The Last Days of New Paris
Une novella de China Miéville (en Anglais)
Dans leurs profonds fauteuils en cuir capitonné, deux gentlemen discutent, verre à la main. Dépassant d’un vase chinois, deux cannes à pommeau doré ; sur un guéridon, des gants beurre frais.
— J’ai traversé le Channel, old boy, et devinez ce que j’y ai trouvé ? Des librairies, des rayonnages qui montent jusqu'au plafond, chargés à en ployer de toutes sortes d’ouvrages écrits dans la langue de Shakespeare!
— On dit que la tour de Babel est une bibliothèque... Qu’avez vous fait, devant pareille muraille ?
— J’ai acheté un bouquin, pardi ! Reprenez du brandy, ça vous donnera quelque chose à faire pendant que je vous chronique cette lecture... Pouf, pouf... Cigare, lecteur ?
— Volontiers, Barde...
L’histoire
Uchronie fantastique : en 1950, les nazis occupent toujours la France. La ville de Paris se trouve dans une situation particulière car, depuis l’événement cataclysmique connus sous le nom de S-Blast, l’art s’y manifeste dans le monde réel sous forme de créations surréalistes, aléatoires et dangereuses, les "manifs" (aucun rapport avec d'éventuels gilets chamarrés). Quand au mouvement surréaliste lui-même, il a pris les armes contre l’occupant et forme le fer de lance de la résistance, en particulier l’organisation nommée « Main à Plumes ». En même temps que l’art animé sont apparus des démons des enfers, et peut-être d’autres choses encore.
Un blocus allemand verrouille entièrement le grand bordel qu’est devenu Paris. Dans cet univers clos et violent, on se bat avec des armes à feu, des exorcismes et des citations d'André Breton.
Thibaut, jeune homme rendu orphelin par la guerre, seul survivant de la Main à Plume après une expédition qui a mal tourné, erre dans Paris sans but apparent. Il fait la connaissance de Sam, une photographe qui documente en photos les merveilles et les horreurs de la ville pour un livre qui s'appellera "The Last Days of New Paris". Car une menace couve et pourrait mettre bientôt fin à cette anomalie : "Fall Rot". Ils traversent la ville, accompagnés d'un cadavre exquis animé.
En alternance, on suit ce qui est arrivé dix ans plus tôt : dans la France occupée et « libre », les réseaux de résistance et d’exfiltration d'artistes trament et trafiquent dans l'ombre. Parmi eux, un étrange ingénieur, venu d’Amérique en quête de mots de pouvoir, équipé d’une sorte d'accumulateur occulte, va causer sans le vouloir une explosion d’art.
Références : ça passe ou ça casse
A la lecture du résumé (ou du quatrième de couve), la curiosité l'emporte sur la prudence. Comment Miéville, connu pour son inventivité et son talent, va-t-il faire fonctionner ce récit bien barré ?
Pourtant j’ai eu très vite le sentiment d’avoir fait fausse route, de ne pas appartenir au public visé. Avalanche de références, de termes codés, de personnages clins-d'oeil ; est-il possible d'apprécier ce livre sans avoir une bonne connaissance du mouvement surréaliste, ou au moins un fort intérêt pour le sujet ?
Pendant tout le début, le contexte m’a semblé tellement forcé, les ficelles de l’exercice de style si voyantes, que j’ai eu beaucoup de mal à entrer dedans. La narration par flashbacks n’aide pas – je suppose que cette déstructuration narrative est en phase avec le thème, mais elle n’aide pas particulièrement à l’accepter, à suspendre son incrédulité.
L’art, une magie
À un moment, j’ai eu l'impression que Miéville jouait surtout avec la magie et les pouvoirs. Sa « New Paris » n’est pas seulement envahie par les manifestations surréalistes de l’art, mais aussi par des démons remontés des enfers contre leur gré, à l’instigation des nazis. Deux sortes de magies s’affrontent, l’une classique, qui tire son pouvoir des enfers, et l’autre nouvelle, née de l’air du temps et d’un mystérieux accident.
L'introduction du surréalisme servirait donc de prétexte à une variation sur un thème connu, une manière de renouveler l’idée de la magie. Derrière les facéties artistiques, on retrouve les codes classiques : des humains plus ou moins aptes à manier un pouvoir, qui a son propre langage et ses créatures fabuleuses, son mode opératoire basé sur le Verbe et les représentations.
Mais je faisais fausse route.
La magie de l’art
En réalité, le sujet du livre n’est pas Thibaut ou Sam, personnages de peu de profondeur, mais la ville et les "manifs". L’auteur a voulu mettre en scène un monde où le surréalisme devient réel, où l'art subversif agit contre l’oppresseur. Un « what if » dont les résultats peuvent être drôles, voire saisissants, pour qui saisit les références. Le reste n’est qu’artefacts qui permettent de justifier (plus ou moins) cette explosion de l’art dans le réel.
Mais souvent l’exercice intellectuel m’a semblé prendre le pas sur la construction d’un monde crédible ; ce n’est qu’après la scène où l’on comprend l’origine du S-blast que j’ai commencé à voir dans le décor autre chose qu’un jeu d’ecrivain. Mais c’est peut être juste moi. En tout cas, on approche d'un cas de figure déjà dénoncé par les spécialistes : le péché cardinal de la SF, où intrigue, style et personnages sont subordonnés à l'exposition de l'Idée. Miéville n'est pas un débutant, il écrit avec brio et sait construire une histoire ; mais pour autant, j'ai le sentiment qu'il aime trop son idée et a un peu oublié de la faire vivre, de l'incarner.
Un problème de rythme
L’action commence trop lentement et se termine trop vite.
Ça démarre mou, surtout pour une « novella », avec abondance d'expositions et de flashbacks. Thibaut ne rencontre Sam, la photographe américaine un peu sorcière, qu’à la moitié du récit, et l’enjeu de leur errance reste obscur encore un bon moment. La menace de « Fall Rot » reste vague et lointaine jusqu’aux dernières scènes du bouquin. Et là, soudain, tout se précipite et s’achève dans une explosion de super-pouvoirs digne d’un comics.
En fait, je crois que j’ai préféré la mise en scène de la postface, qui relate la transmission de l’histoire au narrateur par Thibaut lui-même, plus vieux, en provenance d’une réalité parallèle. Récit plus ancré dans le réel, il crée par contaste un effet de fantastique plus saisissant.
Le vrai propos de l’ouvrage, et son talon d’Achille, émerge avec clarté dans la toute dernière partie, les notes où l’auteur explicite chacune des sources et des influences surréalistes qu’il a illustrées dans son récit, en général sous forme de « manif », art manifesté. Il ne résiste pas au plaisir de dévoiler tous les indices et les références qui courent dans le livre. Le catalogue aurait-il pris le pas sur l’histoire ?
Méchants très méchants
En 2016, choisir des nazis comme méchants d’une fiction se comprend au mieux comme un hommage au genre du "pulp" avec ses adversaires standardisés, au pire comme une négligence. Évidemment, ils sont affreux, racistes, et en plus ils invoquent des démons et sacrifient des manifestations de l’art. À part Mengele et son acolyte français, ils n’ont pas de noms, pas de visages. Même l'abomination finale en est privée, ce qui me fait soupçonner une ironie de l’auteur.
Difficile d’imaginer des ennemis plus génériques ; à un aucun moment ils ne cessent d’agir en figurants de film de série B. Dans un décor déjà bien chargé en clins d'oeil et en créatures invraisemblables, ça fait une raison de moins d'y croire.
L'avis du Barde
La novella est un genre hybride et peu pratiqué, que beaucoup pourraient considérer comme mineur. On dirait que c’est aussi l’avis de l’auteur, et qu’il a plus cherché à se faire plaisir qu’à emmener ses lecteurs avec lui. Pour qui connait par d'autres lectures l’étendue du talent de Miéville, ça reste décevant, d'autant qu'il ne manquait pas de bonnes idées.