Paul Brodie sonna et, sans attendre, poussa la porte de l'appartement 302, sur laquelle une affichette "A LOUER" était scotchée avec de l'adhésif brun. A l'intérieur, une odeur de vernis et de peinture l'accueillit. Les murs de l'entrée étaient d'un blanc immaculé, et il n'y avait pas le moindre meuble dans la pièce, seules deux portes entrebâillées rompaient la rigoureuse géométrie de l'ensemble. Ses pas résonnèrent sur le parquet tandis qu'il se dirigeait vers la porte de gauche, qui révéla une pièce de la taille d'une salle à manger, elle aussi vide de meubles à l'exception de deux chaises en bois toutes simples. Deux fenêtres jumelles donnaient sur la rue, dont les bruits étaient étouffés par le double vitrage. Il n'y avait pas de vis-à-vis car les immeubles d'en face étaient plus bas, et le soleil de l'après-midi illuminait les surfaces blanches omniprésentes, qui en devenaient aveuglantes.
Brodie avait l'impression d'être dans un de ces rêves où, anonyme, il allait de porte en porte dans un couloir désert, cherchant une issue dans le labyrinthe. Il se demanda à nouveau s'il avait bien fait de venir au rendez-vous. Sous son aisselle, la bosse de son taser ne suffisait pas à le tranquilliser. Trop de choses étaient arrivées ces derniers temps, trop d'imprévus, d'accidents, d'inconnus aux identités douteuses qui voulaient lui parler en tête à tête. Jamais il n'aurait dû laisser Sean se faire retourner... Parce que son associé avait quelques faiblesses coupables, des gens dangereux avaient pu se servir de lui à leurs propres fins. Quand il avait compris ce qui se passait, Sean était déjà coincé.
Pas question de se laisser avoir de la même manière.
Il entendit des pas de l'autre côté d'une cloison, qui se rapprochaient. La deuxième porte de la pièce s'ouvrit, et un homme entra ; il avait dû l'attendre à côté. C'était un personnage de haute taille, aux larges épaules, enveloppé dans un pardessus ; Brodie nota les attributs classiques du businessman britannique, chemise à col blanc, pantalon anthracite aux discrètes rayures verticales, chaussures noires impeccablement cirées. Presque une caricature. Mais le visage de l'homme ne prêtait pas à rire : sa mâchoire carrée, les yeux qui l'évaluaient froidement, les coins de la bouche qui retombaient comme un rictus déçu... Il émanait de lui quelque chose de vaguement sinistre.
— Mr. Brodie, prenez place, fit-il en désignant l'une des chaises.
Sa voix résonnait dans la pièce vide, et il joignit le geste à la parole, s'installant à l'envers sur l'autre chaise, bras appuyés sur le dossier. L'attitude lui semblait familière, et jurait avec son complet veston et ses chaussures de marque.
Brodie s'installa d'une manière plus conventionnelle, et eut instantanément l'impression de comparaitre en jugement: assis sans table pour s'appuyer et se donner contenance, sous le regard évaluateur de cet homme au physique de juge. Il chercha machinalement une position naturelle pour ses bras, opta pour les croiser. La mise en scène devait être habituelle, se dit-il. Il essaya de reprendre l'initiative, et adopta le ton qu'il réservait d'ordinaire aux mauvais payeurs et aux importuns.
— Mr. Woodblock, j'ai répondu à votre invitation mais je n'aurai pas beaucoup de temps à vous consacrer, mes affaires m'attendent. De quoi souhaitez-vous discuter ?
— Si vous êtes coopératif, ça ne prendra pas longtemps. J'ai besoin d'en savoir plus sur la dernière enquête de votre collègue, feu Mr. Everett. Il avait un engagement avec le groupe Wilk.
— Vous pourriez commencer par me dire pourquoi devrais-je partager ces informations avec vous : je sais à peine d'où vous sortez.
— Je fais confiance à votre sens des déductions, Mr. Brodie. Vous savez qu'il était en contact avec nous et avait accepté de nous renseigner. Mon employeur soupçonne le groupe Wilk de ne pas être qui ils prétendent, et Everett avait accepté d'investiguer pour notre compte. Vous vous en souvenez certainement, il avait fait des voyages inhabituels ces derniers temps...
— Vous ne pensez-pas qu'il me racontait dans le détail tous ses faits et gestes ?
— Ne jouez pas au con avec moi. Vous étiez au courant de ce qu'il trafiquait, et vous avez revu Everett à son retour de Pologne. S'il y a une personne avec qui il a pu faire un débriefing avant qu'on ne l'abatte, c'est bien vous. Je vous suggère de me raconter ce que vous savez, si vous souhaitez rester dans les affaires. Une licence, ça se perd facilement.
Il n'avait pas élevé le ton, mais il n'y avait plus d'urbanité britannique dans les manières de Woodblock. Il parlait avec la brutalité d'un homme habitué à proférer des menaces, et à les mettre à exécution. Brodie se demanda s'il dissimulait une arme sous son pardessus.
Il décida de lâcher un peu de lest.
— Les observations de Sean confirmaient vos soupçons. Il était convaincu que le groupe Wilk était un cheval de Troie des Nocturnes. Leurs sites de production sont lourdement gardés, bien plus que leur activité officielle ne le requiert, et il a plusieurs fois reconnu l'aura de chasseurs Nocturnes dans les environs.
— Excellent, fit Woodblock d'un air peu satisfait. Et qu'a-t-il appris sur leurs alliés ?
— Rien que je sache.
— Pas de noms d'autres sociétés avec qui ils seraient en cheville ?
— Vous pensez que c'est possible ? s'étonna Brodie.
— On peut s'attendre à tout de la part des Corpos, si elles y trouvent leur profit. Et les Nocturnes ont beaucoup progressé depuis leurs débuts...
Brodie haussa les sourcils.
— Il ne m'a rien dit à ce sujet.
— Hm. C'est bien dommage. Et a-t-il trouvé des informations sur les projets du groupe Wilk dans lesquels il était impliqué ?
Ce type a envoyé Sean à la mort rien que pour confirmer quelques hypothèses, et si je lui en dis trop il m'arrivera la même chose, pensa Brodie.
— Il était chargé de surveiller un membre du conseil d'administration d'une boite d'ingénierie génétique, et j'imagine, de sortir des photos compromettantes sur lui. Il l'a suivi en Suède pour ça.
— Vous avez les noms ?
— Je ne m'en souviens plus mais c'est dans nos archives, je pourrai vous les retrouver.
Woodblock fit un geste indifférent de la main, comme si ce n'était pas un problème.
Ils peuvent accéder à mes données que je le veuille ou non... Ils l'ont sans doute déjà fait, ça devait être le but de l'intrusion de l'autre nuit. Brodie se sentait de plus en plus mal à l'aise.
— Aucune idée de ce qu'ils voulaient à cette boite ? demanda Woodblock.
— Ils ne nous l'ont pas dit, bien sûr. Je crois que Sean n'avait rien trouvé là-dessus. En général, pour de l'info stratégique il faut une effraction ou un complice à l'intérieur, et Sean n'a pas eu le temps de trouver une faille. À son retour, je l'ai trouvé découragé.
— C'est plutôt vague, non ? Nous mettrons ça sur le compte de l'émotion. Mon employeur veut en savoir plus, et vite. Il me faut les noms de leurs associés ici, des dates, leurs objectifs à court terme. Je suis certain que vous avez ce genre de choses dans vos archives, ou dans vos souvenirs.
Brodie hocha la tête sans trop s'engager.
— Quand cela vous sera revenu, ou si vous trouvez d'autres informations susceptibles de nous intéresser, vous savez comment me contacter. Et rappelez-vous : nous, on est les gentils. Mais ça ne veut pas dire qu'on est des truffes. C'est clair ?
— Très clair.
— Je vais descendre par l'escalier de derrière, attendez cinq minutes avant de sortir par l'autre. Au revoir.
L'homme se leva pesamment et sortit de la pièce ; la porte d'entrée claqua, et Brodie se retrouva seul dans l'appartement.
Bon Dieu, Sean, pourquoi t'es tu laissé avoir ? Il n'y a plus de bon choix, quoi que je fasse quelqu'un voudra ma peau. Je n'aurais même pas du écouter son récit sur ce qu'il avait découvert là-bas... Brodie frissonna.
En revenant aux locaux de Bulldog Investigations, il avait déjà en tête une longue liste de personnes à rappeler, de clients potentiels à relancer, de tâches administratives à expédier, qui l'occupèrent le reste de l'après-midi. Depuis que Sean avait disparu, toutes les corvées qu'ils se partageaient lui retombaient dessus, et se maintenir à flot était devenu sa roche de Sisyphe. Sans compter les évènements inhabituels – effractions nocturnes et visiteurs louches – qui mangeaient le peu de temps qui lui restait pour gagner sa vie.
Le soleil avait disparu sous l'horizon des toits de Glasgow, et ses derniers reflets s'éteignaient doucement, plongeant la pièce dans la pénombre, mais Brodie travaillait toujours ; il n'avait pas encore pris la peine d'allumer la lampe de bureau, et l'ordinateur éclairait son visage d'une lumière blafarde.
Brodie termina une recherche documentaire dans les archives publiques de la police, et s'apprêta à partir. En fermant quelques applications, il tomba sur les dossiers clients, et se mit à les parcourir. Il descendit la liste jusqu'à la lettre W, s'arrêta, remonta un peu. Puis il ouvrit le dossier ultra-sécurisé qui abritait les documents sur les investigations en cours, eux aussi ordonnés alphabétiquement par client, fit défiler les noms. Il se frotta la mâchoire, étouffa un juron.
Il ne restait absolument rien du dossier Wilk. Était-ce Sean qui avait voulu effacer ses traces dans un ultime moment de panique ? Ou bien quelqu'un d'autre avait réussi à accéder à ses données, quelqu'un pour qui la sécurité de ses systèmes n'était pas un problème.
L'obscurité familière de son bureau avait changé ; désormais elle semblait dissimuler une menace.
– À suivre