Cassia courait après sa revanche.
Elle filait dans la nuit, ses pieds nus ne faisaient presque pas de bruit sur les pavés de Visonti. Devant elle, à quelques pâtés de maison, la silhouette claire d'Astolfo. Son ancien amant marchait discrètement, mais des semaines d'observation et de filatures l'avaient préparée. Elle ne le laisserait pas lui échapper ; le prix, le Snicchi serait pour elle. Ils allaient voir.
Demain serait le premier jour du printemps ; l'air était chaud, et la tunique de Cassia commençait à coller à son dos. Dès le lever du soleil, comme tous les ans, la Course au Snicchi serait ouverte et la ville serait en effervescence. Chaque pouce de terrain serait retourné, chaque objet soulevé, soupesé par des Visontiens qui ne pensaient qu’à une seule chose : la petite boule dorée dissimulée quelque part dans les limites de la ville. Des équipes étaient formées dans chaque Barri de la ville, composées de jeunes gens lestes, ingénieux et sans scrupules. Mais chaque enfant, mère de famille, politicien ou vieillard, caressait en secret le rêve de devenir le héros ou l’héroïne du jour : déposer la bulle d'or fin au Capitole où siégeaient les Grands, être honoré par toute la ville dans l'amphithéâtre colossal de Visonti, et rapporter chez soi la récompense du vainqueur.
Cassia comptait bien gagner tout cela, et elle avait un plan. Elle y pensait depuis cette nuit où sur l’oreiller, Astolfo avait fait allusion à une mission spéciale que le conseil lui avait confié pour le printemps. Favori des filles du quartier des Forges, beau comme un jeune dieu, champion du Snicchi de l'année passée, il n'avait pas tardé à la quitter pour une femme à la peau plus claire. Cassia avait deviné sans mal ce qu’il ne lui avait pas dit dans sa confidence, et elle n’avait rien oublié.
Devant elle sa proie avait accéléré l’allure, mais Cassia ne se laissa pas distancer. Ils traversaient maintenant le quartier des Échelles, où les hauteurs variables des maisons et des immeubles formaient des escaliers pour géants. Les humains, eux, pouvaient se déplacer entre toits et terrasses en passant par des échelles de bois, des volées de marches blanchies à la chaux et une occasionnelle corde à noeuds. Dans le cœur de ce quartier, les rues étaient oblitérées les constructions auxquelles on accédait uniquement par le chemin des toits.
Cassia avait passé beaucoup de temps dans les Échelles, trouvant une solitude accueillante dans ses terrasses les plus élevées, ainsi que des vues spectaculaires sur la ville. À la suite d’Astolfo, elle était aussi discrète qu'une ombre de lune, et c’est ce qui la sauva.
Elle gravissait les dernières marches d’un escalier plus long que les autres quand elle se rendit compte que la terrasse était occupée. Ils étaient quatre, non cinq, en train de se hisser à une corde. Cassia redescendit quelques marches à pas de louve, et les surveilla en laissant juste dépasser son front et ses yeux.
Une voix trop familière parla à mi-voix: « Dépêchez-vous les mollassons, le Snicchi n’attendra pas ! »
Elle reconnut la silhouette dégingandée de Jiusep – les autres devaient être de sa bande : ses persécuteurs de longue date, ses ennemis personnels. Vue la direction qu’ils prenaient, ils n’avaient pas repéré Astolfo, ou bien n’en avaient cure.
Ça l’arrangerait bien ; une rencontre avec cette troupe malfaisante était la dernière chose dont elle avait besoin. Il y avait déjà les archers de la ville qu’elle évitait depuis la nuit tombée : chargés de faire respecter le règlement de la Course, ils n’hésiteraient pas à la rosser si elle ne payait pas leur amende, et la jeune femme n’était pas en fonds. Elle soupçonnait des meneurs comme Jiusep de graisser la patte aux bons fonctionnaires de la ville, pour bénéficier d’une nuit d’avance – un avantage considérable dans la Course. Les récits des équipes gagnantes abondaient en magouilles, arrangements douteux et tricheries caractérisées. Ainsi en allait la vie à Visonti.
Cassia les laissa s’éloigner à angle droit par rapport à sa direction, puis elle reprit la filature. Astolfo marchait vite, et il avait déjà disparu dans les hauteurs ; si elle voulait le retrouver, il faudrait prendre quelques risques. Elle fonça dans la direction approximative qu'il prenait la dernière fois qu'elle l'avait vu ; s'il savait où il allait, il ne ferait pas de détour particulier, à moins qu'il ne se sache suivi.
Il est difficile de courir vite et sans bruit à la fois, et à plusieurs reprises Cassia eut l'impression de réveiller tout le voisinage, sans parler des chats de gouttière qui plongeaient dans les ombres sur son passage, suante et haletante. Elle aurait tant aimé posséder une grâce plus féline, mais elle était Cassia, une grande bringue mulâtre et exubérante dans cette ville blanche où l'arrogance tenait le haut du pavé.
Quand elle l'aperçut à nouveau, le jeune champion était dans une étrange posture : accroché par les jambes et un bras à la poutre de l'auvent qui coiffait une terrasse, il s'affairait dans l'obscurité sous le couvert de joncs séchés. Cassia jubila intérieurement, et se cacha avec soin pendant que la manœuvre se terminait. Finalement, Astolfo se laissa retomber avec souplesse, jeta un regard circulaire qui la manqua complètement – elle portait des couleurs sombres comme à l'accoutumée – et repartit d'un pas dansant, soulagé peut-être. Ou bien avait-il rendez-vous avec une nouvelle fille. Peu importait.
Cassia attendit, et quand elle eut la certitude qu'il était bel et bien parti, courut à l'auvent. Les piliers circulaires étaient trop lisses, la poutre traversière trop haute ; elle n'avait pas les capacités d'acrobate d'Astolfo, mais comme lui disait son père quand il daignait lui adresser la parole, ce qui ne nous est pas donné en talent, nous pouvons le compenser en hargne. C'était une moquerie, elle en avait fait sa devise.
En grognant, en tombant et en suant, elle finit par arriver à l'endroit où elle avait vu Astolfo s'arrêter, et adopta la même position. Suspendue à l'envers, le sang lui montait à la tête et gonflait dans ses oreilles, mais elle dut encore attendre que ses yeux s'accommodent à l'ombre. Enfin elle vit, bien calée dans un coin, la masse de débris collés ensemble, et gloussa.
Un nid d'hirondelle, quelle meilleure cachette pour un œuf d'or ?
Décidément, ce garçon manquait cruellement d'originalité. Elle s'approcha avec précautions, toujours pendue à la poutre, plongea la main dans l'ouverture, fouilla dans les brindilles poisseuses de fientes d'oiseaux, et soudain sentit sous ses doigts la froideur du métal. Elle attrapa la sphère, parfaite et lisse, et retira très lentement la main du nid.
Sans doute le sentiment de triomphe était-il trop fort ; alors qu'elle plaçait le Snicchi dans une poche de sa tunique, ses pieds perdirent leur prise sur la poutre, et tout le bas de son corps bascula dans un mouvement de balancier qui l'envoyait droit dans le vide au-delà de la terrasse. La main qui lui restait n'était pas assez forte pour arrêter sa chute, et Cassia se détacha de l'auvent avec un petit cri.
Sa chute dura bien trop longtemps. Elle traversa un autre auvent qui la freina à peine, puis rencontra sur un toit en mauvaise maçonnerie qui céda sous le choc et s'effondra dans un bruit de catastrophe. Cassia atterrit dans une pièce de bonne taille, accompagnée d'une pluie de tuiles, de joncs et de mottes de terre. Étonnamment, elle se reçut plutôt bien et resta un instant étalée sur les décombres, hébétée.
Cela avait dû être un appartement très confortable, comme en témoignaient les tapis et les poteries de prix qui avaient survécu à son arrivée. Son inventaire des lieux s'arrêta là : quelqu'un se débattait sous sa fesse droite, qui avait vraisemblablement amorti sa chute, et surtout devant elle, une silhouette sombre à la tête couverte d'une capuche était campée au-dessus d'un dormeur. L'une de ses mains tenait un long couteau, et Cassia vit une goutte sombre, poisseuse, énorme, s'en détacher très lentement alors que le personnage se tournait vers elle.
Soudain une poussée plus forte la projeta de côté, et l'autre individu se dégagea des décombres ; son capuchon était rejeté en arrière, et dans le clair de lune qui tombait sur lui, elle distingua son visage large, son nez busqué, ses cheveux collés à son front et son expression de mépris. Il s'exclama :
— Lario, bute-moi cette emmerdeuse !
L'autre leva son couteau, mais déjà Cassia avait pris ses jambes à son cou, et disparaissait en galopant par la porte restée ouverte. Elle enchaîna sans reprendre sa respiration les changements de direction : une terrasse sous la lune, une volée de marches obscures, un passage sous arcades dissimulant d'autres tournants et détours. Derrière elle, le souffle et la course de son poursuivant ; il écartait à grand bruit les obstacles qu'elle évitait d'un bond, et semblait gagner du terrain. Elle essaya de passer par des toits et des passerelles particulièrement fragiles, dans l'espoir qu'il les fasse céder sous son poids, mais l'homme les passa facilement sans se laisser distancer.
Une brute maniant le couteau, marchant comme un chat : elle était poursuivie par un tueur professionnel ! Les chances qu'elle survive aux prochaines minutes étaient pratiquement nulles. Ses jambes commençaient déjà à montrer des signes de faiblesse, et elle manqua une marche dans une course folle en descendant un escalier.
Elle vira à angle droit vers une terrasse aux multiples entrées, et percuta quelqu'un de plein fouet, qui poussa un grognement de douleur - elle avait dû lui mettre un coude dans l'estomac. D'autres personnes arrivèrent, et l'un d'entre eux s'exclama :
— Tiens, le vilain petit canard !
C'était Jiusep, qui la regardait avec surprise et comme du ravissement.
— Qu'est-ce que tu fiches par ici ?
Cassia tenta de le prendre de vitesse vers l'escalier qu'il descendait à sa gauche, mais il lui coupa la route. Ses comparses formèrent un cercle autour d'eux, bloquant les autres voies.
— Tut tut... Ne crois pas t'en tirer par une pirouette, sale voleuse ! On va te faire passer l'envie de...
Un cri derrière elle, les yeux agrandis de Jiusep et des autres : sûrement l'arrivée brutale de son poursuivant. Elle plongea entre deux gars ébahis et descendit une volée de marches de plus, derrière elle une autre plainte s'éleva ; à nouveau le tueur était sur sa trace, à peine plus loin qu'avant. Cassia tenta plusieurs feintes risquées, mais n'arriva pas à le tromper.
Soudain elle s'arrêta net. Elle avait pris le mauvais tournant, oubliant le plan du quartier, et venait de se coincer elle-même dans une terrasse qui n'avait qu'une seule issue. Lario arrivait sans hâte derrière elle, presque nonchalant maintenant qu'elle était prise au piège. Cassia jeta un coup d'œil autour d'elle, et son coeur fit un bond dans sa poitrine : une fenêtre était restée ouverte, un rectangle noir sur la facade blanche. Sans doute un cul-de-sac, mais une dernière chance d'échapper à la mort.
Cassia se précipita vers l'ouverture, et du coin de l'œil vit le spadassin se précipiter à sa suite en jurant. A peine était-elle passée à l'intérieur que sa tête heurta un objet dur, et elle s'écroula au sol. Sa vision était obscure, parcourue d'éclairs aveuglants, et elle avait à peine la force de pousser sur ses bras pour tenter de se relever - dès qu'elle aurait retrouvé où était le haut.
Elle entendit un bruit quelque part dans la pièce, très loin. Une voix gutturale qui jurait, puis un cri, quelqu'un qui tombait.
Elle reprenait à peine ses esprits quand une chandelle s'alluma. Une silhouette immense se dirigea vers elle, referma une poigne énorme sur son col, le serra et la souleva de terre d'une seule main. Tout en luttant pour ne pas étouffer, elle remarqua son cou de taureau, son torse large marqué de cicatrices, ses cheveux blonds et ses yeux gris encore bouffis de sommeil. Il devait dormir nu, comme cela se faisait dans des pays moins cultivés. Du coin de l'œil, elle aperçut un corps étendu par terre, la tête encapuchonnée. Mais l'urgence était ailleurs. L'habitant des lieux pointait vers elle un glaive écarlate de sang, et rugit avec un accent nordique :
— Fatiguée de vivre, toi aussi ?
— Jusqu’ici je fermais les yeux sur tes écarts, mais là... Qu’est-ce qu’il t’a pris de casser les dents de ce garde ? Je te paye pour m’escorter, pas pour jouer les encaisseurs de créances.
— Il a fait un geste suspect, j'ai préféré prendre les devants pour vous protéger.
— En pleine présentation de famille ? Il voulait se moucher, et tu l'as passé à tabac devant ma nièce de neuf ans !
— Ce sont les risques du métier.
— Écoute, l'ami, heu… Sigurdo ?
— Sigurth.
— C'est ça. Peut-être que dans ton pays on ne se formalise pas de ce genre de rixe, voire on trouve cela distrayant. Mais moi, je paye mes gardes pour qu'ils fassent preuve de discernement, d'un peu de finezza…
— De quoi ?
Onesto, l'aristocrate visontien drapé dans du satin orange et vert, poussa un profond soupir. Le sourire s'effaça de son visage large, encadré de boucles noires collées à son front.
— Tu vois, Sigurdo, pour exercer ton métier ici il te faudra d'abord te familiariser avec nos moeurs. La brutalité gratuite est mal vue chez nous, et moi, je ne veux pas payer les pots cassés de tes sautes d'humeur !
— Ce n’était pas gratuit ! J'avais remarqué depuis un moment que ce type avait des gestes louches. Il fallait prendre l’initiative avant que...
— Une initiative superflue, oui ! Et puis, tu es si… Il désigna la tenue de Sigurd, dont les tons fauves juraient avec les étoffes colorées qui l'entouraient. Si nordique. Quand ils te voient, mes amis croient que je vire barbare ! Il vaut mieux que nous en restions là, je te libère de ton contrat.
Sigurth l’avait vu venir de loin, avec ses manières de faux jeton. Encore un emploi qui n'avait pas duré longtemps.
— Évidemment, poursuivit Onesto, je retiens l’intégralité de ta solde, en dédommagement des soucis causés avec la famille Honorada.
— Mais j’ai fait mon travail, je dois être payé !
— Ton « travail » m’a coûté une alliance familiale ! Le gamin que je souhaitais fiancer à ma nièce Camila ne voudra plus jamais entendre parler de nous, après ton accès de violence.
— Ce n’étaient pas les termes de notre contrat ! Sigurth sentait le sang lui monter aux joues.
— Tes exactions non plus n’y figuraient pas. Peut-être estimes-tu que je te traite... injustement ?
La voix mélodieuse d’Onesto s’était teintée d’une menace. Sigurth vit les deux gardes qui encadraient leur patron, ses anciens collègues, porter nonchalamment la main à la poignée de leurs armes.
Il savait que celui de droite, Eusebio, avait une vieille blessure à l’épaule qui le gênait pour tirer l’épée. En attaquant sans prévenir, il pourrait d’abord éliminer celui de gauche, un certain Rinaldo qu’il n’avait jamais vu se battre...
Le silence s’était fait pesant, et trois paires d’yeux fixaient Sigurth. Une chose était sûre, il n’aurait pas l’avantage de la surprise. Il prit conscience de la vanité de ses calculs, dans une maison pleine d’hommes en armes qui répondraient à l’appel de leur patron en quelques secondes. Il avait failli oublier le plus élémentaire bon sens.
— C’est donc ainsi qu’on honore les contrats dans ce pays de voleurs ? Que le cul te pèle, escroc !
Sigurth cracha sur les chausses en velours d’Onesto et sortit de la pièce.
— Retourne chasser dans ta forêt, bouseux ! glapit l’aristocrate derrière lui.
Puis, un instant plus tard :
— Gardes ! Rossez-moi ce malappris !
Sigurth avait déjà franchi à grands pas le seuil de la demeure. Il se retourna et toisa les deux hommes qui encadraient la porte, son glaive bien en évidence. Les gardes l’ignorèrent et firent mine de n’avoir rien entendu. Sigurth haussa les épaules et partit sans attendre que d’autres n’arrivent.
Il était midi passé, et les rues étaient encore agitées par la fièvre de la course au Snicchi. Des enfants jouaient à fouiller tout ce qui se trouvait à leur hauteur, leurs parents retournaient leur maison – on avait parfois trouvé la balle d’or dans des piles de linge ou des barriques de vin.
Quel jeu stupide. N’avaient-ils donc rien de mieux à faire ? Depuis qu’il était arrivé à Visonti, Sigurth était abasourdi par la quantité de défilés, processions, festivals, Jeux et autres divertissements qui interrompaient régulièrement la marche des affaires. Dans ce pays où tout poussait facilement, les gens semblaient moins préoccupés de gagner leur croûte.
À ce sujet, un grondement dans son estomac lui rappela qu’il venait d’être licencié sans paie et n’avait pas mangé depuis un bon moment. La nuit avait été agitée, son engagement du matin s’était mal passé et il n’avait toujours pas trouvé le temps de prendre un repas.
Il se dirigea vers les arcades marchandes, où il acheta avec ses dernières pièces une tourte chaude au poulet. Depuis son arrivée dans cette ville, il avait enduré une fièvre diarrhéique suivie de longs jeûnes entre deux emplois de courte durée. Il avait perdu du poids et de la force, et la faim ne le lâchait jamais bien longtemps. Tout en déambulant, il arrachait du bout des doigts des morceaux de tourte qu’il avalait presque sans mâcher. La viande était trop épicée, sans doute pour masquer son état d’avancement, mais il s’en fichait. Les gens du cru, drapés dans leurs vêtements bariolés, s’écartaient devant lui en pinçant le nez. De temps à autre il s’arrangeait pour en bousculer un.
Comme il détestait cette ville.
Après les arcades, il arriva sur une place carrée dominée par la façade d’un palais au luxe obscène. L’espace s’était rempli d’une foule bruyante et dangereuse ; les tire-laine et coupe-gorge de la ville avaient l’habitude de se fondre dans les attroupements pour repérer leurs victimes. Il termina sa tourte en contournant la masse la plus dense, qui s’était rassemblée devant l’entrée. Une rumeur courut : « On a trouvé le Snicchi ! »
Les portes s’ouvrirent, laissant passer des gardes à cheval qui dispersèrent la foule, puis un attelage somptueux de chevaux blancs qui tiraient une calèche entièrement dorée, conduite par un cocher en livrée violette et jaune. À l’intérieur il aperçut plusieurs Grands drapés dans la toge azur de leur rang, accompagnées d’une jeune femme qu’il reconnut instantanément.
La fille de l’autre nuit ! Comment était-elle arrivée au Capitole ?
Une rumeur courut dans la foule : « C’est elle ! C’est elle qui l’a trouvé ! » Sigurth attrapa le bras d’un passant en tenue de boulanger, et lui demanda :
— Qui est-ce ?
— C’est la gagnante de la Course au Snicchi de cette année !
— J’avais compris, gros malin. Son nom ?
— Je ne le connais pas, mais il parait qu’elle n’appartient à aucune Barriada !
— Une quoi?
— Un équipe de Barri, de quartier quoi. D’ordinaire l’une d’entre elles remporte le prix. Voulez-vous me lâcher le bras, à la fin ?
Sigurth libéra le boulanger, qui s’éloigna en grognant.
Étonnant. À moins que ses yeux ne l’aient trompé, c’était la même qui avait fait irruption dans sa chambre la nuit précédente, à moitié assommée par une poutre basse, suivie par un spadassin que Sigurth avait dû expédier lui-même. La même tunique sombre, le même air de défi et, dans son souvenir, plutôt bien roulée. Il aurait vraiment dû la fouiller, la récompense pour le Snicchi avait l’air juteuse.
Au lieu de quoi il l’avait virée de chez lui après un peu d’intimidation. Son histoire ne l’intéressait pas et il avait un cadavre à faire disparaître. Avec ce genre de vie nocturne, pas étonnant qu’il ait des réactions excessives ce matin. Déjà qu’il était sur les nerfs depuis son arrivée à Visonti...
D'après les badauds qui commentaient la scène, on l’emmenait au Palais de l'Administration pour enregistrer son nom dans le Grand Livre des Traditions ; les festivités commenceraient le lendemain par un grand rassemblement dans l'amphithéâtre de Visonti. Au moins, le reste de la ville serait un peu tranquille. Les jacassements des Visontiens étaient difficiles à supporter, et Sigurth avait besoin de paix pour penser et faire des choix.
Il retrouva le chemin du quartier des Échelles, et attendit pour regagner sa piaule que la logeuse soit partie faire une course. Il lui restait une outre de mauvais vin, et il l’attaqua tout en réfléchissant à son avenir. Autant boire quand on en a besoin, plutôt que d’attendre d’être mort de soif.
Le vin aidant, des pensées se tournèrent vers le passé. Les souvenirs de la nuit où il avait vu mourir Harla sans rien faire n’attendaient que cela pour ressortir de la boîte où il les enfermait tous les matins. Il but encore, avec plus d’abandon, et l’après-midi passa sans que ses réflexions n’aient avancé d’un pouce.
Le crépuscule tombait quant on frappa à sa porte. Des coups rapides, légers mais pressants. Avant qu’il se soit levé de son lit, le visiteur frappait à nouveau. Sigurth se dirigea d’un pas incertain vers la porte, tout en préparant des excuses à l’intention de sa logeuse à qui il devait deux semaines de loyer.
Il tomba nez à nez avec la fille de l’autre nuit. Elle était encore à bout de souffle, et il remarqua son joli nez et son teint plus sombre que dans son souvenir. Elle glissa le pied dans l’embrasure tout en lui demandant :
— Je vous en prie, pouvez-vous m’abriter pour la nuit ? On en veut à ma vie !
— C’est une manie, dit Sigurth, un peu pâteux. Fais comme chez toi, ajouta-t-il en l'invitant à l'intérieur.
L'inconnu avait l'œil injecté de sang, il sentait la sueur et le vin. Cassia entra, soudain consciente d'être venue seule chez un homme armé et violent.
C'était une de ces cellules réduites au strict minimum, comme on en louait des douzaines à Visonti. Des murs mal blanchis à la chaux, une paillasse sans doute infestée de puces, un coffre pour ranger toutes les possessions de l'habitant des lieux, à part un objet plat de forme circulaire enveloppé dans une toile et calé contre le mur, et quelques vêtements sales empilés sur un tabouret. Elle remarqua un baudrier dépassant de sous la couche, sans doute celui du glaive dont il l'avait menacée la nuit précédente. A côté du lit, une outre débouchée s'avachissait par terre. Un souffle d'air chaud entrait par la fenêtre, de l’autre côté elle apercevait l’impasse d'où elle était venue, et au-dessus la poutre basse à laquelle elle s'était cognée. Elle en gardait encore une bosse sur le front, qu'elle avait essayé de maquiller tant bien que mal.
L'homme ferma la porte derrière elle, débarrassa le tabouret d'un revers de main et lui fit signe de s’y installer. Il s'assit en face d'elle sur le lit et la dévisagea en se frottant la mâchoire.
Ce n'était pas tout à fait le géant qu’elle avait cru voir dans la pénombre lors de leur première rencontre, mais tout en lui évoquait la puissance physique : ses mains aux jointures calleuses, ses membres épais, ses larges épaules. Cassia n'avait jamais vu d'ours, mais d'après ce qu'elle en savait, cet homme devait y ressembler. Sa tenue, de cuir et de laine, était faite pour des horizons plus froids.
— Alors, qu'est-ce qui t'amène encore ? La chambre te plait, tu veux t'installer ?
Il s’adressait à elle en Alanien, la langue du commerce et des voyageurs du Nord, que Cassia parlait passablement bien. Elle répondit de même.
— Je suis en danger. Mon poursuivant d'hier a des collègues…
— Ils n'ont pas l'air bien dangereux.
— Mais ils sont nombreux. Une faction de Visonti veut me voir morte.
— Merci de les attirer chez moi !
— J'ai besoin de quelqu'un pour me défendre, et je peux te payer, répondit-elle en tirant de son manteau une bourse qui tinta joyeusement.
— Ah ! Enfin une bonne nouvelle... Et tu as un plan ?
— Pas encore. Je n'ai fait que courir, jusqu'à maintenant.
— Alors il est temps de réfléchir. Raconte-moi ton histoire, et je te dirai mon prix. Au fait, je m'appelle Sigurth.
— Cassia.
Sous son regard calme, elle déballa tout ce qui lui était arrivé depuis qu'il l'avait laissée partir de chez lui, la nuit précédente.
En même temps, Cassia revivait le chaos de la journée qui venait de s’écouler. Elle était revenue chez elle en cachette, le Snicchi toujours dans sa poche. Au matin, elle raconta son exploit à ses parents, mais leur réaction la déçut, entre la réprobation de sa mère qui ne pouvait détacher ses yeux de la bosse sur son front, et le silence sceptique de son père, aux traits comme gravés dans le marbre noir. Il devait faire la même tête quand elle était née, enfant métisse d'une femme blanche et d'un homme à la peau sombre. À court d'explications, elle sortit de sa poche la petite boule dorée ; cela ne lui valut que de tièdes félicitations, et beaucoup de questions sur le montant de la récompense. Pouvait-elle vraiment espérer mieux ? Ils ne s’intéressaient pas aux exploits, tout ce qu’ils attendaient d’elle était l’obéissance et un bon mariage. Les attentions de ses parents avaient toujours été réservées à ses deux frères ainés, ce qui ne les avait pas empêchés de devenir des citadins typiques de Visonti, buveurs, hâbleurs et paresseux.
Ce jour-là, le médecin qui employait Cassia lui avait donné quartier libre pour la matinée. Après le départ de ses parents, son père à l'atelier d'émaux, sa mère au marché, elle avait occupé la matinée avec des tâches domestiques, avait passé le balai, secoué les tapis, sans arriver à se concentrer sur quoi que ce soit. L’excitation de la victoire, ajoutée au manque de sommeil et aux événements dramatiques de la nuit, la plongeait dans une fébrilité tourbillonnante, comme un vertige. Mais elle avait résolu de ne pas se montrer avant l’heure, quand le conseil siégerait pour accueillir les prétendants à la victoire.
Finalement, Cassia prit le chemin du Capitole dans sa plus belle robe bleu marine. Elle ne portait jamais les couleurs de perroquets chères aux Visontiens ; très jeune elle s'était choisie des teintes sombres qu'elle arborait comme un étendard, une provocation. Dans la lumière aveuglante de l’après-midi, elle avait traversé la ville affairée et bruissante ; elle savourait la présence de la boule d'or dans sa poche, d’avoir au creux de sa main le trésor que tout le monde convoitait, que les équipes des Barris cherchaient en suant sang et eau… Tout cela grâce à une bévue d’Astolfo et à sa propre ingéniosité. Il n'y avait pas de triche dans la course au Snicchi, seulement la victoire ou la défaite.
Arrivée au Capitole, elle avait demandé à être introduite devant le conseil. Comme elle avait rêvé de ce moment ! La haute salle aux colonnes de marbre rouge, la lumière qui tombait depuis les hautes vitres, traçait des croisillons sur les dalles noires et blanches… Et assis en hémicycle sur leurs hautes chaises d'ébène importé du Sud lointain, les Grands, les dignitaires qui présidaient aux destinées de la ville au nom du roi fantoche de Visonti. Drapés dans leurs toges bleu ciel, barbus et sévères, ils l’avaient interrogée sur sa trouvaille, sa quête. Pour la première fois de son existence, elle se sentait prise au sérieux.
Elle restait assez lucide pour se rendre compte qu’en réalité, la Course ne passionnait pas les Grands : les rangs clairsemés devaient compter une trentaine de personnes sur les soixante que rassemblait le conseil en session plénière – tous des hommes, bien sûr. Pour accéder au pouvoir à Visonti, il valait mieux naître avec une paire de couilles.
Mais c’était son moment de triomphe. Euphorique, elle laissait errer son attention entre les décorations fastueuses, les personnages majestueux qui lui faisaient face, quand soudain le rêve éveillé s'interrompit.
L’un des Grands la fixait bizarrement, et elle le reconnut immédiatement. Son nez busqué, ses boucles noires collées à son front, sortaient tout droit des événements de la nuit dernière. Celui qui avait voulu la faire tuer l’assassinait maintenant du regard.
Malgré le froid mortel qui descendait sur elle, elle parvint à retenir les noms des importants personnages qui lui étaient présentés. Son ennemi s’appelait Onesto, il siégeait près du Grand Ottavio, le chef de la faction des Lions.
— Les quoi ? demanda Sigurth.
— Les Lions. C’est le parti de ceux qui voudraient lancer la ville dans une politique de conquêtes, car ils ne profitent pas assez du commerce. Ils parlent d'assujettir Feranzo pour contrôler directement un port maritime, puis coloniser des iles de la Grand Baie, et instaurer un commerce entièrement à l’avantage de Visonti - et surtout de leur Faction.
— Un plan classique, non ? Le duc Osbern de Heim fait la même chose, là d’où je viens.
— Le parti des Baleines ne le voit pas ainsi. Ils contrôlent les plus grandes flottes de la ville, bénéficient d’accords commerciaux très lucratifs avec les autres cités de l’ancien royaume de Visonti, et n’ont pas grand chose à gagner à ce programme – par contre ils voient bien ce que des guerres leur coûteraient.
— Cet Onesto me rappelle quelqu’un. Il t’a menacée ?
— Non, pire que ça...
Après que le Snicchi eut été authentifié par un vieil artisan aux yeux plissés, on emmena Cassia en grand équipage au Palais de l'Administration, un autre bâtiment fastueux, composé de couloirs et de petites salles habitées par des gratte-papier blafards qui ne devaient jamais voir la lumière du jour. Son nom fut inscrit dans le Grand Livre des Traditions, et des ordres furent donnés pour annoncer son Triomphe le lendemain même. Puis on la guida à une issue dérobée par laquelle elle put partir en évitant la foule et les profiteurs.
Sur le chemin du retour, Cassia rendit d'abord visite à une vieille femme dont elle avait soigné la cheville foulée, pour lui remettre un onguent et prendre de ses nouvelles. Puis elle fit des arrêts dans quelques tavernes où elle n’était pas connue, curieuse de savoir quelles rumeurs couraient sur la gagnante de la Course. Elle entendit quelques histoires divertissantes, mais aussi une nouvelle qui la rappela brutalement à la réalité : Severo l’orfèvre, un Grand influent, avait été assassiné dans sa maison du quartier des Échelles. Les assassins, disait-on, avaient fait irruption par le toit et l’avaient égorgé dans son sommeil.
— Ce Severo… C'est le gars que j’ai refroidi ?
— Non, sa victime ! Celui dont tu parles venait de commettre le crime, je les ai vus, lui et Onesto, penchés sur corps de Severo. C'est pour cela qu'il me poursuivait.
— Ah bon ! C'est mieux comme ça, fit Sigurth d'un air satisfait.
— Tu comprends ? C’est un crime politique, je suis le seul témoin qui puisse incriminer Onesto, et à travers lui lui le parti des Lions !
— Bien sûr. Ils ne peuvent pas te laisser en vie maintenant.
— En rentrant chez moi, j’étais sur mes gardes.
— Tu y es allée quand même ? C’était de la folie.
— Je voulais en avoir le cœur net. Tout semblait en ordre, mais par prudence je suis passée par les toits.
Sigurth grogna de désapprobation, mais elle continua.
— Par une fissure, j’avais une vue sur ma chambre. Ils m’y attendaient.
— Combien ?
— Deux hommes dans des capes, couteaux sortis.
— Et tes parents ?
— Pas encore rentrés... Oh ! Que va-t-il leur arriver ? Je devrais les prévenir...
— Trop tard, à cette heure-ci tout est déjà joué. Mais tes Lions n'ont aucun intérêt à massacrer ta famille. Continue ton histoire.
— Il n’y a plus grand chose à dire. Je suis partie sans faire de bruit, j’ai pensé à toi. Tu es la seule personne que je connaisse qui soit capable de leur tenir tête, et on ne nous a jamais vus ensemble. Ils ne peuvent pas me retrouver ici.
— Tu demandes que je t’héberge, ou que je te protège ?
— Les deux. Quel est ton prix ?
— Vu les risques, je veux la moitié de tes gains. Un quart payé d'avance.
— C'est entendu !
Cassia aurait tout donné pour qu'on la débarrasse des tueurs. Elle serra l'énorme paluche du Nordique qui déclara, soudain grave :
— Désormais, et pour la durée de notre accord, je serai ton bouclier et ton épée. Je recevrai les coups à ta place, et je tuerai ceux qui chercheront à te nuire.
— Pas de meurtre, ou seulement si je te le demande !
— D'accord. Mais tu verras qu'on a rarement le temps de causer.
Déjà, Sigurth arrangeait la paillasse pour qu'elle puisse y dormir, malgré l'odeur de fauve qui s'en dégageait.
— Tu es la cliente, tu as droit au lit, expliqua-t-il.
Cassia avait décidé de sortir à la première heure du matin ; le Nordique prit des précautions exagérées, peut-être avait-il d'autres raisons de rester discret. Que savait-elle de lui ?
Elle le guida dans les rues encore fraiches, alors que le ciel commençait à peine à s'éclaircir ; elle allait capuche rabattue sur sa tête, comme une dame rentrant de chez son amant. Sigurth portait un lourd manteau qui dissimulait son glaive et surtout, entre deux tuniques, une bonne épaisseur de métal.
Quand ils se préparaient chez lui, Sigurth avait sorti de son coffre un ballot pesant, qu'il avait déplié devant elle ; les anneaux soigneusement huilés de la cotte de maille coulaient comme une rivière d'acier. Cassia l'observait, fascinée ; elle n'avait jamais vu une armure d'aussi près. Elle l’interrogea :
— Sigurth, je ne t'ai pas demandé… Quel est ton métier ?
— Au début, je me battais pour des grands, mais maintenant je tâche de protèger des petits, répondit-il d'un ton presque amer.
Il n'en dit pas plus, mais son regard était devenu lointain. Sur la garde de son glaive était gravé un emblème au lion et aux lances entrecroisées ; probablement les armes d'un état du Nord, mais elle ne savait pas les lire.
Ils arrivèrent devant une belle porte en bois sculpté, noircie et patinée par des générations d’habitants et de visiteurs. La demeure était haute, étroite comme toutes les maisons de cette ville, et son pignon ajouré les surplombait. Après avoir frappé, Cassia se tourna vers son garde du corps et l'étudia ; il avait plus de prestance que lors de leurs précédentes rencontres, son profil taillé à coups de serpe semblait moins brutal, presque hiératique. Savoir qu'il tuerait sur un ordre de sa part l'effrayait et la grisait à la fois. Sous l'examen, Sigurth fronça les sourcils.
Un domestique les guida à l'intérieur, par des couloirs parfumés de fleurs et des escaliers en colimaçon, jusqu'à une pièce qui occupait tout le dernier étage. D'amples baies encadrées de plantes aromatiques s'ouvraient sur chaque point cardinal, et le vent du matin apportait les premiers bruits du quartier des artisans. Les toits de Visonti les environnaient, couverts de tuiles colorées dans une harmonie de tons rouges, oranges et bruns que le soleil allait bientôt faire resplendir.
Dans des cages suspendues à la charpente, des oiseaux au plumage chamarré s'éveillaient ; Cassia pouvait nommer chacun d'entre eux, son espèce, son nom, son âge, et reconnaître leur chant. Un homme aux cheveux blanchissants, vêtu de mauve et vert pomme, la tête couverte d'une coiffe carrée, les nourrissait avec des gestes délicats. Son oncle Quinto s'habillait toujours avec soin, et sa collection d'oiseaux exotiques faisait des jaloux dans le quartier des négociants d'épices.
Ils se saluèrent avec effusion, elle lui présenta Sigurth dont l'allure sauvage ne fit presque pas sourcilier Quinto, homme urbain entre tous mais peu familier de ce genre de personne. Ils s'assirent dans des fauteuils en osier, il leur fit servir une collation d'oeufs au plat et de fruits frais que le Nordique attaqua voracement, et Cassia expliqua sa situation. Quinto l'écouta avec attention, les bouts des doigts joints comme pour envelopper un oiselet entre ses mains. Quant elle eut fini, il resta silencieux le temps de trois battements de coeur, puis déclara :
— Ma princesse du Sud, te voilà dans les ennuis jusqu'au cou. Mais ce n’est pas désespéré.
— Je suppose que c’est une bonne nouvelle...
— Bien sûr ! Tu as même plusieurs possibilités. La première serait de partir de Bizent.
— Quitter le pays ? s’exclama Cassia.
— Oui. Les grandes factions ont des alliés partout dans l’ancien royaume, ils te retrouveraient fatalement.
— À peine gagnante du Snicchi, je devrais renoncer à ma victoire ?
— Au prestige, mais pas à la récompense. Et il y a une autre possibilité...
— Quitter le continent ?
— Allons, ne sois pas amère. Rares sont les choix qui n’ont aucun inconvénient, la vie serait trop simple. Non, si tu souhaites rester dans cette ville, tu dois passer un accord avec les Lions.
— Pourquoi traiteraient-ils avec moi alors qu’il est plus simple de m’éliminer ? La gagnante du Snicchi ne pèsera pas lourd pour les assassins de Severo l’orfèvre.
— Tu dois leur proposer quelque chose en échange. Une information, un service, même si tu dois te compromettre avec eux. C'est le prix de ta survie.
— Je ne vois pas ce que je pourrais offrir à ces Grands...
— Tu as prouvé que tu es dégourdie, ma petite nièce à la peau ambrée ; creuse-toi les méninges et tu trouveras sûrement.
— Mais ils ne voudront même pas m’écouter, je ne suis qu’un insecte à écraser pour eux.
— Je t’y aiderai. J’ai parmi mes partenaires commerciaux des gens qui pourraient intercéder en ta faveur, arranger une entrevue. De ton côté, réfléchis aux termes du marché que tu peux leur proposer ; trouve un moyen de rendre ta survie plus commode pour eux que ta mort.
— Je vais y réfléchir, oncle Quinto.
— Aujourd’hui tu deviens un personnage public. Les cérémonies vont s’enchaîner, fais bonne figure, mais ne t’éloigne jamais de ton robuste ami. Sur ce ma princesse, j’ai quelques messages à envoyer.
Ils s’embrassèrent à nouveau. Avant qu'ils ne se séparent, Quinto lui serra l'épaule :
— Et bravo pour ta victoire, seuls les meilleurs parviennent à attraper le Snicchi. En plus d'être la soigneuse qui m'a débarrassé de mes jointures douloureuses, tu es une véritable héroïne !
La tradition Visontienne prévoyait pour le gagnant du Snicchi une suite de célébrations aussi inutiles que rigoureusement chorégraphiées. Plus d’honneurs qu’elle n’en avait jamais rêvé ; dommage qu'elle doive passer la journée à guetter la dague ou le carreau d'arbalète que lui destinaient les Lions.
Elle poussa un soupir, et entraîna son garde du corps de fortune en direction du Capitole.
La journée commença dans un ennui profond : la présentation aux délégations des Barris dans le Capitole, suivie de libations au temple des divinités tutélaires de Visonti.
Pire que tout, le regard d'Onesto posé sur elle à chaque fois qu'elle tournait la tête dans sa direction. Le Grand était de tous les rites, il la fixait d'un visage sans expression, mais ses yeux noirs semblaient prononcer pour elle une sentence de mort. Elle se sentait alors glacée de l'intérieur, comme un lapin chassé par un lion que la peur paralyse.
Elle savoura pourtant quelques moments. Dans le Capitole, les anciens gagnants de la Course étaient rassemblés sur un côté de la salle, et bien sûr, au premier rang se tenait le bel Astolfo. Elle fit mine de ne pas le voir en passant devant lui, comme il s'efforça de l'ignorer, mais elle savait reconnaitre le dépit chez son ancien amant. Le plaisir qu'elle en tira la vexa presque – elle aurait dû le mépriser.
Dans le temple, les hasards du protocole amenèrent Sigurth et Onesto à se faire face, et ils se toisèrent sans rien dire. Quelque chose dans la posture monolithique du garde du corps semblait protéger Cassia, comme un ancrage au milieu d'une mer traîtresse.
Quand enfin elle arriva à l'amphithéâtre pour le triomphe, la puissance de la foule fut une révélation. Les gens de toutes conditions, debout dans les gradins, brandissaient des couronnes et des bannières, certains (sans doute payés par le conseil) lançaient des bouquets de fleurs. Surtout, le rugissement de milliers de voix déclenché par son arrivée lui fit tourner la tête mieux que le vin le plus fort. C'était donc cela, être populaire ? Certains clamaient son nom, d'autres scandaient des cris rituels, dans le tintamarre elle saisissait parfois une moquerie ou des sifflements mais même ceux-là étaient un hommage à sa célébrité. Plus personne ne pouvait ignorer Cassia, fille métisse d'une tisseuse de soie Visontienne et d'un émailleur du Sud, sans statut ni richesse, que rien n'affiliait à aucun Barri, coterie ni faction.
Finalement arriva le tour d'honneur. Sigurth l'avait laissée monter seule sur le char du défilé, tiré par huit chevaux blancs et escorté par des gardes du Capitole. Le cortège passait par les plus belles avenues de la ville, bordées d'arbres anciens et de demeures de marbre ; par les places marchandes cerclées d'arcades, et devant les remparts de pierre brune. Dans un passage où la foule était plus dense, un gamin des rues sauta au bord du char et tendit la main vers elle comme pour toucher son sein. Les badauds éclatèrent de rire et acclamèrent le garçon, qui fut débarqué du char sans tendresse excessive par les gardes.
Puis, alors que le convoi arrivait dans les quartiers populaires, des attroupements denses retardèrent le convoi. Un galop se fit entendre, et Sigurth monté sur un cheval pie fendit la foule pour se porter à la hauteur du char. Il montait avec plus d'aisance et d'allure qu'elle ne l'imaginait. Cassia lui attrapa le bras et il la hissa en selle d'un seul mouvement, sans doute celui des nomades des steppes quand ils capturaient des femmes. Elle salua les gardes de la main, Sigurth volta et ils disparurent au galop dans les ruelles des bas-quartiers.
Bien plus loin, il rendit le cheval à un maquignon aux yeux divergents, et ils prirent le chemin des Échelles, drapés dans des manteaux à capuche qui dissimulaient leurs traits. Une fois arrivés à la chambre de Sigurth, dont le loyer avait cette fois-ci été payé, Cassia déplia enfin le message que le gamin avait glissé dans son décolleté. Elle reconnut les grandes boucles de l'écriture de l'oncle Quinto. "La tour sur la Colline des Vents, au coucher du soleil. Pas d'armes."
Sigurth lui tendit une outre de vin, et l'interrogea du regard.
— Le Lion veut nous voir à dîner, répondit Cassia. Il nous faudra une longue fourchette...
— C'est une arme, dans ton pays ?
La Colline des Vents se trouvait à l'extérieur des murs de Visonti. On disait qu'elle avait accueilli le palais des premiers rois du pays, à une époque où même Akhila était encore peuplé par des tribus ignorant l'écriture. Des colonnes élancées et frontons majestueux, construits entièrement d'un marbre blanc aveuglant sous le soleil, où déambulaient les patriciens drapés dans les toges écrues et bleues de l'ancien temps.
Il n'en restait que des ruines, des amoncellements de gravats et de moellons et des murs en partie effondrés. Depuis longtemps, la plèbe des faubourgs de Visonti avait pris possession des lieux, et l'on s'y livrait à toutes sortes de trafics à la nuit tombée. Même un nouveau venu comme Sigurth connaissait la réputation de l’endroit ; l'idée d'une négociation avec des assassins dans ce coupe-gorge ne lui disait vraiment rien, mais comme ils ne pouvaient guère changer de rendez-vous ni embaucher de renforts, il avait serré les dents sans faire de commentaire. Face à une de ces bandes armées, un homme seul ne pouvait compter que sur la chance et le culot, et Sigurth en avait encore des réserves. Au moins il ne partagerait sa récompense avec personne.
A côté de lui, la fille avançait sans hésitation, comme une habituée des lieux. Il n'avait plus revu l'expression de panique qu'elle affichait en frappant à sa porte, et pourtant, elle n'était guère plus en sécurité, même avec un mercenaire à son service. Ils jouaient une partie où les dés étaient pipés contre eux. Sigurth serra les dents ; il s'était déjà rendu au coeur du danger en compagnie d'une autre femme, courageuse mais condamnée. Il valait mieux ne pas y penser maintenant.
Dans un coin obscur, les grognements et les jurons d’un homme vautré sur une prostituée. Plus loin, des vagabonds assis autour d’un feu, l’un d’entre eux mimant pour ses compagnons une histoire obscène. Ils croisèrent deux hommes qui en soutenaient un troisième par les aisselles, incapable de marcher : ami ivre, ou victime inconsciente ? Un mendiant qui empestait le vin approcha de Cassia, dont le manteau à capuche cachait mal la fine silhouette.
— Hé toi ! Homme ou femme ?
— Pour le savoir tu devras d’abord bouffer ça, répondit Sigurth en lui montrant son poing ganté de mailles.
L’ivrogne s’éloigna sans insister, et Sigurth le suivit des yeux avec regret.
Son nouveau métier lui offrait moins d'action que la vie de soldat qu’il avait menée pendant la guerre. A force de rouler des épaules et de prendre des airs mauvais sans jamais tirer le fer, il allait devenir comme les hommes d’Onesto, des baudruches terrifiées à l'idée qu’on les perce à jour. Souvent il se surprenait à espérer un mot de travers, une opportunité d’en découdre, pour vérifier qu’il avait toujours les réflexes et le sang froid, et faire payer leurs mécomptes à cette ville ennemie.
Cassia souriait, comme pour elle-même. Drôle de gamine.
Au milieu des ruines s'élevait une flèche de pierre fissurée et tachée de lichens, unique vestige de la splendeur passée. Le large quadrilatère allait en s'affinant vers son sommet, qui avait dû autrefois porter une statue mais n'en conservait qu'un piédestal stylisé. La lumière rouge du couchant éclairait encore l'extrémité de la colonne, faisant ressortir volutes et cannelures. Avait-elle porté la statue d'un roi, d'une divinité, ou d'un imposteur ? A sa base, une ouverture en demi-cercle laissait passer une lumière orangée – il y avait déjà du monde à l'intérieur.
— C'est l'heure, allons-y, pressa Cassia.
— Minute, ma jolie. On fait le tour d'abord, pas question d'entrer là-dedans comme des enfants. On est venus armés, ils ont sûrement triché eux aussi.
Sigurth l'entraina dans un circuit sinueux qui contournait la tour et enveloppait les ruines adjacentes, là où une troupe aurait pu s’embusquer. Ils attendirent de longues minutes dans une encoignure, à l'affût de chaque mouvement dans les ténèbres. Peu lui importait d'arriver en retard à ce genre de rendez-vous, cela valait mieux que de se faire surprendre bêtement.
Mais il n'y avait pas de piège caché dans les environs, et ils quittèrent leur cachette pour entrer dans la tour. La lumière de lune n'y parvenait pas, mais quelques lanternes éclairaient une vaste pièce ronde, les murs dépouillés et les premières marches d'un escalier qui avait dû monter vers les étages aujourd'hui effondrés. En regardant vers le haut et le petit trou de lumière au sommet de la tour, Sigurth eut l'impression d'être tombé au fond d'un puits. Il repensa au jour où, enfant, il avait réussi à s'extraire seul de ce piège, après une descente accidentelle dans la nacelle. Il avait alors pris conscience de l'avantage que lui conférait sa constitution ; comme il en avait abusé par la suite.
Ils n'étaient pas seuls. Cinq hommes dans des manteaux noirs se détachaient le long des murs, et en face d'eux un sixième se leva et s'avança ; même dans la lueur des lanternes, les couleurs de sa tenue restaient criardes. Sigurth reconnut Onesto à ses boucles trop bien arrangées et son nez de crapaud. Le Grand n'avait pas l'air content :
— J'avais dit, sans armes !
— Faudra faire avec, rétorqua Sigurth, sans essayer de cacher son glaive.
— Si vous croyez que ça suffira à vous sauver… À la moindre embrouille, on est six contre deux.
— J'aimerais bien voir ça.
Il toisa ses anciens collègues. Cela serait triste si la petite devait en pâtir, mais un règlement de comptes avec ces larbins était tout ce qu'il désirait. Une bonne manière d'en finir, avec un peu de chance il aurait même la peau d'Onesto avant de tomber. Choisir sa mort, c'était tout ce qu'un guerrier pouvait demander.
— Messires, nous sommes là pour discuter, pas pour nous battre, intervint Cassia.
— Tu n'es donc pas venue te livrer ?
— Très drôle. J'ai bien compris dans quel pétrin je me trouve, et je voudrais vous demander de passer l'éponge.
— Vraiment ? En ce qui me concerne, tu es déjà morte.
— J'ai une proposition à vous faire.
— En voilà une idée amusante… Parle donc, championne, tu as cinq minutes pour me convaincre.
— Vous connaissez Jiusep L'Aranzo ?
— Le neveu de Don Domenico ? Une petite frappe du clan des baleines, il me semble.
— Lui-même. Comme son oncle n'a pas eu de fils, Jiusep est son favori, il lui passe tous ses caprices. S'il lui arrivait quelque chose de grave, le deuil affaiblirait Don Domenico, qui aurait moins la tête aux affaires de l'état. Le parti des Baleines serait privé de chef, laissant la voie libre aux projets des Lions…
— Tu veux qu'on lui fasse la peau ? Un peu agressif, non ?
— Pas besoin d’aller jusque-là. J'ai un plan, les Lions ne seraient pas directement en cause.
— Et en échange, tu demandes la vie sauve ?
— Oui, répondit Cassia avec aplomb. En participant, je me compromets avec les Lions. Jamais Don Domenico ne me pardonnerait ce qui va arriver à son neveu, si je commençais à parler de ce que j'ai vu l'autre nuit chez Severo, vous n'auriez qu'à lâcher cette histoire, ou la version qui vous arrange…
Don Onesto se passa la main sur le front, arrangea machinalement ses boucles grasses. Les cinq hommes de main n'avaient pas quitté leur posture d'attente, et Sigurth essayait de rester aussi relâché que possible, prêt au combat. Le Grand allait prendre sa décision, et si ce n'était pas la bonne il faudrait agir dans la seconde. Tirer le glaive, embrocher Onesto s'il ne s'était pas éloigné, et s'interposer entre la fille et les deux gars de derrière qui seraient sans doute les plus rapides à arriver. Ensuite la hargne et la chance feraient la différence. Ces incapables n’avaient même pas pris d'arbalète, au corps à corps il allait faire un massacre. Les mains lui démangeaient.
Don Onesto sourit enfin, avec la bienveillance d'un renard devant un poulet.
— Ta proposition pourrait m'intéresser ! Mais il y reste beaucoup de détails à régler, sans compter l'accord de Don Ottavio. D'ici là nous te laisserons vivre normalement, si tu y parviens. Mais n'essaie pas de nous fausser compagnie ou de parler à une autre faction ! La nuit a des yeux et des oreilles…
— Cette fois-ci on te tient, vilain petit canard !
— Mais qu'est-ce que vous me voulez à la fin ?
— Tu le sais très bien, éluda Jiusep avec un sourire mauvais.
Ils resserrèrent le cercle autour d’elle. Dans la ruelle où ils l’avaient cernée, on n’entendait plus que les souffles et les halètements de la course effrénée qu’ils lui avaient faite depuis la place du marché.
« Pourvu que les autres arrivent vite », pria Cassia tout en continuant à jouer les victimes récalcitrantes.
— Il n'y a que des minables dans votre genre, pour avoir un problème avec ma couleur de ma peau !
— Si tu savais comme je m’en fiche ! Tu vas payer pour ce que tu m’as volé.
— Mais quoi, bon sang ?
— Arrête de faire l'innocente, on t’a vue qui portais le bracelet ! Ça m’a valu de gros ennuis avec le conseil du Barri.
— Je ne t'ai pas...
— Dites voir les jeunes, vous cherchez noise à la demoiselle ? C’est la gagnante du Snicchi à qui vous causez, un peu de respect !
« Les voilà ! » Un petit attroupement les avait rejoints, apparemment venus du marché où avait commencé l’incident. Des gens de toutes conditions, commerçants, maraîchers ou charpentiers, mais Cassia reconnut dans le groupe les gros bras, et les gourdins qu’ils dissimulaient. Jiusep les prit de haut.
— Les culs-terreux, mêlez-vous de vos affaires !
— Tu veux une correction, morveux ? Laisse partir cette fille ! répondit un costaud aux manches retroussées.
— C’est vous qui allez décamper ! Vous savez qui je suis ? Je représente le barri des Brillants.
— Ah ouais, et qu'est-ce que tu vas nous faire ? Crier très fort ?
— Ancino, dégage moi cet emmerdeur !
Le lieutenant de Jiusep tira une dague et fit mine d'aller sur le costaud, mais dans les premiers rangs, un type aux allures de tailleur de pierre lui enfonça le manche de son maillet dans le ventre. Ancino se plia en deux, essayant en vain de respirer.
L’altercation dégénéra en mêlée générale, où les professionnels envoyés par les Lions prirent le dessus sur les voyous. Au milieu de la confusion, Cassia aperçut un regard posé sur elle, et se faufila entre les combattants en direction d’une ruelle plus calme.
Avant qu’elle n’y arrive, un bras lui barra le passage : apparu juste devant elle, le type s’appuyait au mur. Une cicatrice lui retroussait la lèvre supérieure, et il grattait sa petite moustache de rat en détaillant Cassia de la tête aux pieds.
— Où tu vas comme ça ? Tu laisses tomber tes copains ?
Elle eut un geste de recul, mais d'un geste vif il saisit l’encolure de sa tunique et la tira vers lui. L'autre main tenait un couteau ; il l'entraina dans la venelle et la coinça contre un mur. Son haleine empestait l'ail et les dents pourries.
— On est bien au calme ici, on aurait pu s'amuser un peu ensemble. Mais je n'ai pas le temps pour ça…
Soudain l'homme disparut de son champ de vision, remplacé par les épaules de Sigurth qui s'interposait entre eux. Elle le vit plonger en avant la tête la première, un os craqua et l'homme au couteau recula en beuglant. Sigurth repoussa Cassia dans la ruelle pendant que moustache-de-rat se remettait en garde – son nez pissait le sang dans ses poils.
Tout alla très vite : quelques feintes, l’acier qui crisse contre les mailles, et un gargouillis sanglant. Cassia se détourna à peine quand Sigurth porta le coup de grâce à l’homme tombé à genoux. Puis il se tourna vers elle, souriant de toutes ses dents :
— Pas possible de te laisser cinq minutes sans surveillance, hein ?
Il la prit par la main et l'entraîna dans une venelle où une seule personne pouvait avancer de front. Avant de partir elle eut tout juste le temps d'apercevoir, tombé au sol, Jiusep, livide et ensanglanté. La bagarre avait tourné au massacre, plus loin une brute brisait les membres d'Ancino à coups de masse. Ses plaintes leur parvenaient encore tandis qu'ils s'éloignaient à grands pas, la main de Cassia minuscule dans la pogne calleuse de son garde du corps. Après plusieurs croisements qui les ramenèrent dans le quartier des Échelles, elle remarqua la tâche rouge, humide, sur le côté de sa tunique.
— Il m’a éraflé quand je lui ai mis mon coup de boule, c’est pas méchant. Un rapide, cette racaille, sans ma cotte il aurait peut-être eu sa chance !
Le Nordique souriait toujours, elle ne l’avait jamais vu aussi joyeux. Il ne devait vivre que pour ces moments.
Sigurth entraîna Cassia dans l'escalier miteux de l'immeuble de rapport. Ce n'était pas passé loin, mais elle avait bien tenu le coup, pour une gamine qui n'avait jamais vu un champ de bataille. Dans la chambre qui sentait le renfermé, il se défit de sa tunique et sa cotte de mailles et inspecta rapidement ses coupures – une vieille routine qu'il gardait de l'armée. Rien de grave, un peu de nettoyage au vinaigre et tout irait bien.
La fille se retourna vers lui :
— Je ne devrais pas venir tout le temps chez toi... Les Lions finiront par te trouver et tu auras de gros ennuis.
— Tu préfères trainer dehors ? A toi de voir, mais je déconseille.
— Pardonne-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire.
— C’est de ta peau qu'il s'agit. Si toi au moins, j’arrive à te sauver, peu m’importent les Lions.
Il s’interrompit avant de parler de Harla. La fille s’approcha de lui, posa la main sur sa large poitrine. Ses yeux brillaient.
— Merci, Sigurth. Sans toi je serais déjà morte plusieurs fois.
— C’est pour ça que tu me paies, grommela Sigurth. La main de Cassia diffusait une douce chaleur.
— Je... ne me juge pas, d’accord ?
Sigurth haussa les épaules sans comprendre. Cassia le poussa en arrière, et le fit s’asseoir sur le lit. Ses doigts voltigèrent sur les lacets et les tissus, puis elle s’installa à califourchon sur lui. En quelques mouvements de hanches, il fut en elle.
Elle lui fit l’amour pendant un long moment, ondulant tour à tour vite et lentement. Plus rien n'existait que son parfum de fleurs, la douceur de sa peau, la chaleur de son sexe. Puis il se leva sans que Cassia ne s’interrompe, accrochée à lui par les jambes. Il la renversa par terre et la prit furieusement, comme si c’était la dernière fois de sa vie.
Le soleil de midi chauffait les rues du quartier des Échelles, même dans les recoins que ses rayons n'atteignaient pas, et les passants évitaient d'aller trop vite pour ne pas se retrouver en sueur.
Capuchon rabattu, indifférente à la chaleur, Cassia rentrait à grands pas de la maison de son oncle Quinto. Elle lui avait demandé ce que signifiait cette dernière tentative d'assassinat – devait-elle continuer de se cacher ?
Quinto lui avait parlé d'un ton rassurant, mais ne l'avait guère tranquillisée : "Désormais tu es un joueur sur l'échiquier du pouvoir de la ville. Si tu t'exposes trop, par exemple dans une rixe, d'autres joueurs pourraient saisir l’occasion de t'éliminer, avec les apparences d’un accident. Je ne crois pas que le Lion ait décidé d’en finir avec toi à tout prix ; ils ont trop à perdre si tu décidais de tout balancer publiquement, par désespoir. Mais à ta place, j'éviterais de trop prendre de risques dans les jours qui viennent ; le temps que les choses se calment, et de leur faire comprendre où est leur intérêt…"
Elle avait décidé de rentrer vivre chez ses parents et de mener une vie presque normale. Tant qu'elle ne s'isolerait pas trop, elle éviterait le pire, d'après son oncle. Avec le peu d’amis qu’elle fréquentait, ça n'était pas si facile.
Sigurth avait occupé ce rôle, mais avec ce qui s'était passé entre eux elle ne pouvait plus le garder. Un jour ou l’autre il se ferait tuer pour elle, et elle ne le supporterait pas.
Il y avait autre chose. Quinto, toujours bien renseigné, lui avait appris que Jiusep avait survécu à l'émeute, mais son échine était brisée. Il ne marcherait plus. Ses paroles lui revenaient :
"On t’a vue qui portais le bracelet ! Ça m’a valu de gros ennuis avec le Barri."
Il n'y avait personne chez elle quand elle rentra, et elle n'entra dans sa chambre qu'après avoir longuement écouté derrière la porte. Tout était tranquille. Pourtant ce sanctuaire familier, le lit aux piliers sculptés par son père, le coffre où elle empilait ses robes sombres, les collections de coquillages lointains, plus rien ne suffisait à l’apaiser. La magie protectrice avait été détruite par l'irruption des tueurs.
Elle ouvrit un tiroir secret dans le flanc du sommier, en sortit un coffret en bois de citronnier. Il contenait tous ses bijoux, en réalité peu de chose ; quelques bagues en bronze et un collier d'ambre qu'elle tenait de sa grand-mère. Et il y avait le bracelet : une chaînette aux anneaux d'or et d'argent, chacun de la forme d'une tête animale différente. Elle l'avait peu porté, mais l’objet se reconnaissait facilement et Jiusep avait pu l'apercevoir, à l'époque où elle était encore avec Astolfo.
Astolfo qui avait certainement dérobé ce bracelet au Barri rival, en vertu de la guerre des quartiers de Visonti ; Astolfo qui l'avait ensuite offert à Cassia quelque temps avant leur rupture, sans un mot sur sa provenance.
Désormais elle connaissait l'origine de la rancune de Jiusep. Elle ne pourrait plus oublier le visage blème du jeune homme, le sang coulant de la bouche, inconscient sur le pavé.
La fille était revenue plus tard dans la journée. Elle voulait rompre leur contrat avant le terme convenu – « Tu as déjà assez pris de risques, et désormais je dois jouer un jeu différent », disait-elle. Sigurth avait refusé qu’elle lui verse la deuxième moitié de son salaire. Il ne voulait pas être payé pour un travail qu’il ne ferait pas, et elle allait avoir besoin de cet argent pour se payer d’autres protections.
Cassia avait tenu à lui remettre un dernier solde, l’argent avait changé de mains, puis elle était repartie avec un baiser léger, sans parler de se revoir un jour. Sigurth n’avait rien dit non plus. Il se retrouvait à nouveau en tête à tête avec ses souvenirs.
Il prit un peu d’eau dans le broc et s'aspergea le visage – la piaule était déjà irrespirable. Maintenant que Cassia était partie, l’endroit concentrait à nouveau ce qu’il y avait de pire dans la ville : la chaleur, les cafards, le mauvais vin, et peut-être, bientôt, un tueur de passage.
Sigurth fit face au miroir mal poli qui constituait la seule décoration de la chambre. La plaque de métal lui renvoyait un visage large, au poil blond hirsute, aux traits burinés par le froid, posé sur un cou trop épais. Un faciès de brute ; il le lisait chaque jour dans le mépris craintif des marchands. Même chez cette fille intrépide, Cassia, il avait parfois vu la peur.
Harla ne l'avait jamais regardé avec crainte. Mais aussi, il n'avait jamais levé d'arme contre elle. Sigurth se demandait parfois à quel point il avait changé depuis la mort de sa maîtresse. Peut-être n'avait-il pas été toujours prêt à tuer et à mourir pour un regard de travers ? Difficile de se souvenir.
Au fond de lui pourtant, il connaissait la réponse. Pourquoi sinon, aurait-il accepté sans hésiter cette mission suicidaire au service d’une inconnue ? Il vivait toujours avec sa faute et l’espoir de donner sa vie pour en sauver une autre, même si ce n'était pas la bonne. Parvenu à l'autre bout du monde, il ne pouvait échapper au spectre de Harla. A force de faire n'importe quoi, un jour ou l'autre il mourrait ignoré, dans une rixe ou d'un coup de poignard dans la nuit. Sa force et le courage n’auraient en fin de compte servi à rien.
Il ne voyait qu’une seule manière satisfaisante d’en finir : s’il ne pouvait ramener une morte à la vie, au moins pouvait-il faire payer le responsable. Sigurth rassembla ses affaires et fit son baluchon. Il y avait une longue route jusqu'à la Marche du Nord, mais avec ce qu’il venait de gagner, plus rien n'était impossible.