Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Disparus (3)

— ... et finalement ils n'ont même pas voulu de mon rapport ! Autant avouer tout de suite qu'ils se fichent de notre travail...

Luca termina son deuxième café, fit signe au patron de lui en apporter un autre. Lisa observa ses mains nerveuses qui faisaient tourner la tasse par saccades, pendant qu'il poursuivait:

— Quand on a démarré le programme, on proposait d'étudier les comportements des prédateurs dans tous les environnements. Il était évident qu'on aurait plus de matériel venant des zones non protégées ! Comment peuvent-ils me reprocher d'avoir donné trop d'importance à ces biotopes, alors qu'ils sont les plus riches d'informations ?

Lisa haussa les épaules.

— Je ne vois pas pourquoi ça te surprend. C'était inévitable.

Luca releva la tête, la dévisagea :

— Ce n'est pas en se résignant qu'on va faire avancer les choses!

Lisa eut un sourire sans joie.

— Je ne suis pas résignée. Mais dès le début, on savait qu'en lançant ce programme on avait toutes les chances de se faire bloquer par les politiques. Tant que ça ne coûtait pas trop cher, que c'était juste ton temps et le mien, ils étaient d'accord. Maintenant que la suite du projet devient coûteuse, les masques tombent, les vraies priorités apparaissent.

Luca serra les dents, faisant saillir les maxillaires. Un serveur lui apporta son expresso, qu'il sucra copieusement. Ses doigts étaient agités d'un léger tremblement qui trahissait le caféinomane.

— Super, on les a obligés à montrer leur vrai visage. Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? On appelle un journaliste ?
— On manque de matière. Tout ce qu'on a, c'est les manoeuvres d'obstruction de ton chef, et ses remarques à la réunion d'équipe d'hier. Il faudrait des écrits.
— Jamais ils ne mettront d'eux-mêmes noir sur blanc ce qu'ils sont en train de faire. On va devoir les piéger.
— Hmmm, oui...
— Tu n'y crois pas ?
— Je ne sais pas. C'est important de mener à bien cette recherche. Il reste encore un paquet de données à exploiter, des échantillons à faire analyser. Si on passe notre temps à essayer de prendre la direction la main dans le sac, on risque de se faire virer sans être arrivés à quoi que ce soit de concret.
— Mais on va se faire virer quoi qu'il arrive !
— Sans doute, mais je ne vois pas l'intérêt de précipiter les choses.

En réalité, Lisa n'avait pas du tout l'intention de quitter l'Institut de Recherche sur les Prédateurs de l'Homme. Pour Luca, c'était un boulot, peut-être une passion, mais si on le retirait du programme, grâce à ses compétences de pointe il pourrait se reconvertir dans une autre branche, et sa vie continuerait. Il n'avait pas, comme elle, voué son existence à venger la mort de ses parents : il est plus facile de refuser les compromis, quand on peut choisir ses missions. Lisa n'avait pas ce luxe. L'oeuvre de sa vie était la défaite des PAR, et elle en était encore loin.

Face à elle, Luca faisait la moue; il s'adossa dans sa chaise en croisant les bras. Un groupe de cinq clients sortit du café.

La salle était en train de se vider, s'ils ne joignaient pas à un groupe pour repartir, ils allaient devoir appeler un taxi. La paye que leur versait l'Institut n'encourageait pas à ce genre de caprices.

Luca se pencha vers elle.

— Tu sais quoi? Je pense qu'on peut faire les deux. On continue d'avancer, on travaille comme de bons petits soldats, et en parallèle j'ai une idée pour les coincer.
— A quoi penses-tu?

Luca sourit d'un air mystérieux.

— Il faut que j'y réfléchisse encore, mais je te dirai bientôt.

À ce moment-là, un trio d'habitués annoncèrent à la cantonade qu'ils cherchaient du monde pour rentrer dans le quartier où habitait Lisa; elle laissa à Luca de quoi régler l'addition et monta avec eux dans un monospace blindé.

Les rues étaient sales et mal éclairées; cela ne choquait plus Lisa, qui se souvenait pourtant d'une époque où les services urbains n'étaient pas si dégradés. Ces dernières années, même les zones sécurisées semblaient manquer de tout. À voir les immeubles graffités, les mauvaises herbes qui envahissaient les espaces publics et l'état des routes, on se serait cru en banlieue. Mais elle savait que c'était encore pire là-bas.

Revenue chez elle, elle alluma la télé et mit à chauffer un plat pré-cuisiné. Dehors, le bleu sombre du ciel passait à l'obscur. Soudain la lumière du plafonnier grésilla, et mourut dans un éclat orangé en même temps que tous les autres appareils électriques, la laissant dans le noir et le silence.

Lisa soupira, agacée et résignée à la fois. Les coupures de courants étaient devenues monnaie courante, et on ne savait jamais combien de temps cela mettrait à se rétablir. Elle se changea et se débarbouilla dans le noir, trouvant les objets à tâtons dans l'espace familier de son petit deux-pièces.

Un frémissement, et tout se ralluma. Puis le petit "ding!" du four lui signala que le repas était prêt, et elle s'installa dans le canapé, les jambes repliées sous elle, pour dîner en regardant les informations.

Les media étaient de plus en plus contrôlés, il fallait savoir les décoder. Ainsi, l'annonce d'une année de croissance stable signifiait que c'était toujours la crise: le gouvernement gonflait tous les chiffres économiques, il n'y avait qu'à regarder dans la rue pour s'en convaincre. Quand la vie des célébrités occupait beaucoup de temps d'antenne, cela signifiait que l'on cherchait à éviter les sujets qui fâchent. Parfois, un mot sur une émeute en banlieue : en réalité, un raid de PAR sur une barre d'immeubles. Et quelques images des conflits régionaux européens, qui se multipliaient depuis l'effondrement de l'Union Sacrée et le début de la Grande Dépression.

Lisa savait tout cela, car son métier lui donnait accès à beaucoup d'informations classifiées. Elle venait de passer deux ans à investiguer les scènes de meurtres pour étudier les PAR; deux années à examiner des corps mutilés comme ceux de son père et de sa mère - visiblement les tueurs n'aimaient pas les abats. Deux années frustrantes, éprouvantes, à jouer à cache-cache avec un ennemi insaisissable, que certains surnommaient "les fantômes". Elle avait bien failli lâcher, au début, quand chaque scène de crime lui faisait revivre le jour où elle avait découvert les cadavres de ses parents en rentrant de l'école. Ce n'était pas les aventures exotiques dont elle avait rêvé autrefois, mais elle s'était accrochée à sa mission. Elle avait serré les dents, avait encaissé les cauchemars et les crises de larmes qui la prenaient le soir, quand le passé revenait la tourmenter.

On ignorait où ils se cachaient, d'où ils venaient, et même à quoi ils ressemblaient précisément. Les seules images de PAR dataient d'une vingtaine d'années, capturées par une caméra de surveillance dans un magasin de bord d'autoroute. L'attaque avait eu lieu au milieu de la nuit, alors que la boutique était déserte. On voyait de dos une silhouette massive, vaguement bipède, sauter par-dessus le comptoir et saisir le caissier à la gorge. L'homme, apparemment figé de stupeur, n'avait pas fait un geste pour se défendre. Les images étaient passées en boucle sur les télévisions du monde entier, mais la qualité était très mauvaise, et il n'y en avait pas eu d'autres depuis.

Dans la guerre contre les prédateurs, on avait mis en oeuvre des pièges, des dispositifs de surveillance électronique, mais il avait été impossible de mettre la main sur un seul d'entre eux. Les témoins oculaires étaient rarissimes, et leurs souvenirs presque inexploitables, comme brouillés par la panique. Ils se contredisaient, parlaient de fauves, ou de grands singes, ou d'ombres. L'analyse de l'ADN trouvé sur les victimes posait de nombreuses difficultés, et on n'avait pas encore réussi à en percer les secrets pour connaitre enfin la vraie nature de l'ennemi. Lisa avait passé beaucoup de temps sur cette énigme dans ses premières années d'études, mais désormais elle préférait le travail de terrain.

En deux ans, elle avait passé plus de temps dans les parties déshéritées du pays que dans son quartier sécurisé. Elle avait vu de près les quartiers pauvres et les banlieues, où personne n'osait sortir de chez soi sans arme, où des familles pouvaient disparaitre du jour au lendemain. Privés de l'aide du gouvernement débordé par la situation, les habitants se regroupaient par quartiers, s'affiliaient à des gangs, achetaient des armes de contrebande, en vain. Des villes entières étaient abandonnées aux prédateurs, et aux conflits entre bandes qui faisaient encore plus de victimes. Dans les zones rurales, elle avait vu nombre de fermes abandonnées, et les dégâts causés aux troupeaux où les PAR venaient se servir, laissant derrière eux des carcasses démembrées. Les animaux domestiques et d'élevage souffraient autant, sinon plus que les humains, et il était bien rare désormais d'entendre les aboiements des chiens se relayant d'une clôture à l'autre. Dans les zones sécurisées, on comptait beaucoup moins de meurtres, mais tout le monde vivait en état de siège.

Deux ans de traque infructueuse, à essayer de comprendre les agissements d'une créature qui échappait à toutes les techniques de chasse. Elle en avait affronté des adversaires, ça oui : sa propre administration, et les jeux de pouvoir autour des budgets de recherche, les seuls en augmentation constante depuis des années.

Pourtant Lisa avait contribué à des avancées notables dans la connaissance de l'adversaire. Pendant longtemps, la police avait eu le monopole des scènes de crime; mais en appliquant des méthodes issues de l'éthologie, elle avait montré que les PAR agissaient différemment selon les régions : chaque groupe de prédateurs - s'ils chassaient bien en groupe - avait ses propres préférences de victimes, sa propre manière de tuer, une signature qu'on pouvait reconnaître par une étude détaillée. En relevant ces subtiles variations, elle avait réussi à tracer la carte de territoires de chasse qui découpaient le pays selon des règles mystérieuses. Si tous étaient d'accord pour voir la valeur de ces informations, la manière dont on devait les exploiter faisait débat. Bien sûr, ses responsables voulaient en apprendre le plus possible sur les prédateurs qui frappaient dans les résidences sécurisées, se jouant des défenses sophistiquées mises en place; le reste ne les intéressait guère.

Pendant qu'elle ruminait ces idées, le journal du soir avait laissé la place aux publicités, et elle baissa le son.

On sonna à la porte. Lisa vit par le judas deux hommes en salopette bleue de la Compagnie d'Électricité Urbaine sous la lumière crue du couloir. Sans ouvrir, elle leur demanda à l'interphone :

— C'est pour quoi?
— 'soir madame. On vient à cause de la coupure de courant de tout à l'heure, elle a fait des dégâts et des court-jus dans plusieurs compteurs de particuliers. Il faut procéder à une vérification d'urgence de l'immeuble, il y a une chute de tension qui plombe le réseau de toute la ville, ça vient de quelque part dans cette résidence.

L'employé avait une élocution lourde, un peu pâteuse.

— Ça ne doit pas être chez moi, le courant est revenu et tout fonctionne normalement.
— Même si tout marche bien chez vous, il est possible que votre installation soit quand même en cause. On doit vérifier systématiquement.
— Il vous faut juste l'accès à mon compteur?
— Voilà, c'est ça. On n'en a pas pour très longtemps.

Elle hésita. Comme s'il avait lu dans ses pensées, l'employé ajouta:

— Si vous voulez, vous pouvez rester armée, il y a plein de gens qui font ça. On pourra bosser et ensuite on rentrera chez nous... Évitez juste de nous braquer, ça sera mieux.

Lisa haussa les épaules, mais alla quand même prendre son revolver sous un coussin du canapé. Puis, l'arme dans la main droite, elle déverrouilla la porte et fit entrer les deux électriciens.

— Le compteur est là.

Ils lui sourirent et fermèrent la porte derrière eux; elle recula de quelques pas, nerveuse.

Les deux hommes jetèrent un coup d'oeil à l'armoire électrique, puis reportèrent leur attention sur Lisa. Elle remarqua leurs mâchoires très anguleuses, les veines éclatées dans leurs yeux, et la subtile odeur de sueur qu'ils dégageaient.

Au mur, l'écran de contrôle intérieur ne transmettait qu'un brouillard de points noirs et blancs.

Son coeur se mit à battre à tout rompre dans sa poitrine ; c'était comme une poussée d'adrénaline qui lui laissait les genoux tremblants, les mains sans force. Elle voulut lever son revolver, mais son bras ne lui obéissait plus. La panique la submergea, tandis qu'elle tentait sans succès de bouger, de se mettre à l'abri, et que les intrus avançaient vers elle.

Une pensée lui vint, absurde : J'avais oublié comment ça fait d'être une proie...

Les deux employés de l'électricité sourirent à nouveau, et leurs dents étaient grosses et pointues.

À suivre

Disparus (4)

Disparus (2)