Après une marche agréable dans la fraicheur du soir, Jonathan arriva en vue du repaire de chasse. C'était une petite maison de plain-pied, aux murs en béton sale, avec un jardin minuscule où prospéraient les mauvaises herbes. La façade évoquait des images de moquettes râpées, de tapisseries à fleurs sur lesquelles on accrochait des assiettes. Une vie de grisaille, une maison du quartier comme les autres.
Il sortit une clé et ouvrit la porte d'entrée - la meute n'avait pas souhaité changer quoi que ce soit à l'apparence extérieure : pas de digicode ni de scanner à identification rétinienne. Tout au plus avaient-ils équipé l'entrée d'une petite caméra, qui alertait les occupants de toute nouvelle arrivée. Jonathan verrouilla soigneusement derrière lui, traversa quelques pièces vides - les occupants d'origine avaient disparu mais leurs affaires étaient toujours là - et prit le petit escalier aux murs en brique qui descendait.
Les autres étaient déjà dans la cave, arrivés aux heures les plus noires de la nuit précédente. Iana, une femme svelte au regard intense, et Chris, râblé, la mâchoire un peu proéminente: son équipier pour la soirée. Après les salutations, ce dernier s'adressa mentalement au nouvel arrivant.
"La femelle nous a apporté le matos, elle nous fait la démo et ensuite c'est à nous de jouer."
Jonathan approuva de la tête, et focalisa son attention sur Iana. Cette dernière tira d'un sac leurs tenues, des papiers falsifiés et quelques boitiers plastiques portant voyants et boutons. Elle commença à expliquer dans leur esprit le mode d'emploi et les réparations courantes ; Jonathan la suivait , concentré - chaque sortie était une occasion d'Apprendre.
Le mode d'emploi était simple, et Jonathan s'était déjà familiarisé avec le fonctionnement de ce genre de bricolages. Il repensa au premières paroles de Chris, son nouvel équipier. Visiblement il était plutôt vieux jeu, l'emploi de prénoms ne lui venait pas naturellement. Le jeune chasseur se remémora le vrai Jonathan dont il avait pris le nom; ce type bedonnant, en costume, qu'il avait tué dans sa chambre d'hôtel. Ce n'était pas son premier, et il n'avait pas opposé de résistance particulière, mais Jonathan tirait une grande fierté des plans soigneusement ourdis pour s'introduire dans la chambre. Qui avait été le vrai Chris ? Cela pourrait être utile de le savoir, s'il voulait Apprendre de ce chasseur chevronné.
Apprendre, Changer, et Transmettre: voilà les préoccupations essentielles de chaque meute, plus encore que la chasse.
Iana termina ses explications, et les deux chasseurs hochèrent la tête en silence. Jonathan émit un remerciement mental.
"Pas besoin de me remercier, tout a été arrangé entre votre chef et le mien, je fais juste ma partie", répondit-elle, toujours en pensée. La modestie de ses propos tranchait avec la fierté de son expression, son maintien droit, sa voix pleine d'autorité. Certainement une des meilleures dans sa branche, bien qu'elle ne chasse pas elle-même.
Tout en repliant son grand sac, elle poursuivit: "Allez-y d'abord, je repartirai de mon côté un peu plus tard. Je ne dois pas être vue avec vous."
Cette décision comportait ses propres risques - dans certains quartiers, une passante seule la nuit éveillerait immédiatement les soupçons. Mais cette petite banlieue triste était un des territoires de chasse les plus anciens de la meute, la surveillance n'y avait jamais été bien stricte, et les patrouilles étaient faciles à éviter.
Chris regarda Jonathan dans les yeux, comme pour sonder sa force. Au bout de quelques secondes il lui dit : "Ça va être à nous. Tu es prêt ?"
Jonathan acquiesça avec toute la détermination qu'il pouvait rassembler. Cette chasse n'était pas comme les autres, et ce mentor était sans doute le meilleur qu'il pourrait trouver avant longtemps - s'il voulait bien de lui.
Ils enfilèrent leurs tenues, sortirent et cheminèrent dans le crépuscule. Leurs grosses semelles en caoutchouc ne faisaient aucun bruit, et les quelques mots qu'ils échangeaient passaient directement d'esprit à esprit ; ils étaient à peine plus que des ombres, deux nageurs glissant dans les eaux de la nuit sans faire la moindre ride. Ils ne croisèrent personne, mais la rumeur des esprits humains les effleurait à chaque fois qu'ils passaient devant une maison ou un immeuble habité. Des effluves de pensées vagabondes, des mots imaginés avant même d'être prononcés; et aussi les petits éclats des émotions soudaines, ou la rumeur sourde des irritations réprimées. Les humains ne leur cachaient pas grand-chose.
Ils longèrent une autoroute, levant haut les pieds dans les herbes folles pour éviter les obstacles cachés; les minutes s'étirèrent, et finalement ils arrivèrent dans une zone industrielle abandonnée. Il n'y avait pas de trottoir, le macadam de la route était crevassé et jonché de détritus. Iana leur avait remis les clés d'un hangar aux vitres cassées, où ils trouvèrent une camionnette bleue. Chris prit le volant - Jonathan aussi savait conduire, mais en cas d'interception il fallait que le conducteur puisse parler. Pas son point fort, pour le moment.
Chris sortit du hangar tous phares éteints, et conduisit ainsi dans l'obscurité montante - encore une décision de chasse : savoir quand se dissimuler, et quand imiter le comportement des proies pour se fondre parmi elles. Tant qu'ils étaient dans cette zone, la plus grande discrétion s'imposait : il y avait d'autres hangars, d'autres véhicules sans doute, qui ne devaient surtout pas attirer l'attention.
Un indice de taille pouvait les trahir : jamais un humain n'aurait pu conduire la camionnette, tous phares éteints, avec une telle sûreté. Chris ne les alluma que lorsqu'ils arrivèrent sur une bretelle qui se raccordait au réseau routier. Une trentaine de minutes plus tard, ils roulaient dans un quartier sécurisé, et leur vigilance redoubla. Garés dans une petite rue, ils attendirent ; à 23:13 précisément, les réverbères et les lumières de tous les immeubles environnants s'éteignirent.
Dans l'obscurité, ils enfilèrent leurs gants de techniciens, Jonathan sortit le brouilleur de son sac à dos et l'activa. Puis ils s'avancèrent vers la résidence de leur cible. La porte ne résista pas longtemps à Chris, qui avait visiblement des talents en mécanique - Jonathan prit note de demander à Apprendre cela aussi. Sans électricité du secteur ni groupe électrogène, aucun système de surveillance ne pouvait les signaler, et ils en profitèrent pour accéder au local technique situé derrière la loge du gardien, d'où étaient contrôlées les caméras de sécurité. C'était à Jonathan de jouer. Il s'y était préparé de nombreuses fois sur des reproductions, et s'acquitta avec soin de sa partie, sous l'oeil attentif de Chris.
Le jeune chasseur était fier de ce savoir; l'essentiel lui avait été Transmis par un ancien partenaire de chasse, et il avait affiné encore sa technique en Apprenant tout ce qu'il pouvait trouver dans les media humains, et dans les esprits des techniciens qu'il avait approchés. Les chasseurs qui maîtrisaient ce domaine étaient très recherchés.
Il se releva et hocha la tête à l'adresse de son partenaire. Une petite perturbation des systèmes, pas grand-chose, qui allait les rendre inopérants pendant une vingtaine de minutes à partir du retour de l'électricité. Et quand bien même il y aurait d'autres sécurités, les chasseurs seraient dissimulés par un nuage d'électricité statique, une sphère produite par le brouilleur, dans laquelle aucun capteur électronique ne fonctionnait. Beaucoup de complications, car ce soir plus que d'ordinaire, la consigne était de ne pas laisser de traces.
Jonathan ressentit une intense jubilation à cette pensée. Depuis la nuit des temps, le Peuple avançait, invisible, frappait comme l'éclair et repartait avec ses prises, laissant les proies terrifiées, ou juste dans confusion. Les vieux affirmaient que le nouveau gibier avait été l'un des plus difficiles à Apprendre, qu'il avait fallu Changer comme jamais auparavant ; mais désormais ils étaient parfaitement ajustés à leur proie, et cette chasse était la plus excitante de toutes.
"Ne te laisse pas griser, petit. Ce soir c'est sérieux, on abat un chien de berger."
Le ton mental de Chris était grave, mais dans son regard Jonathan lut la complicité de qui partage la même montée d'adrénaline.
Encore de l'attente; le retour du courant, la normalité qui se rétablit, la vigilance des proies qui baisse... Bientôt ils se présentèrent chez la cible; Chris se chargea de faire le baratin, Jonathan observa sa façon de reproduire les expressions et le langage corporel des humains. Il aurait pu s'y tromper, s'il n'avait pas été prévenu. Certains chasseurs se demandaient si, à force de Changer, ils n'étaient pas en train de devenir identiques à leurs proies. Le langage mental des chasseurs ressemblait de plus en plus aux langues des humains, la manière de penser et la culture des meutes subissaient aussi leur influence... Fallait-il s'en inquiéter?
Mais déjà la cible reculait, leur faisait signe d'entrer: place à l'action! Ils avancèrent, et Jonathan sentit dans son dos la tension croissante de Chris pendant qu'il refermait la porte avec un petit cliquetis. C'était le signal: ils se concentrèrent sur la jeune humaine qui les attendait, un pistolet automatique pendant au bout de son bras droit. D'instinct Jonathan trouva les centres psychomoteurs, et il les enveloppa comme pour étouffer une flamme. Heureusement qu'ils étaient deux pour s'en occuper: le système nerveux surdéveloppé des humains était bien plus difficile à soumettre que celui des herbivores du temps jadis.
Les gestes ralentis par la concentration, les deux chasseurs s'approchèrent de leur cible pour la maîtriser - la mise à mort devait se faire plus loin dans l'appartement, où ils auraient plus de place. Jonathan se permit un sourire triomphant à sa victime, qui le fixait avec des yeux épouvantés.
Soudain, comme une flammèche, un départ de feu. Il capta un flux d'images, deux corps démembrés sur un tapis - une prise de chasse; les parents de l'humaine ! - en même temps que la déflagration émotionnelle lui faisait perdre son emprise.
"Merde! On aurait dû vérifier..."
Chris avait déjà compris ce qui se passait, et se précipita en avant. Mais plus vite encore, Lisa leva son pistolet.
Une détonation claqua. Puis une autre. Et beaucoup d'autres encore, alors que déjà les yeux de Jonathan ne voyaient plus rien, et que l'insensibilité gagnait ses membres.
L'affrontement venait de démarrer pour de bon.