Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Le Retour (6)

En sortant de la grotte, Edvin se redressa et cligna des yeux, ébloui ; il ne vit pas surgir le poing ganté de cuir qui lui percuta le visage. Ses genoux lâchèrent, le sol s'approcha soudainement de lui, et il s'effondra à terre. Il entendit quelque part un grognement étouffé, sans doute Efi, mais des soleils et des étoiles s'agitaient dans son champ de vision assombri, et il peinait à retrouver les notions de haut et de bas. Les autres problèmes étaient lointains, étouffés derrière une couche de douleur qui lui enserrait le crâne et la nuque - le coup lui avait projeté la tête en arrière, faisant craquer son cou.

Edvin sentit qu'on empoignait son bras et le tirait vers le haut, l'obligeant à se remettre sur ses pieds ; il accompagna le mouvement en s'appuyant sur la main de l'inconnu. Alors qu'il cherchait encore son équilibre, on lui bloqua les poignets derrière le dos et les attacha avec une corde épaisse; il sentit qu'on l'allégeait aussi de son couteau. Efi arriva à côté de lui, les bras liés de la même manière, dos à la muraille rocheuse. Les chevaliers étaient moins d'une dizaine, descendus à pied dans la combe, accompagnés de quatre chiens aux museaux pointus qui buvaient et s'ébrouaient dans la rivière. Le chef se campa devant eux, le poings sur les hanches, et les considéra avec attention. A contre-jour, Edvin ne reconnut pas ses traits, et quand l'homme parla, sa voix lui était inconnue:

— Ça pourrait être des gens de la région. Quelqu'un les connait ?
— Le gars trainait dans le coin la nuit dernière, Kelher l'a même averti de ne pas faire de connerie.
— Et la fille ?
— Sa tête ne me dit rien.
— Bon. On les emmène au Prieur, il jugera.

Edvin nota que le chevalier qui menait la patrouille portait à l'épaule la sacoche au trésor.

Ouais, j'aurais peut-être dû écouter l'autre sergent hier soir, se dit-il. On n'a même pas eu le temps de sortir avant de se faire cogner... Qu'est-ce que je pouvais bien attendre de ces brutes, de toute façon ? Enfin, on verra...

Les chevaliers les firent remonter en haut de la combe, les attachèrent à leurs montures et les firent avancer sans ménagement. Efi gardait la tête baissée, Edvin ne savait pas si elle avait mal encaissé, économisait ses forces, ou réfléchissait; la fille avait l'air d'une dure à cuire, mais il savait comment un mauvais coup à la tête transforme les plus coriaces en moutons. Bien sûr, son gros chien avait pris le large depuis longtemps.

Ils arrivèrent à Tour-Sonborg moins d'une heure plus tard; le chemin semblait plus court quand on savait où on allait. La "forteresse", en réalité à peine un fortin, se dressait sur une petite élévation, d'où elle contrôlait le carrefour entre la route de l'Est qui menait à Valkerst et plus loin Heimark, et l'axe reliant au Sud les colonies forestières et au Nord les terres des tribus libres. En approchant, Edvin nota que les remparts, constitués à l'origine d'un coffrage de rondins autour de moellons empilés, avaient été reconstruits. Sur trois côtés, jusqu'à deux fois la hauteur d'un homme, la muraille était désormais faite de pierres massives, maçonnées sans faille, surmontées d'un appareil de bois et d'un chemin de ronde abrité. Nul doute qu'un de ces hivers, à la faveur de la trêve du froid, le quatrième côté bénéficierait du même traitement, grâce au travail de colons réquisitionnés pour l'occasion. Voilà où passaient les taxes dont le Baron les écrasait.

Arald parla à la sentinelle, et la porte marquée à la chaux d'un large cercle blanc s'ouvrit pour faire entrer la patrouille. Dans la cour, quelques constructions basses, une écurie, une forge, et la tour qui donnait son nom au lieu : un cylindre sans grâce, construit sur des fondations de pierre massive, dont les étages étaient encore en bois. Des frères de l'Ordre s'activaient, la plupart en tuniques et chausses de tissu brut, marquées au monogramme de l'Ordre.

C'étaient des hommes de diverses carrures et complexions, mais leurs tenues, leurs cheveux coupés ras et leurs barbes de trois jours leur conféraient une similitude qui dépassait la simple ressemblance physique. Tous ces hommes étaient interchangeables, entrainés à marcher, chevaucher et se battre, et surtout à obéir à leur hiérarchie, tenue en main par le Baron Markam, qui lui-même répondait au Duc Osbern de Heim. Ils étaient la manifestation physique, brutale et inexorable, du système de domination qui maintenait les colons comme Edvin assujettis à leurs terres et à leurs lois, aussi iniques qu'elles fussent ; le même système qui leur avait donné ces terres, en les arrachant par les armes aux Borags du clan de l'Ours, dix ans auparavant.

Leurs visages exprimaient morgue, vigilance ou joie brutale; la certitude de servir un maître puissant formait comme une deuxième armure autour d'eux. Gare à qui les affronterait, car ils étaient l'incarnation de la loi militaire de la Marche, et nul ne pouvait se soustraire à leur autorité.

Arald donna quelques ordres à sa patrouille, et fit mener les prisonniers au pied de la tour, où il entra. Quelques minutes plus tard, on les faisait monter à leur tour dans l'escalier étroit qui sentait l'humidité. Ils entrèrent dans une pièce austère, presque sans meubles ; la lumière de la fin d'après-midi entrait par une fenêtre étroite orientée au Sud-Ouest. Assis sur une chaise curule, à côté d'un écritoire, un homme âgé parlait avec un chevalier debout, torse massif et jambes arquées. Malgré l'absence d'armure, Edvin reconnut la nuque de taureau et les yeux gris du sergent Kelher. Ce dernier se tourna vers eux et les détailla posément ; il ne montra aucune surprise quand il reconnut Edvin, adressa juste un hochement de tête au vieil homme.

— Prieur, les voici, dit Arald, qui était resté dans l'ombre près de l'entrée.
— Faites-les approcher, répondit le vieil homme, que je voie leurs visages.

Les gardes leur distribuèrent quelques bourrades dans le dos, dans une démonstration de zèle bien superflue, et les captifs obéirent. Soudain, Edvin remarqua, posée à côté de la chaise de celui qui était certainement le Prieur, la sacoche en cuir de facture barbare.

Une vision lui revint: le cuir presque doux à force d'usure, et les pièces, des Couronnes d'or de Heim, des Akhilons Royaux, des Flèches en argent triangulaires venues de la lointaine Kalev, et d'autres monnaies de la Grande Baie du sud, émises par de lointaines nations marchandes. Or, argent, et même quelques gemmes grossièrement taillées à la mode barbare; richesses dans lesquelles il avait plongé ses mains, comme dans une fontaine de prospérité et de longévité. Cela aurait pu devenir la réalisation de ses projets, la fin d'une vie trop modeste et des voyages dangereux, une bonne terre, une maison à la ville. Maintenant, le Prieur allait tout dépenser en pierres de taille pour retaper le quatrième mur de sa forteresse. Il serra les dents.

— ... et il n'y avait personne d'autre dans la grotte que ces deux pouilleux, terminait Arald.
— C'est bien. Tu as presque rattrapé tes erreurs de jugement passées, conclut le Prieur d'une voix glacée.

Le vieil homme se leva et s'approcha des captifs, braquant sur eux un regard fixe. Ses yeux étaient surmontés de sourcils totalement blancs, ce qui accentuait encore leur noirceur. Il n'était pas très grand, mais ses larges épaules et ses bras noueux donnaient une idée de sa vigueur passée. Le bas de son visage disparaissait sous une barbe d'une blancheur de neige.

— Je pourrais vous faire pendre, grommela-t-il sans les quitter des yeux. Avez-vous la moindre idée de ce que vous avez trouvé?

Edvin, malgré lui, hocha la tête.

— Une cache Borag, un trésor de guerre datant de la Conquête. Savez-vous à qui appartiennent toutes les terres de la Marche du Nord ?
— Au Baron? tenta Edvin
— Au duc de Heim, qui en a confié l'administration au Baron. Mon garçon, tu n'est pas totalement illettré, mais désormais tu parleras seulement quand je t'en donnerai l'ordre.

Edvin inclina la tête en assentiment. Il sentait sur lui le regard réprobateur d'Efi. Mais il savait aussi que dans une armée, il faut savoir faire plaisir à un supérieur et jouer le jeu de la brimade, des fausses questions et réponses, pour éviter pire.

— Et vous savez donc à qui appartiennent les richesses que l'on trouve dans les terres de la Marche ? poursuivit le Prieur, toujours sur le mode du questionnement rhétorique. Au Duc, toujours. Ceux qui mettent la main dessus doivent immédiatement les remettre à l'Ordre, qui les remet lui-même au Baron. Cela sert à financer les défenses et la sécurité de la Marche contre les Barbares.

Efi gloussa. Le prieur s'approcha d'elle, les yeux étincelants.

— Tu vois quelque chose de drôle ? Tu as peut-être des doutes que tu souhaiterais partager avec nous ?

Elle eut la sagesse de ne pas répondre, bien qu'Edvin ait eu la même pensée qu'elle: Aucune chance que ce pactole arrive jusqu'aux caisses du Baron; pas intact en tout cas...

— Tu n'as vraiment rien à me dire ?

Le Prieur la gifla à toute volée, et elle vacilla. Le garde derrière elle l'empêcha de tomber en la maintenant par les épaules, la présentant au Prieur pour qu'il complète l'aller-retour. Le vieil homme l'ignora et poursuivit.

— On vous a pris pour ainsi dire la main dans le sac, en train de vous approprier le bien du Duc, une somme importante laissée ici par ses ennemis. Ça vaut présomption de crime. A moi de juger si vous aviez l'intention de le lui remettre, ou bien de vous approprier son argent...

Edvin décida de se taire plutôt que d'essayer de se défendre. Malgré sa tête encore lourde du coup reçu, et une nausée qui montait, il gardait les idées claires: plaider l'innocence ne servirait qu'à les enfoncer. Cela sonnerait tellement faux que le Prieur n'aurait quasiment pas le choix. En réalité, ce n'était pas la loi qui les sauverait, mais l'intérêt du vieil homme à ne pas se lancer dans une exécution publique.

Et puis, il ne leur avait pas dit de parler.

— Pour en savoir plus, il va falloir vous interroger un peu. Kelher, fais-les fouiller, s'ils ont la moindre monnaie exotique sur eux, leur compte est bon. Questionne-les aussi sur le trésor : y en a-t-il un autre qu'ils auraient déjà trouvé ? Et puis ça leur fera passer le goût de fouiner dans les affaires de l'Ordre, puisque tu avais déjà prévenu ce paysan de se tenir à l'écart.
— Bien, Prieur.
— Et interdiction de prendre votre plaisir avec la fille. Nous sommes l'Ordre du Cercle, pas des violeurs.

Edvin déglutit ; malgré lui, il évalua la force des avant-bras de Kelher. Mais il y avait une éventualité encore pire: pourvu que le Prieur n'ait pas l'intention de garder tout l'argent! Il lui serait alors plus simple de les faire disparaître, pour éviter que l'affaire s'ébruite. Par chance, beaucoup de chevaliers semblaient déjà au courant, que deux manants soient aussi dans la confidence ne ferait pas grande différence : le Prieur serait sans doute obligé de remettre la majeure partie de la somme au Baron, son maître.

L'entretien était terminé. Les chevaliers, menés par Kelher, firent sortir les prisonniers et les menèrent à un autre bâtiment, dans une cellule où ils furent attachés chacun à une grille, aux extrémités opposées de la pièce. Edvin sentit dans ses tripes la morsure de la peur. Était-ce la perspective de ce qu'il allait devoir encaisser, la crainte de mourir, ou juste qu'on le brise ?

Alors qu'un chevalier aux poings énormes s'avançait vers lui, le sourire mauvais, il serra les dents et pensa avec l'énergie du désespoir : Surtout, ne lâche pas...

À suivre

Le Retour (7 et fin)

Le Retour (5)