Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Wastburg

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Un livre de Cedric Ferrand.

Le feu crépite, projetant dans la pièce autant d'ombres que de lumière. Face à la cheminée, dans un fauteuil à haut dossier, un personnage au front altier tourne les pages en vélin d'un volume posé sur ses genoux. De la main gauche, il tient un verre de single malt, qu'il savoure de temps à autre avec un petit "hhh" de satisfaction. Dans un coin d'ombre, vous distinguez la silhouette de deux lévriers allongés par terre, qui gémissent doucement dans leur sommeil.

Le Barde – car c'est bien lui ! – se tourne vers vous et sourit. "Bienvenue, mes amis ! Ce soir je vais vous conter une histoire de pays lointains, d'aventures et de dangers." Suivant votre regard, il referme son tome et le range sous son fauteuil avec un sourire forcé ; vous avez juste le temps de déchiffrer le titre, "Elfes et fétichisme : ce que Tolkien nous cachait." À la place, le barde fait apparaître un livre de poche et explique :

"Sur les conseils d'un ami, j'ai fini par lire cette œuvre. Une fameuse épopée ! Mais servez-vous un verre, asseyez-vous, et je vais vous narrer ce qu'elle m'a inspiré.

De quoi ça cause

Wastburg : le nom de la ville ou se déroule l'action, à la fois titre, début et fin du livre. Entre la Loritanie (peuplée d'une sorte d'Italiens) et le Waelmstat (plutôt flamand ou germanique), c'est une ville libre, gouvernée par le profit et par un Burgmaester aussi invisible qu'omniprésent. Une ville autrefois régentée dans l'harmonie par les Majeers, avant que leur magie ne se tarisse, et qui depuis se débrouille comme elle peut.

Difficile de résumer l'intrigue, tant le récit semble éviter au maximum de nous raconter une histoire, préférant enchaîner les anecdotes en une étourdissante galerie de portraits. Pourtant un fil conducteur se fait jour, à travers les manigances d'un garde, les mésaventures d'infortunés faire-valoirs, des incidents grotesques ou inquiétants. Sans trop déflorer le sujet, des menées au départ plutôt mesquines aboutissent, après un cheminement tortueux, à un feu d'artifice final.

Une galerie de personnages en 15 chapitres

Dans ce livre, l'écriture de Cédric Ferrand se focalise sur les personnages. Il y en a beaucoup, de toutes sortes, avec une prédilection marquée pour les demi-soldes. Quasiment chaque chapitre commence par des présentations en bonne et due forme avec le nouveau personnage qui servira de point de vue. En général, mieux vaut ne pas s'attacher – mais n'anticipons pas.

Ce mode de narration répond à plusieurs objectifs : tout d'abord, fidèle au titre du livre, Ferrand dresse le panorama humain de Wastburg. On distingue vite des constantes : la lutte pour gagner de quoi vivre, le chacun pour soi et les alliés de circonstance, les grands principes et les petites réalités... Ferrand campe un décor résolument réaliste, souvent à la limite de la caricature car il ne résiste pas au plaisir d'une bonne blague, et axé sur les petites gens bien plus que sur les puissants.

C'est aussi un voyage au sein des institutions de Wastburg : du plus petit garde (premier chapitre) jusqu'au plus puissant magistrat (dernier chapitre), on parcourt tous les échelons, tenu par la main par l'auteur qui pendant longtemps est bien le seul à savoir où il va.

Cela donne parfois l'impression d'un exercice de style, mais c'est aussi une excellente manière de raconter des histoires, et je m'y suis généralement laissé prendre.

Style et ambiance : du gras, du lourd

Si je devais citer des inspirations possibles de l'auteur, je penserais au regretté Terry Pratchett (l'incontournable de la Fantasy qui a de l'humour), voire au Jaworski de "Janua Vera" pour ce roman d'une ville aux intrigues tortueuses (la gouaille en plus), mais étrangement le nom qui me semble le plus juste, le vrai parrain de cette œuvre est sans doute San Antonio. Sans prétendre que ce livre égale ses inspirations, Ferrand a dû invoquer les mânes de Frédéric Dard avant de se mettre au clavier, et l'esprit lui a parlé, c'est évident.

Il arrive que le maniement du langage manque de finesse – j'ai parfois eu l'impression que l'auteur avait mis la main sur un dictionnaire d'argot et y piochait plus souvent qu'à son tour. D'où une surabondance d'épithètes et de termes inhabituels qui finit par ne plus sembler naturelle.

Mais Cedric Ferrand tient sa ligne du début à la fin, et ce style allié à une vraie verve et un paquet de bonnes idées finit par donner vie à la fiction de Wastburg. Sans jamais avoir de plan des quartiers en tête, on visualise bien le mélange de boue, de commerce et de violence dans lequel tout baigne et se confond. Un monde où chacun veille avant tout à ses intérêts, où chaque abandon au romanesque est immédiatement puni par l'opportunisme ambiant ou juste le manque de bol.

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Personnages à usage unique

J'ai fini par discerner une sorte de méthode dans le déroulé des chapitres. On peut la résumer ainsi :

  • Un personnage entre en scène, il en a bavé dans la vie et il ne s'attend pas à ce que ça s'arrange.
  • Il lui arrive un truc. De proche en proche, on en apprend plus sur ce qui est en train de se passer dans l'Intrigue Générale.
  • On espère, on croit brièvement que ça va bien se finir pour lui...
  • ...mais l'auteur nous a bien baladé et finalement le personnage en prend plein la tronche, quand il ne connaît pas une fin dégradante.

On pourrait croire que Ferrand, au moment de commencer un chapitre, fait la liste des personnages concernés et en tire un au sort pour servir de point de départ et de protagoniste malheureux.

Ça distille, ça calcule

Ce choix de construction pourrait être le prétexte à un livre bordélique, ou "foutraque" comme on dit quand on trouve que c'est une qualité. Mais pourtant, chapitre après chapitre, se mettent en place des événements, des personnages, une unité d'action, même si elle trébuche régulièrement sur les coups du destin et les facéties de l'auteur. Le réseau de trafics, amitiés et haines, services rendus et accidents malheureux forme un ensemble cohérent, et donne le sentiment d'une vraie maîtrise scénaristique. Les informations et événements sont distillés, chaque élément du puzzle apparaît à son tour et le lecteur est à la fois distrait et promené, mais aussi incité à suivre la piste de ces histoires qui semblent le mener quelque part.

J'ai quand même deux petites réserves (attention spoilers) :

  • Le cambriolage non déclaré chez Strink, premier événement inexpliqué du livre, qui devient une sorte de feinte totalement anecdotique dans l'histoire, dont l'objet n'est jamais connu. Quand on démarre avec un mystère, le lecteur s'attend à en avoir quelques clefs avant la fin. Là on est vaguement déçu.
  • Il manque un peu de substance aux protagonistes du complot principal, en particulier le mystérieux K dont on apprend presque accidentellement l'identité, ainsi qu'un plan plus compréhensible. À force de pourchasser les informations clefs dans des sous-tiroirs d'anecdotes, on a la nette sensation que l'auteur lui-même perd le fil du récit, ou du moins ne garde pas trop la main dessus, et se laisse porter par les digressions et les changements de points de vue.
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La marque du jeu de rôle

C'est écrit sur le quatrième de couverture : Cedric Ferrand est auteur de jeux de rôles, et Wastburg a été adaptée peu de temps après. Cela explique le parti pris centré sur les personnages, puisque le jeu propose d'incarner des gardes de la ville, dont comme par hasard les portraits abondent dans le livre. Cette conjugaison entre le roman et le jeu donne à réfléchir à certains bardes.

Les racines de l'auteur se laissent souvent deviner. Ainsi l'utilisation anodine de termes liés aux armes médiévales trahit celui qui a beaucoup compulsé les listes de matériel. Je ne suis pas sûr que beaucoup de gens, en dehors de ce milieu, sachent par exemple ce qu'est une targe.

Le fait même de centrer le livre sur un lieu, une ville, est typique du jeu de rôle. Nous sommes en présence d'une entreprise de construction de background. Le fait de l'avoir romancée la rend bien plus vivante que si elle était présentée comme un cours d'histoire-géo, façon sourcebook.

Avec un peu d'imagination

L'univers de Wastburg n'est pas fait que d'intrigues, il est aussi coloré de nombreux détails, coutumes et idées saugrenues, nés dans le cerveau de l'auteur.

Certains sont plutôt répugnants : par exemple la bouscotte, bouteille spéciale des tavernes wastburgiennes, remplie des fonds de bouteilles et verres inachevés. D'autres plus pittoresques, comme la procession annuelle des loritaniens portant un géant fait de légumes assemblés. Belle idée aussi, la magie vue comme une ressource renouvelable, que les majeers ont pourtant réussi à épuiser. Leurs excuses nous sont tristement familières.

Et je passe une myriade d'autres petites choses grâce auxquelles la ville prend corps.

Verdict

Difficile de ne pas voir le projet de rôliste derrière l'histoire, et comme tout le monde, je préfère qu'on me cache les câbles et les poulies qui sous-tendent une œuvre, ou au moins faire semblant de ne pas les avoir vus.

Mais ne boudons pas notre plaisir : Wastburg se place dans une tradition ancienne de création d'univers littéraires, et y apporte une contribution sympathique et pleine de vie, qui sait trouver son propre ton et son originalité. C'est déjà beaucoup.

Épilogue

Le barde s'est tu depuis de longues minutes. Il se lève enfin de son fauteuil et va tisonner les braises. Son visage penché sur la cheminée se teinte de flammes et de cendres.

— C'était un plaisir de vous recevoir. Je ne vois pas souvent des gens ici, vous savez. Mais il faut que vous partiez.
— Je comprends, il est temps de vous remettre à écrire.
— Plus grave encore. Sachez que je suis une créature de la nuit. Le jour je me transforme en...

Il frissonne, les yeux dans le vide, comme captif d'une vision indicible. Vous imaginez le pire ; peut-être un homme en costume dans les transports en commun ?

— Croyez-moi, vous n'aimeriez pas voir cela. Partez maintenant.

Il vous tourne le dos, prend la pose face à une haute fenêtre aux carreaux en losanges. Vous prenez conscience du tambourinement de la pluie, du vent qui fait claquer un volet quelque part dans le manoir. Le retour ne sera pas une partie de plaisir, mais sur les routes de l'imaginaire on supporte mieux la pluie.

La Mythologie Viking

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