Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

L´Infortune des Armes (récit complet)

Celui-là sera facile, pensa Yegar.

Son adversaire se battait avec vigueur, mais il lui manquait la technique d’un professionnel. Sans doute un ancien soldat du rang. On l'avait équipé d'une hache qu'il maniait passablement ; le casque rond et le plastron de cuir s’accordaient mal à sa silhouette de paysan. Il annonçait ses attaques par toutes sortes d'indices qu'on ne lui avait pas appris à camoufler. Sa tactique consistait à accabler son adversaire sous la cadence de ses coups de hache, portés à des angles qui changeaient à chaque fois. Après quelques passes d’armes, Yegar anticipait sans mal ses attaques et ses feintes. Il le repoussa avec quelques contres rapides, qui ricochèrent contre le plastron mais obligèrent le rustaud à calmer le jeu.

L'homme à la hache interrompit ses assauts pour rugir quelques insultes, que le public applaudit. Puis ils se remit à la tâche avec des ahans de bûcheron, lançant sa cognée avec violence. Mais il ne contrôlait plus le combat, et une lueur de frustration fit son apparition à travers sa fureur. La panique viendrait plus tard. Yegar, lui, se sentait de plus en plus calme.

Il tournait, se fendait, harcelait la brute. Leurs pieds dessinaient des figures dans le sable de l'arène, traçaient des arcs, creusaient des empreintes quand ils prenaient un appui. Yegar gardait un œil sur la distance entre eux qui s'étirait et raccourcissait comme une laisse élastique, laissait le moment approcher. Puis les choses se mirent en place.

Son adversaire fit un appel du pied, comme à chaque fois qu'il armait une attaque descendante. Il leva sa hache pour l'abattre avec poids, et sa garde s'ouvrit.

Yegar était prêt : un pas en avant, ses jambes, ses épaules et son bras se déplièrent comme un seul long ressort, et la pointe d'acier perça la gorge de l'homme de part en part, ressortant de l'autre côté à travers les vertèbres.

Au moment juste
Frappe sans prévenir
Un geste, un seul temps.

Il dégagea sa lame, un nuage de gouttelettes rouges fusa de la plaie, et le grand rustaud expira. Pendant une seconde, le silence régna dans la fosse, et Yegar imagina que le monde entier s'était enfin tu.

Puis des vivats clairsemés éclatèrent dans les gradins taillés dans les flancs de la fosse, avec aussi quelques sifflets. On lui lança des fleurs bon marché, et aussi quelques fruits pourris qui s'écrasèrent dans le sable de l'arène. Les connaisseurs avaient apprécié la pureté du geste, mais la plupart des spectateurs venaient ici pour un autre genre de spectacle : les longs affrontements, les cris de guerre, les blessures spectaculaires... Cette exécution parfaite les laissait sur leur faim. De la confiture donnée à des cochons.

Les gardes entrèrent dans l’arène et se postèrent de part et d'autre de la porte qui menait au vestiaire. Avant d’y entrer, le gladiateur leur remit son arme, une sorte de rapière fabriquée dans le Ranberg, légère et solide bien qu’un peu courte. Malgré ses années à manier le glaive dans les phalanges Kaleviennes, il aimait les armes rapides pour le duel.

Vrenk, le patron, l’attendait dans le tunnel. Le visage reptilien du lanista n’exprimait qu’une légère morosité, l'unique expression qu’on lui connaisse.

— Tu devrais plus soigner tes conclusions, le Kalevien. C’était trop rapide, bâclé.
— Pourtant j’ai travaillé le geste.
— Ne fais pas le malin, rétorqua le lanista. Ton boulot consiste à distraire le public, à leur offrir du spectacle, du drame. Là tu viens d’égorger un poulet. Qui veux-tu que ça excite ?
— J’y penserai la prochaine fois, fit Yegar sans conviction.
— Je me fous de ce que tu penses, fais-le ! Et n'oublie pas de rester dans le rond central, les spectateurs du côté Ouest ont loupé les trois quarts de l'action. J'aurai de la chance s'ils ne demandent pas à être remboursés.

Sur ces bonnes paroles, Vrenk lui fit signe de venir avec lui ; deux gardes, des colosses bardés d’acier, les suivirent dans le corridor sombre.

— Quelqu’un voudrait te rencontrer ; je compte sur toi pour bien te tenir.
— Je t’ai déjà déçu ?
— Cette fois-ci on est dans la bonne société. Évite de cracher ou de te curer le nez. Et tu ne parles que si on t'adresse la parole.

Venant d’un autre, la remarque aurait pu être ironique, mais comme toujours Vrenk était totalement sérieux.

Ils arrivèrent dans une des salles où patientaient d’ordinaire les soigneurs et les entraineurs pendant les combats. Une Dame attendait sur un des bancs ; elle les observa sans mot dire tandis que les gardes refermaient les portes de la salle et se postaient de chaque côté. L’un d’eux se posta à côté de Yegar, main sur la garde de son glaive. On ne prenait jamais trop de précautions avec les combattants des fosses.

Vrenk s’installa sur le banc et se tourna à demi vers elle pour converser ; le gladiateur Kalevien resta debout devant eux, torse nu, trempé de sueur et récupérant encore de la passe d’armes. Une large ecchymose violette ornait sa clavicule, là où il avait reçu le manche de la hache lors d'une passe trop serrée.

Yegar observa la Dame avec attention, essayant de deviner les raisons de l’entrevue. Drapée dans une robe d’un bleu profond, elle cachait ses traits derrière une voilette en tissu ajouré. Ses yeux, verts et marqués de petites pattes d’oie, trahissaient son âge ; il en émanait un mélange d’autorité et de sensualité. Pour l’instant, ils étaient fixés sur lui et le détaillaient de la tête au pied.

Venait-elle chercher l'excitation trouble de coucher avec un tueur ? Yegar attendit la suite, stoïque. Comme disait Dmitro, son maître d’armes à Kalev : "Ne vis pas maintenant les tourments de demain. Quand tes plans ne sont plus d’aucun secours, fixe ton esprit sur le présent". Il n'imaginait pas alors combien cette maxime lui servirait.

Vrenk avait déjà engagé la discussion.

— Le voici, Dame Katerina. C’est mon combattant le plus expérimenté et le plus technique.
— Oui, j’ai vu son talent tout à l’heure dans l’arène. Il a le bras sûr.
— C’est vrai, se rengorgea Vrenk, je lui ai demandé cette petite démonstration pour vous.
—D’où vient-il ? Il a l’air étranger…
— Je l’ai fait venir de la lointaine Kalev, où il est célèbre pour ses exploits guerriers.
— Vraiment ?
— Vous savez que cette nation voue un culte à la valeur militaire, les soldats et les généraux y sont célébrés. Yegar était l’un des meilleurs.
— Et comment est-il arrivé ici ?
— Des revers de fortune… Les chemins de la vie sont tortueux, ma Dame.

Yegar restait inexpressif. Il préférait ne pas penser aux lacs de sa Kalev natale, à ses enfants et sa femme morts de la peste pourpre, à la liberté perdue lors d’une campagne absurde dans les steppes.

— Fort bien. Tu m’assures donc qu’il saura faire ce que je te demande sans aller trop loin ?
— Il en est plus que capable.
— Juste une blessure à la jambe, de quoi empêcher Ervang de rejoindre le corps expéditionnaire qui part vers le Helten à la fin du mois. Surtout n'en faites pas un infirme !
— Je m'y engage solennellement.
— Mon fils est un bon escrimeur, l’affaire sera difficile.
— Yegar a l’avantage de l’expérience. C’est un ancien soldat de métier, et un duelliste talentueux qui se bat régulièrement. Sans insulte pour votre fils, ma Dame, mais cela fait un monde de différence.
— Je l’espère bien, Vrenk.
— N'en doutez pas. Sommes-nous en affaire ?
— Oui. Ervang ne pense plus à rien d'autre que ce projet, il tient absolument à prouver sa force contre un gladiateur chevronné avant de partie à la guerre. Il ne tardera pas à t’approcher pour organiser un combat au premier sang, je compte sur toi pour orienter son choix sur ce Kalevien. Qu'il lui donne une bonne leçon, qui lui apprenne la prudence. Si tout se passe comme je veux, tu auras ton or. Sinon... Il vaudrait mieux pour ton gladiateur qu'il se fasse tuer dans l'arène, plutôt que d'estropier mon fils.
— C’est entendu.

Ils se saluèrent, et Dame Katerina quitta la pièce. Yegar n’avait pas dit un mot, personne ne lui avait adressé la parole.

Le pays des hommes libres fait combattre des prisonniers
Le bras qui tient le glaive a un fer au poignet.

Une fois la porte refermée, Vrenk resta figé comme s’il était en train de compter dans sa tête, tout en mâchonnant un bout de plante aromatique — il couvrait ainsi sa mauvaise haleine.

— Faire blesser son fils pour qu’il n’aille pas se battre… Faut-il être timbrée.

Yegar ne répondit pas.

— J’imagine que ta mère n’aurait jamais essayé de te mettre à l’abri de cette manière, hein ? Enfin, on s’en tape. Notre problème maintenant, c’est que tu blesses ce petit nobliau, mais juste un peu. C’est clair ?
— Parfaitement clair.
— Tu n’es pas un imbécile, alors je compte sur toi pour t'y prendre comme tout à l’heure avec le péquenot. Précis, propre et sans bavure – mais qu’il survive !
— C'est faisable. Il faudrait que je l’observe au combat.
— Je t'arrangerai ça. Si ça marche, je vais palper un bon paquet, tu sais ! Ça sera bon aussi pour vous autres, je pourrai mieux vous traiter : meilleure bouffe, meilleures chambres…

Yegar hocha la tête, fit semblant de gober le mensonge. Vrenk reprit.

— Tu t’es bien battu et tu as plu à Dame Katerina. Tu auras Erdya pour la nuit.

Si Yegar était content, il n'en montra rien.


Un jour grisâtre tombait dans la cellule par la fenêtre à barreaux. Au-dehors, le soleil ne s'était pas encore levé, mais on entendait déjà les bruits de l’activité humaine qui reprenait : un chariot roulait sur les pavés de la rue, des portes et des volets s’ouvrirent en grinçant, un chien aboya, et un muletier l’engueula d'une voix éraillée.

Yegar enregistrait machinalement ces détails, mais ses yeux ne quittaient pas le plant de figuier impérial qu'il élaguait. D’un pot de terre posé à même le sol, la plante poussait jusqu’à hauteur de taille, s’appuyant sur le mur pour mieux s’élever vers la lumière. Avec un petit couteau en os, le seul matériau disponible, Yegar coupa les feuilles et les tiges qui poussaient dans la mauvaise direction ; puis il renforça les attaches qui maintenaient la frondaison. Ses doigts mêlaient la plante et le chanvre, construisaient un édifice vivant et temporaire. Quelques semaines de soins avaient suffi à donner à la pousse, qu'il avait trouvée dans la cour, l'allure d'une ombrelle déployée.

— Nous quitterons la ville dans un mois, peut-être deux, fit derrière lui une voix féminine au timbre grave. A quoi bon te donner tout ce mal pour une plante ? Tu sais bien que le prochain pensionnaire s'en débarrassera.
— Probablement, répondit Yegar sans se retourner.
— Ton figuier finira aux ordures, malgré tous tes efforts.
— Ce qui arrivera plus tard ne m'intéresse pas.
— C’est encore une sorte d’exercice ?
— Un projet personnel.
— Tu es un homme étrange. Tu ne cesses de t’entrainer, et tes amusements me rappellent les punitions qu'on réserve aux enfants indisciplinés !

Yegar sourit, reposa ses outils et fit face à la fille de joie qui se prélassait dans le lit. Erdya était grande et brune, ses formes généreuses et son sourire facile la rendaient populaire auprès des gladiateurs. Le drapé qui tombait sur ses hanches larges formait une élévation arrondie ; un sein se coulait par l’entrebâillement des couvertures, son large téton brun appelant le regard. L’air respirait encore la sueur et le sexe.

— À chacun ses plaisirs. Les miens sont plutôt innocents, non ?
— Ce n’est pas le mot auquel j’aurais pensé cette nuit, commenta Erdya avec un sourire coquin.

Yegar ne se laissait pas abuser par les minauderies d’Erdya. Comme lui, elle appartenait à Vrenk, et son corps n’était rien de plus qu’une récompense pour les gladiateurs, une carotte qui complétait les multiples bâtons dont Vrenk usait pour dresser ses fauves. Elle avait appris à jouer le jeu, pour sauver la face autant que pour plaire, et ses pensées restaient masquées. Yegar devinait une histoire triste et banale de dette et de maladie. Un veuvage, peut-être.

— Ça fait un moment qu’on n’a pas vu Kaja, ajouta-t-il.
— Voilà ! Je le savais, c’est bien elle que tu préfères, s’indigna faussement Erdya. Qu’a-t-elle de plus que moi ?
— Je me demandais juste où elle était passée. Elle a disparu depuis plus d’une semaine.
— Je crois qu’elle a un amoureux, répondit Erdya d’un ton plus sérieux. Un nobliau qui s’est entiché de sa chevelure flamboyante et de ses reins souples…

En réalité, il arrivait que Vrenk "prête" certains de ses pensionnaires ; pour une grosse somme d’argent, on pouvait s'amuser avec eux à sa guise. Depuis qu’il était captif, Yegar avait beaucoup appris sur la cruauté des puissants.

— À elle les vins fins et les belles toilettes, ajouta-t-elle d'un air faussement envieux. Yegar revit en pensée les fers aperçus dans les appartements d'un riche marchand de Viseling.
— Il y a des amants brutaux.
— Je suis sûre qu'elle nous reviendra comblée, répliqua Erdya sans plus sourire.

Elle s'exprimait avec un peu trop de fermeté ; peut-être avait-elle décidé de ne plus laisser les circonstances lui imposer leurs malheurs. Yegar la dévisagea, et elle détourna le regard. Il lui sembla entrevoir le puits de douleur que cachait cette femme au corps épanoui.

On rit et on chante, Chacun fait bonne figure Au milieu des fantômes.


La salle d'entrainement des seigneurs de Deralt était un large carré au sol dallé de tomettes bicolores, bordé d'une piste de lattes de bois ciré où les spectateurs se tenaient debout. Aux murs, des râteliers exposaient toutes sortes d'armes exotiques et spectaculaires : des tridents de Xedrez, d'énormes pertuisanes de Kalev, des sabres recourbés de Visonti et des heaumes d'acier noirci, venus d'une nation de l'Ouest.

Yegar nota que les seules armes qui ne prenaient pas la poussière étaient les rapières d'entraînement alignées dans un coin, à hauteur d'homme ; deux emplacements étaient vides. Autant pour la variété.

Au milieu de la pièce, sous la clarté qui tombait d'une ouverture dans le plafond, deux hommes échangeaient des coups avec les épées qui manquaient au râtelier. L'un des deux était grand, solidement bâti, au crâne dégarni. L'autre était plus jeune et élancé, sa chevelure blonde voltigeait au rythme des sautillements et des assauts.

Un des spectateurs désigna les deux visiteurs au maître d'armes grisonnant, qui rompit et proposa le salut à son adversaire. Le blondin, qui devait être Ervang de Deralt, entrechoqua l'avant-bras avec lui et remarqua à son tour les visiteurs. Il se dirigea vers eux, salua Vrenk avec familiarité, comme s'il l'avait déjà rencontré à de multiples reprises, puis il toisa Yegar.

Ce qu'il voyait, Yegar l'imaginait facilement : un homme sans rien de spectaculaire, aux bras noueux, aux cheveux clairs et aux yeux pâles, avec le nez camus typique des Kaleviens. Le regard du nobliau s'attarda sur la cicatrice boursouflée qui longeait la mâchoire, souvenir d’un coup de sabre reçu contre les Xun.

— C'est ça ton champion ? Il semblerait qu'on l'ait déjà blessé.
— Son palmarès dans les arènes est sans tache, monseigneur.

Vrenk manifestait une déférence qui lui faisait entièrement défaut le reste du temps. Ervang changea de sujet.

— Et donc, vous êtes venus vous présenter? Ou plutôt pour m'observer ?
— Sire, je ne...
— Ne te donne pas la peine de mentir, lanista. De toute façon je l'ai déjà vu combattre, je ne suis pas étranger aux arènes. Ainsi nous serons à armes égales. Ton protégé égorge les paysans avec panache, c'est un fait !

Quelques rires obséquieux ponctuèrent la pique. Ervang reprit avec un sourire satisfait :

— Hé bien, il me semble que les présentations sont faites... Pardonnez mon impolitesse, mes obligations m'appellent !

Ervang les salua et quitta la pièce, suivi d'une demi-douzaine de gens de son âge. Le maître d'armes raccompagna Vrenk et son gladiateur à la porte, et il sembla à Yegar que l'homme l'observait avec un froncement de sourcil.

Une fois sortis, ils s'engagèrent dans les rues animées de Deralt en compagnie de leurs gardes. Vrenk attendit de s'être éloigné pour parler.

— Alors, qu'en penses-tu ?
— Scolaire, laissa tomber Yegar.
— Vraiment ? Ne fais pas l'erreur de le sous-estimer.
— Au contraire. Il est très bon avec une rapière, sur un sol régulier, contre les gardes et postures classiques de votre escrime. Tout le contraire d'une arène.
— Mais tu devras te battre avec retenue, sans coups bas ni blessures sales.
— Ça ne sera pas nécessaire.

Vrenk s'arrêta et le regarda dans les yeux.

— Procède comme tu l'entends, mais sache une chose. Si jamais tu estropies ce petit coq, j'offrirai ta tête à sa mère.


Le bâtiment où Vrenk gardait ses gladiateurs consistait en trois ailes de dortoirs et salles d'exercices, entourant une cour. Le quatrième côté, fermé par une grille, donnait sur une route qui longeait le cours du Skell. Sur l'autre rive se trouvaient la ville et le château de Deralt, perchés sur une petite élévation qu'enserrait une boucle du fleuve, lovée comme un serpent autour d'un trésor.

La pierre des dortoirs était mangée de mousse et de lichens, les fenêtres portaient toutes des barreaux, et le pavé de la cour était irrégulier, marqué de trous et de bosses là où des pierres avaient été mal enfoncées. Parfois un relent d'urine et d'excréments venu de fosses mal bouchées balayait la cour d'un souffle putride, suffoquant.

Yegar ne se préoccupait ni de la vue, ni des parfums du matin. Le soleil n’avait pas dépassé les crêtes des collines, ses camarades dormaient encore : c'était l'heure froide où il commençait son entrainement. Comme chaque matin depuis que son père l'avait confié à Dmitro à l'âge de neuf ans, le kalevien exécutait les mêmes séries d'exercices, une pour chaque jour de la semaine. Des pieds à la tête, il échauffait, étirait, travaillait jusqu'à sentir la brûlure familière.

Les hommes du rang se satisfont de leurs gros bras. Mais celui qui embrasse la profession des armes fait de tout son corps une arme bien équilibrée, qu'il ne cesse d'aiguiser, disait le maître d’armes.

Grâce à ses exercices quotidiens, Yegar restait le meilleur dans l'arène, plus endurant, plus rapide et plus précis. En même temps, il oubliait ses gardiens, ses compagnons peu reluisants et son existence de prisonnier. Lors de sa captivité chez les Xun, il avait dû s’exercer en cachette : les nomades n'appréciaient pas qu'un prisonnier de guerre se prépare à de futurs combats. Après qu’on l’eut vendu comme esclave, ses propriétaires comprirent vite comment tirer profit de ses qualités, et il reprit le chemin des salles d'armes.

Vrenk n'était que le dernier en date d'une série de lanista qui revendaient leurs combattants plus cher qu'ils ne les avaient payés, une fois leur réputation faite. Celle de Yegar ne cessait de croître dans le monde sordide des fosses de duel.

Ce matin là, la paix et le calme intérieur lui échappaient. Yegar avait beau forcer plus que d'ordinaire, punir dans la sueur son manque de concentration, il restait troublé. Dans son esprit flottait l'image de Kaja : l’autre fille de plaisir de la troupe, aux longs cheveux flamboyants, au sourire plein de tâches de rousseur. Son visage se superposait aux murs lépreux, à la grille, et même au château de Deralt dont les tours blanches commençaient à resplendir, de l'autre côté des barreaux.

Mais Kaja n'était toujours pas revenue.


L'entrainement était terminé : après plusieurs heures à manier des armes d'exercice, les gladiateurs se regroupaient autour d'un fût rempli d'eau pour se désaltérer. La plupart s'étaient mis torse nu, et leurs peaux luisantes de sueur fumaient dans l'air frais. Démarches chaloupées, coudes légèrement sortis, malgré la fatigue ils semblaient toujours prêts à en découdre.

Le gobelet enchainé au tonneau passait de main en main ; on buvait, grognait de contentement, rotait avec bruit. Vrenk, qui supervisait les séances d'entrainement – autrement dit, leur aboyait ses instructions – les laissait tranquilles pour la pause, sous le regard vigilant de ses colosses de garde.

À table, Yegar s'assit à côté de ses voisins habituels. Jorl était un homme du commun, un ancien débardeur sans formation militaire, taillé en hercule, aux mains énormes capables de tordre l'acier. Ce qui lui manquait en technique, il le compensait par des tours de force dont le public raffolait. Erding, quant à lui, venait de la Marche du Nord où il avait combattu les barbares lors de la Conquête ; comme beaucoup de vétérans, il n'avait pas réussi à conserver le lopin de terre reçu en paiement, et Yegar soupçonnait des dettes de jeu de l'avoir jeté dans cette existence de combattant des fosses. Au moins, ici on le nourrissait et le logeait.

Les lanista présentaient leurs gladiateurs comme des combattants d’élite, mais beaucoup étaient de simples soldats qui avaient mal tourné ; malgré l’entraînement régulier qu’on leur imposait, leur technique restait rudimentaire. Face à eux, un petit nombre de spécialistes comme Yegar, qui survivaient plus longtemps.

Erdya apporta un déjeuner de saucisses et de choux, qu'elle distribua en tentant d'esquiver les mains baladeuses. Elle souriait en permanence, mais Yegar voyait quand elle se forçait. Servir les gladiateurs présentait les mêmes risques que de nourrir des fauves en cage.

Tout en mangeant, ils échangeaient des plaisanteries et des vantardises. A l'autre bout de la table, Hasgrim lança :

— Hé, Jorl, quand est-ce que tu arraches la tête à quelqu'un ? Depuis le temps que tu en parles et qu'on ne voit rien venir, je crois que c'est juste de la gueule !
— Le dernier je l'ai coupé en deux ! Ça ne te suffit pas ? Je ne suis pas un boucher.
— Dommage, les gens aiment la boucherie.
— Je compte bien rembourser ma dette à Vrenk avant d'en arriver là !

Hasgrim s'esclaffa. Le petit homme paraissait fluet au milieu des brutes, mais il possédait la vitesse d’un serpent, et ses techniques déloyales remplissaient les gradins à chacun de ses combats.

— Je parie que tu ne sais même pas combien tu lui dois !
— C'est vrai, mais…
— Et tu sais pourquoi, mon grand ? Parce qu'il n'y a aucune loi qui oblige Vrenk à te le dire… Il te répondra toujours qu'il te reste encore un gros paquet à rembourser, avec tout ce que tu manges et bois.
— Je fais venir beaucoup de monde à la fosse, ça devrait finir par rapporter assez pour payer ma libération.
— Tant que tu lui fais gagner du blé, il s'arrangera pour te garder à sa pogne.

Autour d'eux, plusieurs gladiateurs hochèrent la tête, sans cesser de mastiquer leurs saucisses bouillies. Un homme au visage bistre prit la parole avec un fort accent du Sud :

— Jorl, cette histoire de dette n'est qu'un conte pour les enfants. Tu veux savoir comment Vrenk m’a eu ? J'étais prisonnier de guerre, et il m'a racheté pour m’ajouter à son écurie de gladiateurs. Ma dette, c'est le prix qu'il a payé pour me "libérer" !
— C’est le sort des étrangers, nous autres Alaniens sommes libres de naissance, insista Jorl. L’esclavage a été inventé chez toi, dans le Sud.

Quelques rires blasés lui répondirent. L'homme du Sud reprit.

— Vous vous dites libres, mais ce n’est pas pour tout le monde... Vos nobles ont tous les droits, et les Jemen qu’ils protègent se partagent les carrières lucratives et les bonnes terres. Quant aux autres... Les bourgeois doivent se regrouper en corporations pour ne pas se faire spolier, mais pour les vilains pas de cadeau, c'est à peine s'ils ont le droit de quitter le domaine de leur seigneur ! Je ne parle même pas des femmes. Et nous ? Hé bien, une fois en dette, peu importe à qui nous étions affiliés. Si la vie était une échelle, on serait sur le barreau le plus bas, ou par terre...
— Au moins nous nous battons, rétorqua Jorl, l'arène fait de nous des héros ou des macchabées, mais on peut y vivre un destin de guerrier !

Les gros costauds approuvèrent en silence. Chose inhabituelle, Yegar rit.

— Qu'est-ce qui t'amuse ? interrogea Jorl, encore vexé.
— Celui qui met le pied dans l’arène a déjà perdu les combats importants de sa vie ; tout se joue en-dehors. Meme les duels sont truqués au profit de nos geôliers. Et tu parles de destin de guerrier... Il vaut mieux en rire, non ?
— Yegar a raison, dit Hasgrim, la bouche amère. Un gladiateur n’est qu’une arme, un instrument. Tout comme un soldat.
— Le bras qui nous tient a tout le pouvoir, conclut le kalevien. Notre « destin », c’est de mourir pour d’autres.

Les gladiateurs poursuivirent leur repas en silence. Yegar parlait peu, mais ils auraient préféré qu'il en dise encore moins.

Plus tard, quand la conversation eut repris, il demanda :

— Quelqu’un sait ce que Kaja est devenue ?

Personne ne lui répondit.


Les jours passèrent, puis les semaines, et arriva enfin la date où Yegar devait affronter Ervang de Deralt. Comme d'habitude, il se leva aux aurores et s'exerça dans la petite cour sordide d'où on voyait le château. Des curieux commencèrent à s'accumuler à la grille, attirés par l'annonce du duel qui avait couru dans les rues de la ville. Yegar les ignora et continua de s’entraîner, jusqu'au moment où des gamins lui lancèrent des fruits gâtés à travers les barreaux.

Peu après, le petit déjeuner fut servi dans le réfectoir. Les gladiateurs mangeaient en silence un menu de gruau, d’oeufs et de volaille. Pas de hâbleries, les muscles étaient froids et les langues mal déliées.

Puis Yegar se retira dans sa chambre, où il attendit l'heure en soignant son plant de figuier impérial. Soudain la porte s'ouvrit sans avertissement, et deux des costauds de Vrenk entrèrent.

— Ton carrosse t'attend, altesse, grogna Jhorn.

Ce n'était pas le mauvais bougre, même si son emploi actuel faisait de lui leur geôlier. Tous deux savaient que dans d'autres circonstances, les rôles auraient pu être inversés. Ils savaient aussi que sur un ordre de Vrenk, l'un deviendrait le tortionnaire ou l'exécuteur de l'autre, et cela suffisait à calmer toute envie de fraterniser.

Le trajet jusqu'à la fosse traversait le Faubourg de Devant, un repaire de mendiants, de contrebandiers et surtout de tanneurs dont le travail empuantissait l'air. Yegar marchait entre les deux colosses, objet de la curiosité générale. Vrenk refusait de payer un chariot pour transporter ses gladiateurs, il trouvait que le trajet ne justifiait pas la dépense ; mais les combattants se souvenaient de la mésaventure du jeune Berl, pris dans une échauffourée par des parieurs mécontents. Il n’avait pas atteint l'arène, les gardes l'avaient extrait d'une ruelle inconscient et couvert de sang. Depuis, les gladiateurs se sentaient nus quand ils traversaient le Faubourg.

Dans les souterrains qui entouraient la Fosse, Yegar patienta une bonne heure dans une pièce sombre qui avait tout d'un cachot. Enfin Jhorn et son collègue le conduisirent dans l'antichambre où l'attendaient ses armes, toujours les mêmes. Tout en laçant le pourpoint de cuir et les plaques de métal à sur les bras et les jambes — Vrenk détestait qu'on abime ses investissements, il sentit enfin la petite flamme s’allumer dans son ventre : la promesse de violence.

Il ceignit la lame de section triangulaire fabriquée dans le Ranberg, effilée mais solide, et empoigna un bouclier rond à la surface grêlée d'impacts et d'entailles. La bosse en métal qui en occupait le centre formait l’élément stratégique, il s'en était souvent servi pour asséner des coups décisifs. Ervang s'en méfierait sans doute, mais n’avait pas d'entrainement de fantassin ; il l'oublierait, et Yegar attendrait le bon moment pour en tirer avantage.

Dans un grincement de métal et un tintement de chaines, la grille qui barrait l'accès à l'arène se souleva. Elle servait surtout à suggérer au public la présence de fauves dangereux, humains ou autres. Les glaives des gardes et les arbalétriers postés en hauteur garantissaient bien mieux la soumission des gladiateurs.

Yegar fit quelques pas dans l'arène et s'arrêta, ébloui. Pendant que ses yeux s'accoutumaient à la lumière de l'extérieur, la grille redescendit, et il entendit quelques cris : "Ah, le voila enfin !". Pour lui, pas de vivats, personne ne scandait son nom ; sa venue annonçait des combats rapides et des victoires sans panache.

A Kalev, ses exploits auraient suffi à faire de lui un demi-dieu, ou un polémarque. L'efficacité et la réussite y comptaient plus que tout, personne ne prenait de risques inutiles pour plaire à la galerie. Comme disait le proverbe : « Les orgueilleux tombent les premiers ». Mais ici, on lui demandait du spectacle. Certains lui avaient trouvé un surnom : "Le Boucher", car il équarrissait ses adversaires sans fantaisie, tel un artisan soigneux.

Yegar avança dans l'arène. Le sable s'enfonçait sous ses pieds en crissant. Une odeur de sueur, de mauvaise bouffe, de sang et de tripes planait dans la fosse, relents du public qui s'entassait dans les gradins et souvenirs laissés par les gladiateurs, morts pour distraire la foule. Il se campa au centre du cercle, jambes légèrement écartées, lame au clair, bouclier baissé, dans la posture d'attente des duellistes des fosses.

Levant la tête, il scruta le mélange de fripouilles et de bourgeois qui remplissaient d'ordinaire les gradins. Une toile écarlate abritait le rang du bas, brodée de deux lions blancs affrontés – les armes des seigneurs de Deralt. Sous le dais et autour, des aristocrates vêtus de couleurs vives, aux coiffes élaborées, avaient pris place sur des sièges confortables apportés pour l'occasion. La famille d'Ervang de Deralt était venue en nombre. Le gladiateur distingua, au centre du groupe, une silhouette drapée dans un manteau d'un bleu profond. Il se demanda ce que Dame Katerina pouvait ressentir à l’heure où son fils allait descendre dans l'arène.

Mais ce n'était pas le moment de se déconcentrer. À l'autre extrémité de la fosse, une deuxième grille se leva, et Ervang fit son entrée sous un tonnerre de vivats.

L'héritier de Deralt avait fière allure, revêtu d'un pourpoint écarlate à crevés, que comprimait à peine sa casaque en cuir durci. Il allait nu-tête, et ses cheveux blonds brillaient dans la lumière pâle du matin. Sa démarche élastique, presque dansante, ne trahissait en rien la nervosité de qui foule le sable de la fosse pour la première fois. Il salua la foule et fit le tour de l'arène, excitant encore plus ses partisans. Yegar avait déjà connu des combattants qui procédaient ainsi, cherchant l'appui du public pour prendre l'ascendant sur leur adversaire. Il les avait tous tués.

La foule aime la jeunesse et la beauté Mais la mort choisit autrement ses favoris.

Il attendait, ombre sinistre sur le sable aveuglant.

Vrenk lui criait des mots qui se perdirent dans le vacarme. Le lanista l'avait déjà accablé de recommandations : il fallait éviter d'humilier le noble en le battant trop facilement, mais ne pas se faire blesser pour protéger son investissement, lui porter une blessure handicapante mais pas définitive… De cette logorrhée, Yegar s'était refusé à retenir trop de choses. Pour lui un combat, même au premier sang, était une affaire simple : il fallait avant tout en sortir vivant. Quant à la blessure qu'il infligerait à Ervang de Deralt… Il essaierait de faire propre, en fonction des circonstances.

Le nobliau avait terminé son tour d'honneur, et il vint se camper devant Yegar, la main toujours posée sur la garde de sa rapière.

— Alors, gladiateur, prêt à tâter de mon dard ?

Yegar soutint son regard sans rien dire, les joutes verbales n'étaient pas son fort. L'annonceur prit alors la parole d'une voix de stentor pour présenter les deux combattants et leur palmarès. Cela amusa la foule : là où d'ordinaire il clamait des noms tels que "Otrem le bourreau, vainqueur dans les arènes d'Akhila et de Kalev, surnommé le Broyeur de Crânes et le Cannibale", il dut utiliser tous les termes fleuris de l'héraldique Alanienne pour présenter l'héritier de la famille de Deralt avec ses titres, sa lignée et ses exploits peu virils.

Puis ils croisèrent le fer, et plus rien d'autre ne compta.

Ervang n'était pas mauvais, mais comme prévu son escrime manquait d'imagination. Ils échangèrent des attaques, des feintes et des contres. La lame de Yegar erafla le pourpoint en buffle d'un coup de pointe, celle d'Ervang manqua son bras de quelques pouces. Le gladiateur observait, essayait des angles, des enchainements. Son petit bouclier rond lui donnait une protection supplémentaire, alors que l'aristocrate avait choisi la légèreté et la mobilité - au point de ne pas porter de casque, un choix à la limite de l'inconscience.

Si je sème ses dents de devant dans le sable, sa mère m'en voudra-t-elle ?

— Cette cicatrice que tu as à la mâchoire, elle est bien disgracieuse. Que dirais-tu d'en recevoir une de l'autre côté ? Pour la symétrie ?

Alors qu'ils continuaient d'attaquer et de parer, Ervang reprit.

— Ne sois pas intimidé, gladiateur. C'est la première fois que tu te bats contre un noble alanien ?
— Non, j'en ai tué des dizaines sur les rives du Helten, rétorqua Yegar.

Ervang éclata de rire, sans cesser de se battre.

— On m'a dit que tu étais une machine de guerre, un combattant parfait, inaccessible à l'émotion. Mais tu m'as l'air bien susceptible, insinua Ervang en se fendant.
— Si tu le dis, grogna Yegar, qui contra d'une série de coups de pointe au visage et aux jambes.

L'aristocrate para et recula sans presque marquer de surprise.

— Ah, je t'ai vexé ! Tu vois, je sais bien que tu as des sentiments, toi aussi…
— Ah bon ? Yegar voulut profiter d'une ouverture pendant que son adversaire parlait, mais ce n'était qu'une feinte et sa lame fendit l'air.
— Mais si… Je crois même que je sais pour qui !

Les lames s'entrechoquèrent encore quelques instants, puis Yegar demanda :

— Que sais-tu au juste ?
— Hé bien, tu as un faible pour la petite Kaja, ma nouvelle servante personnelle...

Yegar avait dû se relâcher ; la pointe d’Ervang mordit cruellement dans son épaule droite.

— Premier sang ! clama triomphalement le jeune homme, sans baisser sa garde.

La foule acclama l’exploit, et de l’argent changea de mains dans les gradins du haut. Ervang reprit en s’adressant seulement à l’homme face à lui.

— Oui, gladiateur, Kaja m’a parlé de toi. Elle dit beaucoup de choses quand je lui fais mal, et je me suis bien occupé d’elle depuis que ton patron me l’a vendue...
— Porc, laissa échapper Yegar entre ses dents.
— Tu aboies, mais tu ne mords pas. Finalement ce duel était trop facile... laissa tomber Ervang de Deralt, dédaigneux.

Le combat était censé être terminé, mais ils se tenaient encore à quelques pas l’un de l’autre ; si Yegar attaquait sans prévenir, sans plus se soucier de contrats ni de blessures propres, il pouvait encore lui percer le cœur.

Il sentit venir le voile rouge de la folie et du meurtre. Sa main se crispa sur la poignée de son arme, mais la blessure de son épaule le lança impitoyablement.

Aurai -je assez de force ? J'arrive à peine à soulever le bras…

— Alors, Boucher, tu as trouvé ton maître ?

Quelque chose dans le sourire d’Ervang, dans sa posture, l’alerta ; le voile rouge reflua, douché par l’instinct de survie.

Il n’attend que ça. Cette ordure espère me tuer en légitime défense !

Yegar respira profondément, jeta son arme au sol et fixa son regard dans celui de son ennemi. Les hérauts proclamèrent la victoire, la foule poussa des vivats, les grilles se levèrent, et les deux hommes restaient face à face, seuls dans le cercle de la mort.

Comme toujours, la fortune des armes s’était décidée à l’extérieur de l’arène ; là où se trouvaient toutes les solutions.


Il faisait nuit noire, mais une rumeur bruissait toujours au Faubourg de Devant. Un mélange de voix lointaines, de fracas de planches, de cris et d'aboiements qui éclataient alors qu'il commençait à s'endormir, malgré la blessure à l’épaule droite qui l'empêchait de se retourner.

Yegar attendait sur sa paillasse, allongé sur le dos dans la position d'un gisant. Comme une statue d'albâtre, il gardait les yeux ouverts et fixait le plafond, à peine plus qu'une ombre claire dans l'obscurité. Sur cet écran se projetaient encore et encore les étapes de sa défaite, le stratagème d'Ervang, ses provocations. Et surtout Kaja, ses tâches de rousseur, ses sourires espiègles et ses regards mélancoliques.

Maintenant qu'il avait fait la preuve de sa "valeur", Ervang de Deralt partirait avec le corps expéditionnaire du Helten dans quelques jours. De son côté, Yegar se savait en disgrâce : Dame Katerina le poursuivrait de sa colère, et Vrenk lui avait déjà longuement reproché la perte d'une grasse récompense. Même sa réputation de tueur invincible était remise en question depuis qu'il avait été battu par un freluquet inexpérimenté. Son nom ferait l’objet des plaisanteries de la rue, son public déjà tiède déserterait les gradins de la fosse, et on l'oublierait vite. Pour raviver l'intérêt des spectateurs, Vrenk lui ferait affronter des adversaires de plus en plus dangereux, jusqu'au combat de trop dont on le ramènerait en le trainant par les pieds. La jonction des destins était passée, et elle avait mal tourné.

Au milieu de la nuit, Yegar se leva enfin. Pieds nus sur la pierre, il rassembla quelques affaires, les enroula dans un drap qu'il ceignit en bandoulière, prenant soin d'éviter son épaule blessée. Erdya l'avait pansé de son mieux mais il lui faudrait des semaines pour se remettre — à moins qu'une infection ne se déclare et ne l'emporte.

Il avait longtemps cherché le meilleur moyen de sortir de sa cellule. En plein jour, seule une révolte concertée aurait permis d'échapper à Thorn et ses collègues, et il ne se fiait pas aux autres gladiateurs – les lanista plaçaient des délateurs parmi leurs pensionnaires. De nuit, chaque cellule était fermée par un loquet accessible seulement de l'extérieur ; un verrou massif, dont la clef était cachée chez Vrenk, le protégeait de complices éventuels. A la fenêtre, des barreaux d'acier interdisaient le passage à tout ce qui serait plus large qu'un chat domestique. Le sol et les murs de la cellule étaient dallés de grosses ardoises, ce qui interdisait de creuser un tunnel à moins de desceller une des pierres. La prison semblait hermétique.

Yegar prit son élan et sauta à la fenêtre. Il s’agrippa aux barreaux, et réprima un cri de douleur quand son épaule blessée se déchira de nouveau. Calant ses genoux contre le mur, il tira par saccades, et un à un, les barreaux se cassèrent à leur base jusqu’à ce que la grille ne tienne plus que par un côté. Il se servit alors de son poids pour l'ouvrir à la manière d’un battant de fenêtre, en tordant les dernières barres. Puis il se hissa à travers l’ouverture à la force des bras, et se rattrapa à plat ventre sur le sol de la petite cour où il faisait ses exercices matinaux.

Yegar était vigoureux et rapide, mais pas au point de briser l’acier à mains nues. MAis dans sa jeunesse on lui avait enseigné les vertus de certaines substances issues des plantes. La sève du figuier impérial qu’il avait cultivé dans sa cellule, mélangée aux feuilles d’un autre de ses pensionnaires, avait un puissant effet corrosif sur les objets de métal. Il avait laissé macérer le produit dans un pot en terre qu’il laissait traîner au milieu de ses affaires de jardinage ; chaque nuit depuis des semaines, il avait appliqué sur les barreaux de la grille une couche de ce mastic sombre qui avait travaillé pour lui jour après jour, invisible et pourtant exposé à la vue de tous.

Il aurait fui plus tôt, si Kaja n’avait pas disparu.

Yegar approcha du portail ; à travers les barres de métal, la silhouette du château de Deralt se découpait dans la nuit. Quelques fenêtres restaient éclairées — on travaillait à toute heure dans les demeures des nobles.

Un drap noué en lasso lui facilita l’escalade, et en peu de temps il se retrouva de l’autre côté, libre. Le bandage de son épaule avait viré à l'écarlate.

Une heure plus tard, il entrait dans le château de Deralt par une porte de service, laissant dans son sillage plusieurs corps sans vie. L’un lui avait procuré de l’argent, l’autre son sabre, le dernier quelques clefs fort bienvenues. Il lui fallait faire vite : bientôt les archers apprendraient qu’un fauve blessé arpentait les rues de la ville, et la battue commencerait.

Les châteaux alaniens étaient construits selon un plan simple mais immuable. Au centre, une tour dont les étages supérieurs logeaient les habitants les plus importants, entourée de dépendances, corps de logis et ateliers réservés à la domesticité. Les serfs et les prisonniers étaient gardés dans des cellules sous les remparts, près de l'humidité des douves propice à la réflexion. Pieds nus, Yegar ne faisait aucun bruit sur les dalles du couloir ; il finit par trouver une porte qui donnait sur la cour intérieure, et se faufila dans l'ombre des bâtiments bas.

Il approcha de la tour en pierre blanche. À son pied, une torche éclairait la porte d'entrée ; sur le côté, un logis de garde en contrôlait l'accès. Yegar y entra d'un bond, et il s'ensuivit une lutte brève et silencieuse. Une fois dans les escaliers, une chandelle à la main, il réfléchit rapidement ; il ne pouvait pas se permettre de se tromper de porte. Depuis son veuvage, Dame Katerina aurait dû céder la chambre la plus haute à son fils, héritier du nom et seul mâle de la lignée. Ainsi le voulait la pratique alanienne ; mais peut-être préférait-elle retarder l'ascension d'Ervang.

Yegar hocha la tête ; voilà qui serait plus en accord avec le personnage qu'il avait rencontré dans les sous-sols de la fosse de Deralt, quelques semaines auparavant. Il monta les marches d'un pas rapide, tout en protégeant de la main sa bougie d'un vent coulis qui s'infiltrait par les meurtrières. Arrivé en haut de l'escalier, il considéra un instant la porte noire à serrure de fer forgé, ornée de lions héraldiques. Rien à en tirer. Il redescendit d'un étage et fit face à une autre porte, à peine moins décorée, mais tout aussi muette. Il tira son sabre, puis d'une main qui ne tremblait pas, abaissa la poignée et entra.

Traversant la pièce jonchée de vêtements et d'armes, il alla droit à la forme allongée dans le lit, dont il reconnut sans peine les boucles blondes. Il appliqua la pointe du sabre juste sous sa clavicule, et Ervang se réveilla.

— Si tu cries, je te saigne comme un porc.

L'héritier battit des paupières, aveuglé par la chandelle dont la flamme dansait devant ses yeux. Puis il reconnut le gladiateur.

— Toi ? Que…
— Oui, moi. J'ai une arme et tu es à poil, alors réponds : qu'as-tu fait de Kaja ?

Quelqu'un bougea de l'autre côté du lit. Dans la lueur de la bougie, une chevelure flamboyante se souleva, révélant une épaule gracile et le visage encore chiffonné de sommeil de la jeune femme. Ses yeux s'agrandirent soudain.

— Yegar ? C'est toi ?
— Je suis venu te chercher, répondit le gladiateur.
— Mais tu es blessé… Où veux-tu aller comme ça ?
— Loin d'ici et de ce monstre.

Elle évita son regard, et il commença à comprendre que certains événements lui avaient échappé.

— Je t'avais proposé de fuir ce pays maudit. Viendras-tu avec moi ?

Un silence.

— Gladiateur, tu te donnes du mal pour rien. Tu vois bien que la fille préfère rester, murmura Ervang, sans quitter des yeux la lame qui le menaçait.
— Tu t'es bien joué de moi, l'autre jour, laissa échapper Yegar.
— Il me fallait un moyen de te vaincre, ou tu m'aurais étrillé devant toute ma famille… Me pensais-tu si stupide, si vain ?
— C'est l'impression que tu m'as faite. Et que tu me fais toujours.
— Ne fais pas le fier. Si tu pars maintenant, tu pourras peut-être rentrer dans ta geôle sans qu'on ne te découvre.

Yegar revit en pensée la grille éventrée de sa cellule, les morts qu'il avait laissés derrière lui. Et aussi, à la fin de leur combat, le sourire vicieux d'Ervang qui l’incitait à l’attaquer encore.

— Mon idée me plaît mieux. Kaja, tu veux vraiment rester au service de cette raclure ? Tu sais ce qu’ils font de gens comme nous.
— Je ne souhaite pas quitter le service de mon seigneur, répondit-elle en choisissant bien ses mots.
— Bien parlé, ma petite, ricana Ervang.

Évidemment. Dans ses plans de fuite, il n’était pas censé être blessé à son bras d’épée, ni donner l’alerte en semant les cadavres à travers la ville. Et visiblement on ne traitait pas Kaja si mal, pour l’instant. Que pouvait-elle espérer de mieux ? Avait-elle jamais eu pour lui plus que de l’amitié ?

La lame pesait lourd dans sa main, son épaule le lançait douloureusement. Il était battu. Ervang le regardait avec un sourire en coin.

Malgré tout...

— J’ai un cadeau pour toi, champion.
— Tu vas me laisser en vie ?
— Mieux encore, je vais t’éviter une campagne dangereuse. De la part de ta mère aimante, connard.

Il planta le sabre dans le drap, là où il devinait la cuisse. Ervang de tordit de douleur, une tache sombre naquit à l’endroit de la blessure, et s’agrandit lentement. Yegar remit sa pointe sur la gorge de l’héritier :

— Un seul cri et je te découpe en morceaux, bluffa-t-il. Et toi, lança-t-il à Kaja, tu pourras jouer à l’infirmière avec ton héros, ça te fera de l’avancement.

Ervang haletait, les yeux exorbités, tandis que Kaja rassemblait des draps pour panser l’hémorragie.

— Je vais sortir d’ici et attendre de l’autre côté de la porte. Si vous faites le moindre bruit, je reviens et vous tue tous les deux. À un moment je partirai, mais vous, vous ne sortez pas d’ici avant le lever du soleil. Compris ?

Kaja hocha la tête en silence, Ervang éructa un juron.

— Parfait. Adieu.

Il ferma la porte et descendit les escaliers, à pas feutrés d’abord, puis quatre à quatre.


Yegar courait en direction de la forêt, dans l'obscurité d'un chemin de campagne. Il avait depuis longtemps laissé derrière lui les maisons de Deralt où dormaient nobles, servantes et truands. Quelques questions revenaient sans cesse dans son esprit, il les chassait en se concentrant sur son souffle, et sur les creux et bosses du chemin.

S’il était repris, Dame Katerina lui saurait-elle gré d’avoir finalement exécuté son contrat, lui épargnerait-elle la peine capitale? Ou bien le punirait-elle de l’avoir trahie auprès de son fils ? En dehors de l’arène, d’autres règles s’appliquaient, dont il avait perdu l’habitude. Il aurait au moins le plaisir d’avoir semé la discorde et la confusion, mais en laissant échapper ce secret, n’avait-il pas renoncé à une planche de salut ?

Sa demi-vengeance lui laissait un goût amer. Il s'était à nouveau fait l’instrument des puissants.

Une ligne noire grandissait à l’horizon, se détachant sur la grisaille qui annonçait l’aube. La forêt ancienne et omniprésente, refuge des loups, route cachée qui pouvait le mener à l’autre bout du monde — s’il était chanceux. Même si on lâchait tous les chiens de Deralt après lui, il ne serait plus jamais l’arme d’un autre.

Homicide, par 999

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La Mythologie Viking

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