Magies Secrètes
Un roman de Hervé Jubert (2012)
La machine gigantesque tourne à plein régime, rouleaux de métal, engrenages bien graissés, et un cliquetis incessant qui évoque une pluie de billes en métal tombant sur une table. Par un tuyau s'échappe un panache de fumée noire.
Vous contournez l’engin et tombez sur un personnage en costume trois-pièces et haut de forme. Il porte de grosses lunettes de soudeur, ce qui reste visible de son visage est noir de suie, et il vous sourit à travers la fumée comme s’il vous connaissait. A côté de lui, un corps cylindrique d'où sortent trois bras articulés qui s’affairent sur un clavier de machine à écrire, si vite que les doigts gantés de blanc paraissent flous. De là vient le cliquetis qui a attiré votre attention. Dans un bac en laiton, des feuillets imprimés sortent régulièrement et s’empilent sur une hauteur considérable.
Le Barde – car c’est bien lui ! – recouvre prestement le manuscrit d’une bâche et vous sourit avec embarras.
— Vous voici ! Je ne vous attendais pas si tôt ! Mettez vous à l’aise, aujourd'hui je ne vous parlerai pas de cette petite création, mais de l'œuvre d’un auteur qui vous intéressera sûrement.
Il vous entraine un peu plus loin sous la haute verrière, Derrière une haute grille, des personnages étranges attendent avec l'attitude de prévenus dans un commissariat. Costumes archaïques, corps partiellement humains, ils ne ressemblent à rien de connu et pourtant vous rappellent un souvenir. Mais lequel...
— Ne les regardez pas trop ou bien ils voleront votre âme. Je plaisante bien sûr ! Fait le barde, tout détournant soigneusement le regard des créatures. Allons plutôt nous installer dans le petit bureau là-bas. Brandy ? Whisky ?
De quoi ça cause
Georges Hercule Bélisaire Beauregard est employé du ministère des Affaires Étranges, dans un monde évoquant le Paris du Second Empire qui aurait dérivé vers le fantastique. La ville s’appelle Sequana, des empereurs nommés Obéron tiennent lieu de Bonapartes, et une partie de la population est composée de Feys (êtres féériques, pour ceux qui n’ont pas le lexique).
Dans ce monde à la fois familier et étrange, Beauregard doit résoudre des affaires impliquant des Feys, dont il s’est par ailleurs érigé en protecteur dans son manoir du Nord de Paris.
Mais l’arrivée d’un rêve vécu par un mort, d’un masque tueur et l’enlèvement du neveu de l’empereur viennent changer les habitudes, encore plus quand le kidnappeur met personnellement Beauregard au défi de le retrouver.
Un Héros
"Magies Secrètes", sous-titré "une aventure de Georges Hercule Bélisaire Beauregard" est avant tout l'aventure d'un héros à la mesure de cet univers fantastique. Dédié par son métier à la résolution des affaires les plus mystérieuses et teintées de magie, il est immergé dans ce monde. Sa vie est une vraie collection de mystères, à commencer par sa naissance mystérieuse : c’est un enfant trouvé, mais l’auteur suggère que ses parents ne sont pas n’importe qui. Il montre aussi une étrange aversion pour la Seine à chacune de ses traversées ; incapable de rêver depuis toujours, il voit les rêves revenir au début de l’histoire...
L'ingénieur-Mage Beauregard est un dandy : il connait toutes les adresses de Paris (et y est connu), enchaine les virées avec ses amis artistes, même en pleine enquête. Monsieur a aussi son petit look, costume recherché, teint sombre, cheveux noirs mêlés de blanc et yeux "étranges".
Malgré (où à cause de) tous ces éléments distinctifs, il y a un quelque chose de stéréotypé dans ce protagoniste principal. Beauregard est pourri de qualités : beau gosse, gentil et protecteur, mais aussi escrimeur doué, et mage puissant… Autant vous dire qu’il a quelques facilités avec ces dames.
Symptôme de ce héros un peu trop parfait : malgré la description physique détaillée en début d’ouvrage, ma représentation mentale du personnage reste réduite à sa plus simple expression, un homme blanc aux cheveux bruns d’une trentaine d’années, de caractère dominant.
Heureusement l'auteur sort de temps en temps son héros de ce registre trop classique ; ses meilleurs moments sont ceux où Jeanne, la nouvelle apprentie, a de meilleures idées que Beauregard, ce qui provoque des agacements distrayants.
Steampunk
Sans rentrer dans le dédale des catégorisations, qui sont d’autant moins utiles qu’elles essayent d'être précises, le Steampunk est un genre de l’imaginaire qui réinvente le 19e siècle. Depuis Tim Powers ("Les Voies d'Anubis"), l'exotisme d’une technologie ancienne mais déjà industrielle (le système du charbon et de la vapeur) a donné envie à des auteurs de jouer sur ce mélange d'étrange et de familier, accentué par l'introduction de thèmes fantastiques.
Chacune de ces relectures crée ses propres inventions ; des mondes alternatifs ou même des uchronies, souvent nourries de classiques littéraires du XIXe comme Jules Vernes, HG Wells... Les thèmes communs sont le développement d'une technologie "alternative" sur la base de la vapeur, la prédominance de matériaux archaïques, accastillage et équipements de mécano, telles les "goggles", ces lunettes de soudeur qui sont devenues le symbole du mouvement.
Discuter des raisons de l'engouement populaire pour ce genre, depuis une ou deux décennies, dépasserait le cadre de cette modeste fiche de lecture ; toujours est-il que le livre du jour s’y rattache sans ambiguïté. Le titre de Beauregard, « Ingénieur-Mage », nous dit bien comment : un pied dans la technique, l’autre dans le merveilleux. Bien sûr, le monde où évolue Beauregard est d’abord rationnel, avant l’envahissement féerique, et les Feys restent une minorité (cf plus bas) ; mais leur présence affecte toutes les dimensions du monde, et ils occupent dès le début une place centrale de l'intrigue.
Clins d’œil et recyclage de personnages
Comme c'est souvent l'usage dan la littérature steampunk, et même un peu plus, Hervé Jubert fait un usage abondant de personnages historiques, littéraires ou même cinématographiques, à chaque fois recyclés dans une veine fantastique (ou féerique si vous préférez).
Ainsi le Masque meurtrier qui possède ses porteurs évoque un film de Jim Carey, avec sa capacité à prêter à celui qui le porte son charisme et sa voix. Arlequin et ses compagnons deviennent l'inquiétant Hellequin, pitre animé d’une folie meurtrière. Gustave Doré, un des amis artistes et viveurs avec qui Beauregard va se changer les idées, même en pleine enquête.
Et je ne parle pas des innombrables personnages tertiaires, tel le baron Hoffmann, aplanisseur des boulevards de Paris, croisement du Haussmann original avec un auteur de contes de fées. Les rapprochements sont parfois justifiés par des étymologies fantaisistes mais malines (ainsi Hellekin), qui témoignent de l'agilité de l'imaginaire de l'auteur.
Minorités opprimées
Si les Feys donnent à ce monde son cachet fantastique, ils sont pourtant menacés de disparition. En effet la politique impériale (et celle du baron Hoffmann, éventreur de la vieille ville) est devenue défavorable à ces créatures réfugiées dans notre monde depuis plusieurs siècles, qui avaient conclu un pacte avec le Roi Doré. Une préférence pour le rationalisme, l'ordre, les grandes avenues et les belles machines...
On retrouve ici le thème de la féerie en danger, lui-même héritier d’une longue lignée de métaphores littéraires sur la perte irrémédiable du sens du merveilleux et de notre imaginaire enfantin. Il convoque des souvenirs de Peter Pan et de légendes de korrigans. Pour autant les Feys ne jouent pas uniquement le rôle de victimes : créatures puissantes et souvent dangereuses, leur pouvoirs mystérieux créent autour d'elles fascination, accidents et altérations du réel.
Dans "Magies secrètes", le traitement plus urbain m'a fait penser à District 9, ce film de science-fiction où des extra-terrestres naufragés trouvent refuge dans la banlieue de Johannesbourg, et y deviennent une population non-grata – avec toutes les références à l'histoire de l'Afrique du Sud que cela permet. Ici, les Feys sont présents depuis si longtemps qu’ils sont devenus partie intégrante de la ville et du royaume, qui leur doivent beaucoup de leur rayonnement. Mais leur déclassement est réel, en partie à cause de la politique d’Obéron III. Ce dernier, empereur épicurien et capricieux, se retrouve dans la situation d’un Saroumane autodestructeur, agent de la froide rationalité de l'ère industrielle.
Envahissantes notes
Avant la richesse de la toile de fond, avant les personnages ou l'intrigue, une chose frappe le lecteur quand il commence ce livre : ces paragraphes en taille 8 qui s'empilent en-dessous du texte.
Les notes de bas de page sont sûrement un artefact utile, quand on veut fournir au lecteur des explications qui n'auraient pas leur place dans le corps du livre. Mais leur place se trouve dans des ouvrages techniques ou pratiques.
Dans ce récit de fiction, il arrive fréquemment qu’un tiers de la page soit occupé par une ou deux notes de l’auteur, généralement des anecdotes ou compléments d’information sur un lieu ou un personnage qui apparaît brièvement dans l’action principale.
Que cette pratique soit une manière de « dater » le style, je peux volontiers l’admettre. Mais il y a une raison pour que les auteurs de romans, passé le XIXe siècle, aient progressivement abandonné cette pratique. Car ces digressions régulières écartent l’attention du lecteur de l’histoire principale, souvent au bénéfice d’anecdotes drôlatiques qui n’apportent rien d'essentiel à l’intrigue. À la manière des notifications intempestives d’un smartphone, ces petits (1) et (2) créent un besoin immédiat de vérifier ce qui se dit en bas de la page, comme une alerte qui clignoterait dans le champ de vision du lecteur. J’ai rarement trouvé que la rupture du fil narratif en valait la peine.
La raison la plus évidente de ces interruptions est sûrement le soin que l’auteur a apporté à sa création. Figures célèbres, événements historiques, lieux de faste et de perdition, il a pensé à énormément de choses, et beaucoup de ses idées sont de vraies trouvailles. Une fois le livre écrit, beaucoup de matière devrait rester sur la table, et il n’a pas attendu la suite de la série pour nous en faire part.
Le phénomène se reproduit après la fin du récit, avec l’annuaire de Sequana. Là où un bêtisier, ou une petite pièce légère, aurait permis de terminer sur une note fraîche, cet annuaire se lit avec autant de passion que... un annuaire, justement. Cette note de bas de livre vient après de nombreuses notes de bas de page, et c’est la moins intéressante de toutes. Dommage de louper ainsi la fin d’un bon bouquin.
Questions en suspens
Toutes les questions posées ne trouvent pas leur réponse dans cet ouvrage, et à l'évidence, c’est voulu. Plusieurs mystères alimenteront la curiosité pendant les futurs tomes de cette série :
Jeanne, l’apprentie amnésique sortie d'un Puits : tout le monde aime les histoires d’amnésique avec des pouvoirs. Celle-ci est humaine, télépathe et ressent une affection grandissante pour Beauregard (comme presque tous les personnages féminins d’ailleurs – vous ai-je dit que c’est lui le héros de l’histoire ?). On n’a aucun indice sur sa vie d’avant, et sa présence dans l’histoire fait parfois pièce rapportée, mais du genre qui va à un moment apporter sa partie à la compréhension du tout.
Georges Hercule etc. etc. est une vraie collection de mystères à lui tout seul, comme on l'a vu plus haut. Il est probable que toutes ces questions trouvent leur réponse au même endroit, que cela a un rapport avec les Feys, et je ne serais pas surpris si des révélations sur ses origines éclairaient au passage le personnage de Jeanne, sortie elle aussi d'on ne sait où.
Heureusement, ces questions à suivre ne gâchent pas la résolution de l'histoire, et son final pyrotechnique.
L’Avis
Comme on le voit, j'ai quelques critiques à formuler sur ce livre ; parfois j'ai même levé les yeux au ciel devant les excès ou certaines facilités que l'auteur se permettait.
Et pourtant, parce que la plume est légère, l'histoire tient en haleine et l'univers fonctionne bien, on peut beaucoup pardonner. Votre Barde n'est pas un grand amateur de féeries, mais ici leur présence est bien utilisée et apporte une touche – parfois une louche – de fantaisie dans la grisaille du 19e siècle. Ne boudons pas notre plaisir, voici un ouvrage inégal mais aux mérites incontestables, dont les suites doivent être meilleures encore. Il est probable que je les lise, tout en espérant secrètement que l’auteur ait renoncé à certaines de ses manies.