Années 1840, quelque part dans les Balkans.
La famille dînait autour de l'unique table qui meublait la pièce de vie. Trois adultes et cinq enfants, aux gestes rendus pesants par la fatigue d'une journée dans les champs. Les cuillères plongeaient dans les bols, ramenaient de pleins godets de soupe, de légumes et de lard, se vidaient avec bruit et replongeaient en rythme. A l'extérieur, un vent froid soufflait des montagnes, et quelques oiseaux de nuit poussaient leurs cris de chasse.
Le petit Otos leva la tête, aux aguets, cuiller suspendue. Sa soeur le rabroua:
— Si tu veux pas de ta soupe, donne-la moi au lieu de bâiller aux corneilles!
— Tu n'as pas entendu dehors ?
Stavros, leur père, échangea un regard intrigué avec sa femme. Otos était un gamin très éveillé, il était souvent le premier à remarquer les choses, mais il pouvait aussi être très imaginatif.
— Qu'as-tu entendu, mon garçon ?
— Un bruit à la porte, des pas ou des sabots. Papa, tu penses que des visiteurs sont arrivés ?
— Ça m'étonnerait ! Qui viendrait nous rendre visite ici, à la nuit tombée ?
Le repas se poursuivit en silence. Puis un concert de bêlements retentit à travers le mur de pierres sèches qui les séparait de la bergerie. Stavros les écouta attentivement, essayant de déterminer s'il s'agissait d'une des querelles qui agitaient le troupeau au moment de prendre leurs places pour la nuit. Les bêtes mirent du temps à se calmer.
— Ça pourrait être des loups, suggéra Ismeni, sa femme, de sa voix posée. La meute qui nous a pris deux bêtes la semaine dernière.
— Les loups ne viennent pas si près des fermes, même la nuit ! intervint l'aïeul, sans s'arrêter de manger. Sa moustache était maculée de soupe, là où elle masquait sa lèvre supérieure.
Stavros haussa les épaules. Il observa ses fils, et s'adressa à l'ainé :
— Nikolaos, va jeter un coup d'oeil à la bergerie. Recompte-les, tant que tu y es, ça te fera travailler un peu.
— Oui, père.
Le jeune homme se leva en étouffant un soupir de contrariété. Il carra un peu les épaules avant de sortir dans l'obscurité, une lanterne à la main. Un souffle froid se glissa dans la pièce alors qu'il refermait la porte.
— Tu penses que les loups viennent manger notre troupeau ? demanda le petit Otos.
— Non, mais une des bêtes a pu se coincer la jambe quelque part. C'est pas très malin, un mouton, tu sais, répondit Stavros d'une voix rassurante.
A l'extérieur, on entendit la porte de la bergerie qui s'ouvrait, et la voix de Nikolaos qui parlait doucement aux bêtes pour les calmer. Puis un moment de silence, qui s'étira.
Le jeune homme réapparut dans l'entrée, éteignit sa lanterne.
— Il n'y a rien de spécial, ils sont juste un peu agités.
— Tu les as recomptés ?
— Il n'en manque aucun. En fait...
Nikolaos s'interrompit.
— En fait, j'en ai compté vingt-quatre.
— Ça en fait un de trop ! Tu es sûr de toi ?
— Oui père! J'ai même compté trois fois.
Son jeune frère Vlasios se moqua :
— Tu ne sais pas compter, Nikolaos ! C'est parce que tu es bêêête.
Stavros leva la main :
— Du calme, les gosses. On vérifiera ça demain matin, ça m'étonnerait que j'aie gagné un mouton pendant la nuit! Maintenant vous allez tous faire votre prière et vous coucher.
Ismeni leur donna à chacun un petit gâteau de miel et les mit au lit. Puis elle rejoint son mari et l'aïeul, qui étaient restés à table. Le grand-père se leva et prit sur l'étagère la bouteille de liqueur. D'autorité, il disposa trois verres et commença à servir.
— On ne va pas se laisser dépérir, non?
Son geste fut interrompu par un cri déchirant venu de la bergerie, qui s'interrompit dans un hoquet ; puis tous les moutons se mirent à bêler, dans un vacarme chevrotant. Stavros était déjà debout; il aurait parié qu'un animal venait de se faire égorger juste de l'autre côté du mur. Dans le lit des enfants, cinq têtes hirsutes s'étaient dressées et le regardaient avec inquiétude.
— Je vais voir ce qui se passe.
Son regard s'arrêta sur le mousquet accroché au mur, relique d'une guerre contre les turcs. Négligeant l'arme qu'il n'avait pas le temps de charger, il empoigna la hachette accrochée à côté, alluma la lanterne et sortit.
Le vent avait encore fraichi, et s'engouffrait par l'échancrure de sa tunique. D'un côté de la petite ferme, au-delà des potagers, la lisière du bois formait un mur d'obscurité; on distinguait à peine les cimes des pins qui se découpaient sous les étoiles. Le silence était revenu, et Stavros n'entendait que le crissement des cailloux sous ses sandales alors qu'il contournait la maison et s'approchait de la porte de la bergerie.
Tenant haut la lampe, le poids rassurant de la hachette dans l'autre main, il observa les bêtes. Elles étaient regroupées en une masse confuse de laine, de têtes bouclées et d'yeux aux pupilles horizontales qui clignotaient dans la lueur de la flamme. Les moutons tressaillaient nerveusement, mais il ne voyait rien d'anormal.
Stavros les compta du regard, recommença pour être sûr. Vingt-trois. Nikolaos avait dû se tromper.
En sortant il observa les environs, huma l'air : tout paraissait calme, l'odeur du troupeau emplissait l'air d'un fumet rance.
Il s'avança vers la lisière du bois, leva à nouveau sa lanterne, s'attendant à tout moment à voir le reflet de la flamme dans des yeux rouges. Mais rien ne bougeait dans le sous-bois, la nuit était tranquille; presque trop. Dans les hauteurs des pins, un hibou hulula.
Stavros fronça les sourcils, longea la lisière sur une centaine de mètres, sans rien rencontrer. S'il n'y avait pas eu le comportement étrange des moutons, et cette erreur de comptage de son fils, il n'aurait eu aucune raison de s'inquiéter.
Il glissa la hachette dans sa ceinture et revint à pas lents, songeur. A l'intérieur, Ismeni l'accueillit d'un regard interrogateur.
— Tous nos moutons sont là, pas un de plus ni de moins. Ils sont nerveux, mais à part ça tout a l'air normal.
Ils ne tardèrent pas à se coucher. Le lendemain, Stavros avait prévu d'aller vendre quelques bêtes dans la vallée.
Au matin, Nikolaos vint le réveiller, agité et essoufflé.
— Père, viens vite voir!
Stavros suivit son fils en toute hâte, à peine vêtu. Dans la petite bergerie, tous les moutons s'étaient réfugiés d'un côté de l'enclos, là où les rayons du soleil levant illuminaient le mur ; à l'opposé, dans l'ombre, gisait un amas sanglant de laine et de chair. Stavros examina la scène tandis que son fils lui expliquait:
— La bête lui a mangé les pattes!
"La bête?"
Aucune trace discernable dans la terre battue et le foin. Stavros déclara:
— Un loup a dû entrer dans la nuit, voilà pourquoi les bêtes étaient si effrayées. Il faut que je répare cette porte, elle cède à la moindre poussée...
— Tu penses vraiment qu'un loup a pu faire ça? s'écria Nikolaos. Moi je ne crois pas. Et d'ailleurs ça n'explique pas pourquoi il y avait vingt-quatre animaux quand je suis passé les compter, hier soir.
— Tu as pu te tromper.
— Peut-être. Ou bien le tueur se dissimulait déjà parmi eux !
— Et pourquoi quand je suis passé, j'ai trouvé le bon compte?
— Peut-être que le tueur s'était mis au-dessus du corps de sa victime, et c'est lui que tu as compté...
— Nous l'aurions confondu avec un mouton? De quel animal me parles-tu exactement, fils?
Nikolaos hésita.
— J'ai entendu parler, au village...
— Oui? fit Stavros très doucement.
— Il y a une légende, sur des faunes qui se cachent au milieu des troupeaux.
— Et tu crois aux légendes?
— Heu...
— Moi pas. Les légendes ne mettent pas de nourriture sur notre table chaque jour ; elles ne tiennent pas les brigands en respect.
Stavros avait parlé du ton définitif dont il usait pour trancher les discussions familiales, et Nikolaos se tint coi. Mais bien sûr, il allait en parler à ses frères, et bientôt peut-être, une nouvelle légende naîtrait de leurs élucubrations...
Une fois Nikolaos reparti, Stavros s'éloigna de la ferme et suivit la bordure de la pinède; sous la lumière montante du matin, elle semblait entièrement dénuée de mystère.
Dans la terre meuble, il retrouva les empreintes de ses pas de la veille. Il s'arrêta quelques mètres plus loin: d'autres traces s'étaient imprimées, laissant dans la terre des taches sombres de sang séché. Ces empreintes n'évoquaient en rien les pattes d'un loup, ni d'un mouton.
Stavros resta un moment planté là, méditatif. Puis il les effaça du pied.
"Encore heureux que cette saleté ne s'en prenne qu'aux troupeaux."
Après un regard furtif vers la pinède, il repartit travailler.
Les semaines qui suivirent, il piégea chaque nuit la porte de la bergerie, sans succès. Il ne retrouva jamais d'autres traces de cette sorte, et ne confia à personne ce qu'il avait vu. De temps en temps Otos en reparlait avec Nikolaos, puis les mauvaises récoltes, les maladies et les brigands leur firent oublier l'affaire.