Le Pouvoir des Histoires
Comme tout barde, je suis très sensible au pouvoir des histoires et au rôle qu’elles tiennent dans nos vies. Depuis longtemps, je les vois grandir et se multiplier, et si en général cela m’inspire de la joie, ces derniers temps elle est tempérée par un filet d'inquiétude. Les récits qui alimentent notre imaginaire, mais aussi notre perception du monde et des autres, ne sont pas toujours inoffensifs, ni innocents.
Jamais on n’a autant raconté et écouté d’histoires qu’aujourd’hui, sous des formes aussi variées. Cet emballement coïncide avec d’autres changements. D’abord, l'autonomie croissante des individus pour décider d’écouter une histoire, de la relayer, ou même de la créer et de la raconter, à une échelle qui était restée longtemps réservée à des spécialistes ou des institutions. D’autre part les récits modernes (audiovisuels en particulier) créent une puissante illusion de réalité, alors même qu’ils deviennent de plus en plus faciles à falsifier.
Les techniques de propagande et de manipulation ne sont pas nouvelles, mais combinées avec ces nouveaux leviers d’influence, elles deviennent aujourd'hui terriblement efficaces, et certaines personnes ou organisations n'hésitent pas à s’en servir.
Si on installait un commutateur dans une caverne n'importe où, puis qu'on le flanquait d'un écriteau disant Commutateur de fin du monde, PRIERE DE NE PAS TOUCHER, la peinture n'aurait même pas le temps de sécher.
– Terry Pratchett, Procrastination
Serait-il possible que l'humanité s’intoxique de ses propres histoires ? Face à ces forces écrasantes mises en mouvement, je me demande ce que peut faire un homme, une femme, ou un barde.
Ce qui a changé : histoire des histoires
En vérifiant que je savais à peu près de quoi j’allais parler, j’ai trouvé dans le Larousse en ligne cette définition. « Récit : propos rapportant des événements – vrais ou imaginaires. »
Elle nous dit tout ce qui est important. « Propos », car même en images, les récits sont interprétés en mots, en pensées. Des « événements », car les histoires ne sont pas juste des enchainements de pensées. Pour autant, elles peuvent devenir un support très efficace de transmission d’une idée (par exemple dans des contes philosophiques). « Vrais ou imaginaires » : l’effet d’un récit de fiction peut être très proche de celui d’un récit basé sur la réalité. Nous sommes disposés à en accepter beaucoup d’éléments comme s’ils étaient réels. Mais toujours se pose la question du mensonge, de l’affabulation. Après tout, l’expression « raconter des histoires » a plusieurs sens.
Je vous propose d’observer d’abord comment s’est formée cette marée de récits qui ne cesse de monter, en comptant sur votre indulgence car je vais simplifier fortement. Et comme j’aime bien les époques archaïques, commençons par les âges obscurs.
Au commencement était le bouche à oreille
Depuis l’aube de l'humanité, on se répète les nouvelles de bouche d'homo sapiens à oreille d'homo sapiens. A l'occasion d'une rencontre, d'un échange commercial ou d'une capture, on se renseignait sur ce qui se passait au-delà de l'horizon physique, dans des contrées lointaines, ou bien les nouvelles locales étaient transmises, entre membres d'un groupe.
Ce système pêchait (et pèche encore) par son manque de fiabilité : l'information répétée subit toutes les déformations dûes aux biais et aux incompréhensions de ses transmetteurs successifs. Un malentendu, une ambiguïté sur laquelle l’auditeur projette ses propres craintes ou espérances, et voilà un message anodin (« on a aperçu un troupeau de chevaux à 3 jours de marche ») qui se transforme en alerte rouge (« on a aperçu une armée de cavaliers en marche » ).
Nouvelles, commérages, rumeurs, les noms sont multiples ; mais la simplicité de ce système d’échanges d'informations, fondé sur nos rapports de voisinage, fait qu'il survivra à toutes les révolutions, malgré ses limites. Il fonctionne à chaque fois que des humains se retrouvent ensemble.
Récits longs et tradition orale
Une autre forme de récit est apparue dans ces temps anciens : la tradition orale. On se rassemblait autour d’un feu de camp ou d’une table de banquet, pour écouter un conteur ou un barde. Ce dernier, personnage important et respecté (c'était le bon vieux temps!), récitait de mémoire des histoires qui lui avaient été transmises verbalement, par une magie mnémotechnique aujourd'hui presque oubliée. Les conteurs, par la prouesse de leur mémoire, devenaient les dépositaires des histoires canoniques, des amusements et des mythes fondateurs de leur groupe, comme l’Odyssée, le Ramayana ou le Popol Vuh– j’aime bien ce nom. Grâce à ce système, les récits mémorisés devenaient plus longs et travaillés, et leur transmission plus fidèle. De véritables œuvres collectives pouvaient naître, enrichies génération après génération.
L'écrit, premier éclatement
Le perfectionnement de l'écriture a fait exploser la circulation de récits, et a donné naissance à de nouvelles formes comme le roman ou le journal. Le système oral permettait de stocker un long récit, mais au prix d’un travail de mémorisation très rigoureux, qui n'empêchait pas entièrement l'apparition de déviations et de variantes au fil du temps. Avec l’écriture, et encore plus après l'invention de l'imprimerie, le même récit, mot pour mot, devenait partageable et absorbable par de multiples lecteurs, sans qu’ils n’aient à attendre le prochain passage d’un conteur.
Devenu autonome, le lecteur pouvait choisir à la fois ses récits, mais aussi le moment et la quantité de ses lectures. Dans ce changement se perdait la présence et le charisme d'un conteur de métier, mais aussi l'enthousiasme partagé d'un groupe de spectateurs du même récit, même si les lectures publiques font le trait d'union entre les deux traditions. La transmission des histoires dépendait donc de plus en plus de préférences personnelles, le public a commencé à se fragmenter entre les amateurs de romans psyschologiques, sentimentaux, de pamphlets politiques, d'histoires vraies, d'Histoire, de science-fiction, de bandes dessinées…
Cette diversité promet à chacun de trouver son compte dans les bibliothèques, nouvelles cavernes d'Ali Baba. L'objet écrit offre aussi un moyen de s'identifier : arborer un livre ou un journal permet de revendiquer des opinions ou une appartenance – sans parler de ces photos de PDG posant dans leur bureau devant les oeuvres complètes de Clausewitz ou de Sun-Tzu. Parfois l'identification peut aller jusqu'au stéréotype, comme par exemple dans l'expression "lecteur du Figaro" qui suffit à faire ricaner les gens de l'autre bord. En ce qui me concerne, j'ai envisagé un temps de porter négligemment les tomes complets de "Fondation" d'Isaac Asimov dans la poche de ma veste, mais on m'en a dissuadé.
L'audiovisuel et l'illusion du réel
La révolution suivante a été l'audiovisuel ; la distribution d’histoires s’est dès lors appuyée sur des images réalistes, puis sur la vidéo, qui crée l’illusion puissante de Voir et Entendre une histoire au moment où elle se déroule. Le conteur relayait des événements passés, et le livre faisait appel à l'imagination visuelle du lecteur – impossible d'oublier que l'on se trouvait devant un récit ; avec l'image, le spectateur peut avoir le sentiment de vivre le récit.
Cette illusion permet de rendre encore plus intenses l’immersion dans le récit et la réaction émotionnelle qu’il suscite. Il est donc encore plus difficile pour le spectateur de mettre en cause la véracité de l’histoire, de se soustraire à son pouvoir de suggestion.
La circulation de récits n’a cessé d'accélérer ; après les librairies et les marchands de journaux, le cinéma et surtout la télévision ont ouvert les vannes d’un véritable fleuve narratif de mots et d’images, dont le robinet se trouve dans notre salon.
Déjà à ce stade se pose le problème de la surabondance. Qui n'a pas eu le vertige, enfant, devant les hautes colonnes de livres de la bibliothèque municipale, appréhendant une réalité terrifante : il nous faudrait de nombreuses vies pour tout lire, pour tout voir. C’est aussi l'expérience quotidienne des amateurs de séries, forme reine du récit audiovisuel depuis des années, avec ses scénarios au long souffle, ses personnages devenus familiers au fil des épisodes, et ses saisons qui s'enchaînent et proposent des heures de visionnage sans fin...
Social et mobile
Une nouvelle révolution vient de se produire, qui accélère encore la vitesse de circulation de ces récits, leur quantité et leur pouvoir de persuasion. L’internet mobile et les réseaux sociaux sont devenus le vecteur, non de la rage (quoique), mais d’une surenchère de mots et d’images, accessibles à tout moment, dans notre salon mais aussi dans notre poche. Aujourd'hui, la quantité de textes, de podcasts et de vidéos mis en ligne à chaque minute est difficile à concevoir, et elle ne cesse d'augmenter.
Un autre changement important s'est produit dans la production de ces "contenus", comme l'industrie les appelle sans s'embarrasser d'élégance. Les outils d'écriture et d'édition ont progressé au point que la plupart des usagers du web peuvent publier leurs propres récits, moyennant un effort et un coût réduits – même si rien ne garantit qu’ils seront vus ou entendus. Plus besoin d'être écrivain, journaliste ou metteur en scène ; des carrières de blogueurs, de tweeteurs, youtubeurs, voire de bardes, deviennent possibles en dehors des structures anciennes, des journaux et maisons d'éditions. Un âge d'or, mais aussi une crise de l'abondance, un paradoxe du choix.
La séparation entre producteur et auditeur de récits s’estompe, et les réseaux sociaux privilégient la transmission d'informations d'utilisateur à utilisateur. Le fonctionnement de ce nouveau monde d’informations ressemble à celui de la rumeur, transmise d’une personne à l’autre ; un bouche-à-oreille numérique, qui apporte ses propres risques de déformations. La boucle est (presque) bouclée, nous voici revenus aux âges obscurs… La "viralité", la qualité d'un message ou d'une image qui se répand comme la grippe ou Ebola, est le nom moderne pour une rumeur qui a du succès – mais à l'échelle démesurée des communautés numériques.
Pour décrire ce phénomène, on a créé terme « Mème ». S’il évoque surtout des images sur fond noir accompagnées de textes humoristiques, dans son sens premier le mème décrit la dimension quasi-biologique qu’a acquise la circulation des idées, à la façon de gènes transmis et reproduits dans un flux constant, en compétition entre eux pour l’accès au plus grand nombre de personnes.
L’effet des récits
Les mots ont le pouvoir de changer le monde, selon la sagesse populaire. Les récits manient ce pouvoir avec une force particulière, grâce à leur capacité à transmettre des émotions, à plonger dans les événements « comme si » ils étaient vrais. Ils captent notre attention, parce que personne ne résiste à une histoire bien racontée.
Il n'y a rien de plus puissant au monde qu’une bonne histoire.
– Tyrion Lannister
Ils nous parlent d'événements qui se sont produits dans un lointain passé où la semaine dernière, de choses qui se passent maintenant ou n’arriveront jamais. Ils nous informent aussi sur des personnages, des lieux, des idées, d'une manière attrayante. Et en nous faisant partager des moments de vies, anecdotes ou épopées, ils peuvent mettre en mouvement des changements historiques. Une histoire marquante crée un « avant » et un « après », comme si ce qui est conté était vécu, et ne pouvait être oublié.
Créer de la sympathie
Un livre peut éveiller les consciences sur un problème, ou une cause jusque-là ignorée. « La Case de l’Oncle Tom », qui faisait partager au lecteur la vie et les épreuves d’un esclave noir des États-Unis, a fait sensation à sa sortie et pour beaucoup de gens, a changé la manière dont ils considéraient l’esclavage. Si aujourd’hui certains aspects de ce livre sont critiqués, à sa sortie en feuilleton en 1852 il a eu un impact sans précédent sur les mentalités en Amérique.
De nos jours, une anecdote comme celle de ce migrant qui a secouru un enfant accroché à la façade d’un immeuble peut changer la perception d’un groupe humain, au moins pour un temps – car d’autres narrations sont à l'œuvre.
Contester l’ordre établi
Une histoire peut aussi jouer un rôle subversif, en exposant l’absurdité ou l’injustice d’uns autorité. Par exemple, « Erin Brockovic » - fait partie des films qui ont contribué à déboulonner le piédestal des grandes corporations américaines et les présenter comme des entreprises criminelles. Auparavant, « 1984 » a donné un langage et une histoire à l’anti-totalitarisme, créant les concepts de « Big Brother » et de « Novlangue » grâce auxquels on peut comprendre et dénoncer les outils de l’oppression.
Fournir un récit national
Une identité nationale se nourrit de récits nationaux, de folklore et de héros (comme Kosciuszko en Pologne, Skanderbeg en Albanie). Au XIXème siècle, lors de l’éveil des nationalités en Europe, la collecte des récits et légendes populaires et leur compilation en récits contribuaient au renforcement d’une identité nationale. Ainsi le Kalevala, épopée finlandaise, a pris la forme d’un récit unique seulement lors de sa formalisation à partir de multiples poèmes et légendes ; il est devenu essentiel dans la définition de l’identité nationale finlandaise.
Si ces récits se sont d’abord inscrits dans de beaux mouvements d’émancipation, leur impact n’est pas passé inaperçu. La manipulation des faits passés et de l’Histoire à des fins historiques est devenue un outil politique puissant, qui a servi à justifier des politiques oppressives et des guerres. Il suffit de faire un petit tour des Balkans pour constater à quel point les événements du passé sont mis au service des politiques du moment.
De même, les récits de la révolution ou de la résistance sont partie intégrante de l’identité française, éclipsant des aspects moins glorieux de l’histoire du pays comme le commerce des esclaves et la collaboration.
Justifier, expliquer
Beaucoup de récits ne visent pas à relater des faits anciens, mais ce qui se passe maintenant. Ils se posent comme des explications du monde dans lequel nous vivons. Cela s’approche du concept anglophone de « narrative », récit explicatif qui nous propose des interprétations du présent. Conforter par des anecdotes la croyance selon laquelle « il ne faut pas trop passer de temps devant la télévision », ou bien « un verre de vin par jour est bon pour la santé » est une chose. Mais parfois le récit proposé va plus loin, et cherche à rendre acceptables de idées jusque-là rejetées. Ainsi, quand le protagoniste d’une série comme 24 heures Chrono a recours à la torture « mais c’est justifié pour lutter contre le terrorisme », l’enjeu est de légitimer une politique et des agissement lourds de conséquences. Raconter une histoire permet de faire passer des idées plus ou moins acceptables, comme des passagers clandestins.
Un des récits les plus dangereux met en scène les éléments suivants : « notre peuple / groupe / pays est depuis trop longtemps victime des [insérer ici un bouc émissaire], qui nous spolient et nous dérobent le fruit de notre travail / nos emplois / notre terre / nos enfants. Mais bientôt ils paieront… » On y retrouve, bien alignés pour un effet maximal, le complexe de la victime à qui on a infligé tous les torts, le groupe "ennemi" déshumanisé et condamné en bloc, et l'appel à la vengeance et à la haine justifié par cette liste de griefs, réels ou s'appuyant sur une histoire fantasmée. Une fois installée dans les esprits, cette histoire vieille comme le monde est très difficile à extirper ; beaucoup de groupes politiques, qui croient s'en servir pour gagner ou conserver le pouvoir, risquent de découvrir qu'ils en sont devenus les jouets, car les histoires extrêmes appellent la surenchère, et ils devront continuer de payer allégeance à ce maître dévorant.
“Avec de grands pouvoirs viennent de grandes responsabilités »
– Spiderman (et bien d’autres avant lui)
L’influence et ses leviers
Pourquoi nous avons tendance à croire ce que l’on nous raconte.
On pourrait imaginer qu’il suffit d’un peu de bon sens et d’esprit critique pour résister à la manipulation et à l’influence souterraine de certaines histoires, mais la réalité est malheureusement plus compliquée. Notre esprit n’est pas une machine rationnelle, ses biais rendent la tâche difficile à ceux qui essayent d’y voir clair — et bien sûr, d’autres ont appris depuis longtemps à en tirer parti.
Empathie
Un récit n’est jamais neutre, on y trouve toujours quelqu’un avec qui s’identifier et quelqu'un à détester. En adoptant le point de vue d’un personnage, en partageant son ressenti, notre empathie nous incite à prendre fait et cause pour un personnage, et à adopter certaines opinions qu’il représente.
Le film « 12 years a slave » illustre bien la force de l’empathie : le protagoniste, kidnappé et vendu comme esclave dans le sud des États-Unis, vit un enfer dans les plantations les plus dures d’une époque déjà peu connue pour sa tendresse. L’injustice qu’il subit, les images de violence, de dégradation et de souffrance dont lui et ses compagnons font l’objet restent gravées dans le souvenir du spectateur, et il est difficile de ne pas prendre fait et cause pour lui, et de ne pas détester le propriétaire de plantation violent et psychotique (joué avec talent par Michael Fassbender) qui le persécute.
L’empathie avec un personnage devrait être un des bienfaits de la littérature et des arts, mais cet abaissement de notre garde peut être mis à profit pour faire passer toutes sortes de messages.
Émotions
Une histoire réussie produit une empreinte émotionnelle extrêmement forte. Étonnement, émerveillement, tendresse, mélancolie, peur, colère, excitation… On peut vivre les émotions de toute une vie en un livre, ou un film. Le pouvoir d’une histoire fait battre le cœur plus vite, nous rend impatients et anxieux de connaître la suite, fait passer du titre aux larmes. En on en redemande.
Quand une bande-annonce ou le titre d’un article émoustille notre cerveau émotionnel, nous chercherons presque malgré nous à en savoir plus. Aujourd’hui le web est gorgé de ces titres sensationnalistes et d’images dramatiques.
De toutes les émotions produites par ces histoires dont l'humanité raffole, les plus problématiques sont la peur et la colère ; les deux réactions classiques face à un sentiment de menace (« Combat ou fuite »), profondément ancrées dans notre instinct de survie. Des leviers très puissants pour qui sait les actionner à son profit. À cause d’eux, on prend plus au sérieux une information qui suggère que nos pires craintes se réalisent, même si elle est d’origine douteuse.
L’histoire, récente ou ancienne, regorge d’hommes politiques portés au pouvoir par des récits mettant en scène une menace mortelle pour leur pays, face à laquelle ils se posaient en dernier recours, en « Commander in Chief » ou grand guide de la nation. Malheureusement ces leviers fonctionnent bien ; que la menace (réelle ou fictive) soit un pays voisin, des mouvements terroristes, des populations migrantes ou un groupe minoritaire, voire tout cela en même temps, le jeu consiste à l’amplifier, la transformer en une question de survie existentielle. Peu importe ce qui est réel ou pas, tant que l’on arrive à imposer un récit, une émotion qui justifie pouvoirs, dépenses et moyens exceptionnels.
Every war when it comes, or before it comes, is represented not as a war but as an act of self-defense against a homicidal maniac.
– George Orwell, Facing Unpleasant Facts
Aujourd'hui des messages alarmants, déformés par la passion ou par des intentions coupables, arrivent en tous sens, (et souvent par l’intermédiaire de gens en qui nous avons confiance, cf plus bas). Ils circulent à la vitesse de l'éclair comme des armes de précision, produisent à l’impact des émotions parfois bénignes à base de lolcats, ou bien ils lâchent une charge explosive d’indignation, de fureur ou de panique.
Une autre emploi des émotions consiste à jeter le doute sur tout, à créer ce que les anglophones appellent FUD : fear, uncertainty and doubt. Un état de paralysie mentale, d'incapacité à décider que croire, qui rend plus vulnérable au découragement, à la résignation et à la manipulation par la peur. Le discours ambiant sur les « fake news » y contribue, en détruisant la confiance dans nos sources d’information habituelles ; pas étonnant que ce terme doive sa popularité à l’un des plus grands menteurs de notre époque.
Pouvoir de l’image
Si un mot est un discours, alors une image est un fait. L’illusion de réalité produite par le visuel et le son exerce à elle seule un pouvoir de conviction très profond. Même en sachant que les images sont fausses, on risque d’accepter d’une manière inconsciente ce qu’elles nous racontent. De plus il est possible d’augmenter leur effet et de le diriger de diverses manières.
Par exemple la vieille technique de l’image « choisie » : une personalité publique étant désormais photographiée en permanence, on peut toujours trouver un cliché défavorable, qu’il soit ridicule, disgracieux ou carrément incriminant. Rien de tel que les yeux mi-clos dans un battement de cils, agrémentés d’une bouche en cul de poule au milieu d’une syllabe, pour produire une belle expression de fourbe de cinéma ! Il ne reste plus ensuite qu'à l’afficher en gros à la Une.
Les récits audiovisuels sont capables d’imiter les apparences du réel avec une vraisemblance inédite ; mais jamais ils n’ont été plus faciles à falsifier et à rendre crédibles, que ce soit par l'usage de Photoshop ou par le truquage de vidéos, que la technologie met actuellement à la portée du plus grand nombre. Les conditions n’ont jamais été meilleures pour un usage massif de la désinformation.
Le changement de contexte, bien que moins technologique, est un outil sous-estimé. Une manipulation courante consiste à extraire une remarque anodine de son contexte et à suggérer qu’elle a été faite à propos d’un autre sujet, ce qui la rend soudain outrancière ; des paroles réelles sont ainsi mises au service d’une interprétation mensongère. On peut aussi détourner le sens d’images ou des vidéos, comme le relève cet article du Monde . Un changement de contexte peut déformer radicalement le sens d’un message, sans qu’il soit nécessaire d’en changer le contenu ou de truquer quoi que ce soit.
Une fois ces manipulations réalisées, le pouvoir évocateur des images fait le reste.
Simplification et stéréotypes
Notre esprit a du mal à se représenter des milliers ou milliards d’individus tous uniques. Pour s’y retrouver, il utilise des raccourcis. En raisonnant par catégorie, on arrive beaucoup plus vite à une conclusion sur la personne à qui on a affaire, ce qui rend de nombreux services dans la vie quotidienne. Cela nous permet, par exemple, distinguer à sa tenue et à sa manière de marcher notre livreur de pizza qui arrive d’un voisin en promenade, ou de décider rapidement si on a envie de passer près de ce groupe de gars bruyants en train de boire des bières au coin de la rue - sont-ils agressifs ? Sont-ils en bande ? Quelques vérifications rapides - style vestimentaire, attitude, propreté physique – suffisent généralement à se décider.
Mais classer ainsi les gens nous pousse vers un travers où l’on ne considère plus que l’appartenance à une catégorie, sous ses aspects les plus caricaturaux. « Tous les Crétois sont des menteurs », disaient déjà les logiciens Grecs ; cette phrase a été depuis déclinée à l’infini, en changeant le nom de la catégorie (noirs, juifs, femmes, musulmans… vous voyez l’idée) et l’adjectif, rarement flatteur. Ces stéréotypes renforcent les jugements a priori ; traduits en actions, les préjugés deviennent discrimination.
Les récits que nous recevons peuvent construire de nouveaux stéréotypes, ou consolider les anciens. Ainsi, alors que « la case de l’Oncle Tom » avait fait beaucoup pour la remise en cause de l’esclavage, le livre a aussi été critiqué plus tard pour ses personnages caricaturaux, devenus des stéréotypes d’esclaves noirs. Par exemple Sam le « happy dark », la cuisinière-mammy affectueuse, et d’autres encore. De même, une histoire qui met en scène des paysans pauvres et travailleurs peut fabriquer durablement un stéréotype positif sur cette catégorie de personnes, indépendamment d’une réalité où certains agriculteurs seraient devenus de riches potentats oisifs - tout ceci est hypothétique bien sûr, et je salue au passage nos amis cultivateurs.
Les récits peuvent se servir des stéréotypes pour désigner des ennemis ou des boucs émissaires – penser par exemple à tous ces films américains des années 80-90 sur la menace japonaise, et sur les terroristes islamistes dans les années 2000. Ils ont la partie encore plus facile quand ils viennent renforcer des idées ou des catégories que nous avons déjà acceptées.
Besoin de sens
Les histoires sont plus faciles à appréhender que les incertitudes et la complexité. En effet, une histoire a une logique interne, elle est construite avec un scénario, des enjeux, une progression et une conclusion. C’est une forme profondément satisfaisante pour l'esprit humain, bien plus qu’un « récit raconté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. » – à savoir, la vie dans les mots d’un autre Barde plus fameux.
Il est tentant de voir derrière chaque événement marquant une raison, une cause qui nous concerne, de croire que les choses n’arrivent jamais par hasard, qu’« il n’y a pas de fumée sans feu ». De préférer le sens des histoires au chaos du monde, la simplicité de récits intuitifs à la complexité de l'âme humaine ou d’un modèle scientifique. De croire à la malveillance plutôt qu'à la coïncidence, de voir un projet diabolique là où il n’y a eu que confusion ou négligence.
Chaque théorie du complot est la preuve de ce biais ; il est plus facile d'adhérer à une histoire intelligible, avec des méchants machiavéliques (que l’on appelle généralement « eux », « ils ») et des raisons pour chaque chose, plutôt que des explications techniques souvent peu intuitives. En plus, on se sent plus intelligent comparé au reste des gens, au troupeau.
Rien d’étonnant à ce que les démentis et corrections ne trouvent jamais le même écho que les erreurs sensationnelles qu’ils devraient réparer. Malgré tous les efforts pour réfuter les théories qui contestent la réalité de l’exploration de la lune, les récits conspirationnistes gardent pour certains une séduction irrésistible.
Biais de confirmation
Nous avons tous une préférence instinctive pour les opinions et les faits qui sont en accord avec nos propres croyances. Cela se manifeste dans nos choix de lectures, d’informations et de fréquentations, même quand nous luttons consciemment pour les corriger. Cette recherche de la confirmation rend les discussions plus difficiles : quand on a repeint son environnement à ses couleurs préférées, difficile de concevoir que d’autres voient le monde autrement.
Les réseaux sociaux donnent une nouvelle ampleur à cet ancien phénomène. Afin de conserver l’attention de leurs utilisateurs le plus longtemps possible et de la rentabiliser par des publicités, ils cherchent en permanence à nous proposer des « contenus », informations ou récits, que nous sommes susceptibles d’aimer. Cette sélection est désormais automatisée par des algorithmes perfectionnés. Ainsi, la personne qui aime des videos de petits chiens en aura de plus en plus dans son flux facebook ; et il en irait de même si elle recherchait les scènes de violence, les discours antidémocratiques ou les théories « alternatives » sur l’exploration lunaire.
Des millions, voire des milliards de personnes passent du temps à surfer sur Facebook, Twitter et autres, à passer avec indolence ou intérêt d’une image à un article, à une vidéo, à une publicité. Ce sont souvent des moments de peu d’importance pour elles, dans les transports ou dans un file d’attente, à tromper l’ennui et chercher une distraction.
Pourtant, l’envers de l'écran n’a rien d’insouciant. L’interface optimisée et testée en permanence, les logiciels qui enregistrent non-stop nos comportements et cherchent à capter notre attention ; et les créateurs de « contenu », sociétés commerciales cherchant l'engagement, partis politiques, plaisantins propageant des canulars, et d’autres équipes moins amusantes qui disséminent des histoires manufacturées comme des armes... Parfois me vient l’image d’utilisateurs parcourant ce champ de mines comme des rats dans un labyrinthe, poussés par une envie de fromage qui a été analysée et exploitée à un haut degré de sophistication.
Dans ces conditions, je veux bien croire que le temps passé sur les réseaux sociaux ne nous soit pas entièrement bénéfique.
Influence des transmetteurs
Nous apprenons une partie de ce que nous savons, ou pensons savoir, par expérience directe, et une autre par les récits qu’on nous en fait, par le truchement d'intermédiaires. Avec l’accroissement des savoirs et des réseaux de transmissions, la proportion est de plus en plus inégale : la vie humaine s’est un peu allongée, mais dans le même temps le volume de savoirs, d’histoires, de livres et d’informations disponibles a explosé.
L'expérience directe crée des convictions plus fortes (comme la façon dont les enfants apprennent à se méfier du feu : en se brûlant), mais la plupart de nos connaissances sont de seconde main : nous les tenons de quelqu’un d’autre, qui lui même les tient d’une source, etc. C’est ainsi que dans l'enseignement, le professeur sert de pont entre quelques découvreurs, en général morts depuis longtemps, et de nombreux étudiants. Plus exactement il s'agit d’une chaîne de profs et de livres qui s'étire dans le temps, chacun instruisant les suivants, et qui comporte aussi la possibilité de dérives ou d'améliorations.
C’est vrai aussi, bien sûr, des informations que nous recevons via les journaux, la télévision ou internet. Les faits et récits, avant de nous parvenir, sont passés par les mains d'autres gens, parfois nombreux (dans le cas de dépêches AFP réécrites et commentées), parfois facilement identifiables.
Dans ce marché du savoir d’occasion, décider qui croire devient essentiel, puisque nous aurons peu de possibilités de vérifier par nous-mêmes tout ce que l’on nous raconte. Or nous avons tendance à accorder foi aux gens que nous connaissons, plus qu'à des inconnus, même auréolés d’un autorité officielle. Les réseaux sociaux jouent de cette préférence, au point que souvent des informations discutables seront préférées à des sources plus sûres, car des gens qui nous sont proches leur auront prêté leur crédibilité. Cela vient renforcer le biais de confirmation décrit plus haut, puisque l’on a tendance à suivre et à croire de gens aux opinions proches des notres.
Pourtant, ces visages et voix familiers sont parfois des relais pour des messages venus de fort loin ; si l’on en croit la théorie qui veut que la plupart des habitants de cette planète sont reliés par une chaine de relations assez courte, au bout de cette chaine se trouvera parfois un personnage que nous n’aurions pas aimé rencontrer.
Accumulation
L’accumulation de récits et d'histoires nous affecte d’une autre manière. Les nouvelles du monde qui nous arrivent non-stop passent par un filtre sensationnaliste qui favorise les histoires les plus choquantes, rarement les plus heureuses. Jour après jour, leur arrivée incessante de tous les coins de la planète produit un bombardement constant auquel nous ne sommes pas bien préparés. Il peut nous donner l’impression que le monde devient de plus en plus violent, même quand ce n’est pas le cas, et que les événements révoltants dont nous sommes informés sont le signe d’une détérioration constante de la société, des mœurs, de l'économie, de tout.
Une bonne partie de ce phénomène s'explique par le nombre : il y a de plus en plus de gens sur cette planète, et il se commet donc de plus en plus de turpitudes. L'exposition croissante des nouvelles fait le reste : autrefois il arrivait des choses atroces ou scandaleuses dans des pays lointains dont nous ne savions rien, alors qu’aujourd’hui la vidéo non censurées nous arrive en quelques minutes. La mondialisation de l’information fonctionne comme un miroir déformant.
Cette vision sombre et inquiétante du monde n’est qu’une partie de la réalité, et la répétition quotidienne de ses récits pousse au pessimisme, voire au cynisme ou à la résignation. Elle diminue l’envie que nous avons d’aller à la rencontre de cette planète et de ses habitants.
Inversement, l’abus de récits de type hollywodien peut donner l’impression que chaque grande histoire se termine par une tirade devant une foule assemblée ; qu’un homme d’action triomphe forcément en ignorant les consignes de sécurité et les recommandations de prudence, en improvisant dans le feu de l’action – les Darwin Awards sont remplis de jeunes gens ayant suivi cette voie redoutable.
Ces clichés de cinéma, à force d’être répétés devant nos yeux dès notre plus jeune âge, peuvent finir par nous sembler naturels, pourtant il n’en est rien.
Que peut-on faire ?
Pas facile d’aller contre ses propres biais, surtout quand ils sont maniés d'une main experte par des professionnels de la manipulation.
Reconnaître les signes
La première chose à faire est de prendre conscience de ce qui nous arrive.
En y prêtant attention, nous pouvons reconnaître dans certaines de nos réactions les signes que peut-être, quelqu’un essaye de jouer de nos émotions comme d’un instrument de musique :
– « Je le savais ! » ; peut-être quelqu’un nous sert la soupe et joue sur nos convictions.
– « On ne peut vraiment faire confiance à personne, ils sont tous pourris » ; symptôme de doute, incertitude, voire crainte.
– Un grand ennemi qui a tous les défauts, qui mériterait cent fois de mourir (par exemple Saddam Hussein pour les US, quand les media anglophones l’appelaient juste « Saddam ») ; quelqu’un cherche-t-il à nous faire détester cette personne pour que l’on accepte les excès qu’il s’apprête à commettre ?
– « Ah les salauds, il faudrait tous les... » ; on vient de nous mettre en colère. Est-il besoin de rappeler qu’elle est mauvaise conseillère...
Pour soi-même
Le plus simple, pour éviter les influences abusives de ce festin d’histoires auquel nous sommes conviés, consiste à adopter un régime sain : diversifier son alimentation, et manger avec modération.
Pour ce faire, le plus évident consiste à limiter l’usage des réseaux sociaux. Ces réseaux ont aussi une utilité, et mon propos n'est pas d’en faire le procès ; évitons juste d'en devenir les victimes par un usage excessif. Une solution classique, pour ceux qui trouveraient cela difficile, consiste à ne pas avoir Facebook sur soi toute la journée, en le désinstallant de son smartphone. Si votre consommation personnelle privilégie un autre réseau ou Youtube, la solution est sans doute la même.
Bien sûr, porter un regard critique sur les sources, évaluer leur fiabilité, ne pas accorder la même confiance à tous les sites internet. Parfois, se tourner délibérément vers des sources d’informations qui ne sont pas entièrement en phase avec nos habitudes de pensée, même si c’est parfois pénible – pas besoin de s’imposer la lecture des brûlots extrémistes les plus répugnants.
Gérer l’incertitude : j’ai remarqué qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une opinion ferme sur tous les sujets, parfois il nous est impossible de savoir à quoi nous en ternir. Plutôt que d’adopter une position définitive, pourquoi ne pas reconnaître que l’on ne dispose pas de toutes les informations, et envisager les nuances d’incertitude qui existent entre ce que nous savons être vrai et faux. Ce qui ne veut pas dire douter de tout et se vautrer dans le FUD, mais au contraire savoir accepter une information temporairement, sous réserve de ré-examen.
On peut aussi se raccrocher à l’idée que malgré tout, la plupart des gens sont des êtres humains, les monstres sont plutôt rares. Partir du principe que l’on a face à soi des humains jusqu’à preuve du contraire, au risque de se tromper parfois ; car à chaque fois que l’on fait une exception à cette règle, on ouvre la porte à un peu de barbarie. Chaque fois qu’un grand ennemi nous est dépeint comme le mal absolu, chaque fois qu’un groupe est présenté comme nuisible, animé de valeurs négatives, ou intrinsèquement inférieur, la déshumanisation est à l’oeuvre. On peut alors se demander si quelqu’un n’est pas en train de nous demander l’autorisation de commettre des horreurs. Ce genre d’autorisation ne devrait pas être donnée à la légère, sous le coup de la colère ou de la peur.
Pour les autres
Plus compliqué, que peut-on essayer face à des gens visiblement immergés dans une narration toxique ? Qu’ils en souffrent, ou bien y trouvent des raisons de faire souffrir autrui, les conséquences peuvent être difficiles à accepter. Peuvent-ils changer d'avis, ou au moins envisager d’autres histoires que celle dans laquelle ils vivent ? Est-il possible de procéder autrement que par l'affrontement ou la fuite ?
À nouveau, nos réflexes naturels nous desservent : accuser (ou pire, invectiver) n’a jamais convaincu personne, au contraire. Attaquer suscite une défense, et pendant qu’on cherche des arguments et prépare ses répliques, on n’a plus beaucoup d’attention à consacrer aux idées de l’autre. Et une démonstration magistrale aussi logique soit-elle, en plus d'être reçue comme une attaque, se heurtera à des idées renforcées des dizaines de fois, à des réactions émotionnelles enracinées, bref à tous les biais dont je parlais plus haut et qui nous permettent d’ignorer une réalité qui ne nous convient pas.
Sans compter que, malgré tous nos arguments « irréfutables », notre interlocuteur en aura autant pour répondre, fournis par les porte-parole de son camp, accumulés en vue de ce genre de débat. Qui n’a jamais vécu ces tristes dialogues de sourds, à l’issue desquels on s’exclame, frustré ou en colère : « Pourtant je le lui ai expliqué de toutes les manières possibles ! » S’ensuivent généralement des considérations sur le manque d'ouverture d'esprit de son interlocuteur.
Comment espérer changer les vues de quelqu’un sans les entendre, sans lui montrer ce minimum de respect ? Écouter l’autre, c’est gagner le droit d’être écouté. Pour autant, il serait naïf d'espérer faire changer quelqu'un d’avis en une conversation ou deux, ou trois... Écouter vraiment, pas juste comme une posture, nous donne aussi une chance de mettre à distance nos propres histoires et d’en mesurer les travers.
Parfois, renoncer semble la seule issue ; face à un dogme trop enraciné, face à une stratégie déloyale ou violente, on sera souvent tenté d’abandonner, et de juger l’autre. Pourtant, les cas réellement désespérés sont moins nombreux qu’il n’y parait, même si l’effort requis pour rapprocher deux points de vue, juste un peu, semble insurmontable.
Un effort partagé peut finir par porter des fruits. Chaque personne qui engage et maintient la discussion crée un peu plus de ces échanges, expériences susceptibles, à la longue, d’apporter le changement, au moins une meilleure coexistence. Ne sous-estimons pas l’influence des avis minoritaires quand ils sont présentés d’une manière non menaçante. A contrario, la somme de nos renoncements individuels rend possible ces histoires ou réalités parallèles dans lesquelles vivent les groupes d’opinions opposées.
Engager la discussion, interroger plus qu’affirmer, apporter d’autres points de vue, ne pas juger ; et espérer qu’un jour, il se passe quelque chose. La stratégie du dialogue fait face aujourd'hui à des difficultés et adversaires colossaux. Cela sera-t-il suffisant ?
Peut-être la solution doit-elle venir de ceux qui nous gouvernent. Ailleurs, on met en place des programmes d'éducation, pour renforcer les défenses des citoyens contre les récits toxiques, comme une campagne de vaccinations renforce les défenses immunitaires. Peut-être devrait-on en demander autant à ceux qui nous gouvernent. Mais dans un monde qui change vite, combien de temps avons-nous pour cela ?
Le Barde s’interroge encore.