedaine bombait la tunique. Elle arrangea avec lui les détails de l’inhumation – le caveau familial était trop éloigné pour transporter le corps, et l’Ordre du Cercle assurait ces cérémonies moyennant paiement. Puis elle alla chercher Sigurt en bas de la tour, et ils retournèrent à leurs chevaux.
Le palefrenier qui s’en occupait était un Frère du Cercle, au visage marqué d’une balafre. Il lui tendit les rênes en s’inclinant.
— Dame Harla...
— Vous me connaissez ?
— J’étais un camarade de Jaral. Vous êtes bien telle qu’il vous décrivait.
Harla changea de sujet, gênée par le regard insistant de l’homme.
— Vous étiez en patrouille avec lui quand il est mort ?
— Je... non, j’étais au fort ce jour là.
— Il a été submergé par le nombre, je crois.
— On m’a dit qu’il s’est battu vaillamment. Qu’il a tenu l’ennemi en respect sur son cheval jusqu’à la fin...
— Sur son cheval ?
— Heu, oui.
— Et tu sais où s’est déroulée l’embuscade ?
— Quelque part dans le bois aux Chouettes... Ces taillis sont truffés de -
— de lieux propices à des embuscades. Je sais, le coupa Harla.
Elle prit appui sur l’épaule du Frère et enfourcha sa jument. Puis Sigurt et elle passèrent la grande porte noire, saluant au passage le sergent Kelher et le Prieur, qui attendaient au pied du rempart.
Ils cheminèrent quelques minutes sur la route qui serpentait vers le sud, en direction du village de Sonborg. Harla restait songeuse. Puis elle déclara abruptement :
— Leur histoire ne tient pas debout.
— Que veux-tu dire ?
— Ce soldat m'a dit que Jaral est mort à cheval, mais d'après Kelher il combattait à pied.
— Hmm. Il n'est pas rare que des soldats gardent un souvenir différent d'un même affrontement. La confusion du moment.
— Il n'y a pas que cela. On nous raconte que des brigands l'ont pris en embuscade, mais d'après les villageois ils ne s'attaquent jamais à l'ordre du Cercle. Et tantôt on me dit que la région est dangereuse, tantôt que ce n'est pas un problème pour un chevalier en patrouille de se séparer du groupe... tout ça n'est qu'un tissu de contradictions.
— Ça m’étonnerait pas qu’il y ait une embrouille, ces types ne m'ont pas semblé bien nets. Mais à quoi peuvent servir tous ces bobards ?
— Ça, je vais bientôt le savoir. Et quelque soit le vrai meurtrier de mon frère, je compte bien le faire payer.
– À suivre