Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

La Mythologie Viking

La Mythologie Viking

Un livre de Neil Gaiman

C’est une bouteille en verre blanc, banale et anonyme. Une trace d’étiquette arrachée, un goulot piqueté de traces de calcaire, et au culot une couche opaque, sombre, probablement biologique. Vous ne l’auriez pas remarquée, si ce n’était le papier roulé en tube qui repose à l’intérieur, incliné dans une posture d’attente. Le marchand des puces de Saint-Potrez-de-la-Mer, notant votre intérêt, vous fait l’article : une authentique bouteille à la mer datant des premières années de la marine à vapeur, retrouvée sur la plage non loin de la paillote du glacier, vendue à prix d’ami. Après une hésitation, vous succombez à l’envie de faire le geste que l’histoire attend de vous, et repartez moins riche de 6,85 euros, une bouteille dans votre cabas.

Si vous n’étiez pas chaussé de tongs, vous auriez hâté le pas.

Une fois revenu à la maison de vacances, vous vous installez à la cuisine avec votre emplette. Le bouchon a le bon goût de ne pas trop résister, vous inclinez la bouteille, recueillez son contenu et dépliez avec précaution les morceaux de papier cassants. Première déception : ils ont été arrachés à un cahier à spirale moderne, et l’écriture au stylo-bille n’offre aucun des déliés et des pleins que vous associez, pour on ne sait quelle raison, avec la correspondance de naufragés. La signature, néanmoins, vous intrique : « LBDLM ». Cache-t-elle un corsaire aux copieuses initiales, ou le monogramme d’un personnage historique ?

Vous étalez les feuillets sur le lino, et commencez à lire.

Manuscrit écrit au bord d’une piscine

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Alors que je traînais à la fnac, un bouquin a attiré mon regard. J'ai reconnu l'auteur, le thème m'a plu, j'ai acheté et j'ai lu.

Le titre original, "The Norse Mythology", aurait dû être traduit par "La mythologie nordique", au lieu de quoi on a le mot Viking, énorme, imprimé en relief, sur fond de marteau runique tout aussi surdimensionné. Soupir. Allez, pour Neil Gaiman je suis prêt à passer outre la couverture putassière.

Et puis le marteau de Thor, ça reste sympa.

Le propos

Neil Gaiman a grandi en lisant des comics, en particulier les aventures de Thor (le super héros). Il en a conçu un intérêt précoce et durable pour les légendes qui servaient d'inspiration aux bandes dessinées. Dans cet ouvrage, il nous propose de partager sa passion en réécrivant les principaux récits du mythe.

D'une manière très classique, le livre consiste en une introduction de l'auteur, puis une présentation des trois personnages principaux (Odin, Thor et Loki), suivie d'un récit de genèse. Il présente ensuite Yggdrasill, l'arbre du monde, ce qui amène naturellement au récit de la transe d'Odin au puits de Mimir, où se trouve la troisieme racine de l'arbre. (Vous suivez ?)

S'ensuivent une série de contes, certains très classiques, d'autres moins connus, mettant en scène nos protagonistes dans des aventures qui mélangent dieux, nains, géants, et en général quelques méfaits de Loki. Le dernier récit est, comme de juste, celui du Ragnarok, la fin des temps annoncée et racontée à l'avance.

Réécriture

Toute la question d'une réécriture réside dans les libertés que prend l'auteur : entre le mimétisme des sources et la réinvention complète il y a une multitude de possibilités, chacune avec ses pièges. Aller trop loin dans l'ajout personnel et on risque de trahir l'œuvre ; en faire trop peu et on se demandera à quoi servait de paraphraser les textes canoniques. Neil Gaiman a choisi la fidélité aux sources, même s'il en mélange plusieurs qu'il mentionne dans sa préface (en particulier l'Edda). Pour celui qui a juste un vernis de savoir sur cette culture, les écarts ne sont pas perceptibles. L'auteur nous raconte bien le mythe, pas une version qu'il aurait réimaginée.

Son apport est plus subtil, et prouve son talent de conteur si cela était encore nécessaire. Sur la base de personnages, d'événements et de scénarios déjà posés, il produit un récit vivant, souvent drôle, mais dans lequel revit l'esprit épique et fabuleux du Nord ancien. Les dieux nordiques ne parlent pas comme des personnages de comédie de Woody Allen, mais les échanges ont un petit quelque chose de moderne, et ne sont jamais empruntés. De plus, Gaiman illustre les ressorts psychologiques des personnages avec plus de finesse qu'une saga ne le ferait, mais sans tomber dans le hors-sujet.

Ainsi l'histoire de Fenrir : fils de Loki et d'une géante, ce loup extraordinaire croît chaque jour en force et en voracité, au point de faire peur aux dieux qui lui tendent un piège. Ils le mettent au défi de briser des chaînes de plus en plus solides, jusqu'au moment où il tombera à leur merci. Méfiant, il demande pour la dernière épreuve qu'un dieu mette en gage sa main dans sa gueule, qu'il pourra trancher en cas de trahison. Son ami Tyr y consent, et gagne ainsi son surnom de dieu manchot. Les dialogues suggèrent l'intelligence de la bête, ses soupçons légitimes face aux propositions des dieux et à leurs attitudes. Sa colère et ses promesses de vengeance en deviennent logiques, inéluctables. Comme toujours avec Gaiman, il n'y a pas de bons et de méchants prédestinés mais des êtres en proie à des passions humaines, qui font des erreurs...

La lecture inspire aussi quelques réflexions plus générales sur la mythologie nordique :

Des dieux pas toujours très classe

Tantôt vieux et vermoulus, tantôt comploteurs gamins, inconséquents ou carrément stupides, les dieux Ases et Vanes n'apparaissent pas toujours sous leur meilleur jour. Loin des divinités idéalisées des religions monothéistes, on les voit plutôt comme des héros élevés par les bardes (craignez leur pouvoir !) à une postérité divine ; hors du commun par la force, leur beauté ou leur savoir, mais pas toujours bien fins. Ils font des bourdes, se laissent berner, et usent d'expédients peu honorables.

Je me demande ce que cela nous dit des peuples qui adoraient de tels dieux. Jetaient-ils un voile pudique sur leurs actions les plus basses, ou bien en tiraient-ils l'inspiration d'expédients pragmatiques ? Je penche pour la deuxième possibilité.

Ambiguïté et entre-deux

La matière de ces légendes offre beaucoup de situations "grises" : par exemple, toujours dans l'histoire de Fenrir, la relation de confiance entre le loup et Tyr est un contrepoint à l'hostilité et la tricherie des autres dieux. Même au moment où Fenrir lui broie la main droite, Tyr se comporte toujours en ami, et s'il participe au complot contre le loup, il n'en tire qu'amertume, pris entre deux loyautés opposées. Difficile de dire qui l'on considérerait comme le "bon", entre les dieux retors et la bête monstrueuse.

De même le grand classique : Loki, compagnon facétieux, ami peu fiable, ennemi de la dernière heure : sinon ambigu dans ses valeurs (c'est toujours une ordure sournoise), il fait preuve d'inconsistance dans ses rapport avec les autres, qu'il aide ou piège selon ses caprices. Ce personnage ne se définit pas d'une manière stéréotypée comme ami ou ennemi, en tout cas dans les premiers temps.

Cosmologie

On peut être frappé par l'atmosphère archaïque qui se dégage du récit de la création. Midgard, domaine des humains, est encerclé par des domaines dangereux peuplés de créatures magiques et généralement hostiles. Pour s'en protéger, ce monde est retranché derrière une muraille bâtie avec les cils du géant Ymir, métaphore d'une jeune humanité qui affronte l'inconnu. Les montagnes, les glaces, l'océan lointain sont des extrêmes inhabitables, hors de la sphère des hommes. On en découvre des aspects à chaque expédition des dieux hors d'Asgard, en particulier leurs visites aux géants dans Jotunheim, monde de magie et de dangers.

Comment peut-on être un géant ?

Le thème des géants est particulièrement intéressant. Ancêtres des dieux, ils infusent chaque lignée d'un sang magique (voir Loki et ses enfants avec Angrboda). Si Thor les moissonne à grands coups de marteau, le reste du temps ils inspirent la crainte, quand ils ne se mélangent pas tout simplement aux dieux et deviennent part d'entre eux (comme dans l'épisode de Skadi, la fille du géant Thiazi).

Ils tiennent le rôle de représentants des puissances primales de la nature et de l'inconnu, détenant des savoirs et des pouvoirs que même les dieux leur envient, destructeurs complotant pour anéantir leurs créations, soleil, lune, arc-en-ciel.... Mais parfois, j'y ai trouvé aussi l'image d'une humanité plus ancienne : violents et archaïques, parfois primitifs dans leurs techniques et leur habitat, leur taille démesurée évoque une brutalité qui les place à l'opposé de la civilisation.

Ragnarok

Le monde civilisé des hommes est une chose fragile, entourée d'ennemis, et vouée à disparaître. Avant même qu'elle ne se produise, cette fin nous est contée dans le Ragnarok.

On peut trouver étrange que les Dieux, en particulier Odin censé être omniscient, ne découvrent qu'au dernier moment l'ordonnancement de cette fin du monde, alors que son récit détaillé se trouve dans tous les mythes nordiques. Cela fait sans doute partie de l'enchaînement des fatalités, qui, depuis les premiers méfaits de Loki et ses enfants avec une géante, sème les graines d'une noire récolte. Sa fille Hel, gardienne des enfers, d'où les morts reviendront comme des zombies affronter les dieux ; son fils Jormungand, serpent venimeux dont la boucle enserre le monde, et bien sûr Fenrir, le loup géant qui reviendra se venger et avalera le soleil et la lune, annonçant un hiver sans fin. Les acteurs sont déjà en place depuis longtemps, ils n'attendent qu'un signal pour jouer la tragédie qui verra le monde mourir et renaître.

La force apocalyptique du récit doit sans doute autant aux sources (les connaisseurs retrouveront les mots de la devineresse aveugle de la Voluspa) qu'à la verve de l'auteur. Un passage superbe, aux accents lugubres et flamboyants.

Alors heureux ?

Difficile de vous le cacher, j'aime bien l'archaïque. Les épopées purement héroïques peuvent être ennuyeuses, mais les mythes nordiques mettent en scène des thèmes très humains, avec leur part de bassesse et de faiblesse. Et ils laissent aussi transparaître une vision du monde ancienne et oubliée aujourd'hui, où tant d’espace est cartographié, exploré, approprié. Nos confins sont désormais trop lointains pour être menaçants.

Les archétypes rappellent aussi certaines oeuvres de Robert Holdstock, dans sa vision étrangement réaliste de divinités incarnées.

Cela reste une oeuvre mineure de Neil Gaiman, dans un palmarès fourni en chefs-d'œuvre. Mais si vous aimez cet auteur, ou si la mythologie nordique vous intéresse, alors n'hésitez pas.


D’humeur méditative, vous rassemblez les papiers, sans avoir décidé ce qu’il convient d’en faire. Déjà, par la fenêtre, un bruit de pas annonce l’arrivée du reste de la famille, les orteils pleins de sable et la peau luisante de crème solaire.

Alors vous poussez les feuilles roulées en tube à travers le goulot, remettez le bouchon en place, et dissimulez la bouteille dans un sac à dos, sous une serviette de plage. Vous pensez la déposer près de la paillote des glaces, ou dans un coin du restaurant de la plage.

Ensuite, il faudra prévoir un passage chez le libraire.

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L´Infortune des Armes (récit complet)

Wastburg