Je fais un rêve de jours meilleurs. Une fête où la vodka circule de mains en mains, j’en bois plus que ma part et bientôt je suis malade. Dulma est là, resplendissante, je lui demande comment elle s'y est prise pour revenir, mais elle se contente de me gifler à toute volée, puis elle attrape une planche dont elle me martèle le crâne. A terre, je supplie :
« Pardonne-moi ! »
Ma propre voix me réveille. Je suis seul dans la yourte, en sueur. Le mal de crâne n’a pas disparu, mais je sais à quoi il est dû : l’abus de vodka n’était pas un rêve, les cadavres de bouteilles gisent encore à terre. Le retour à la réalité me donne la nausée, je voudrais me trouver un autre rêve et y attendre... quoi ?
Je repousse la fourrure de loup sous laquelle j’ai dormi, enfile un jean et une chemise à l’odeur douteuse. Mes mains tremblent, je dois lutter pour faire les boutons. La journée va être longue.
Avant de passer mes bottes, un réflexe de prudence : je les retourne et les secoue. Une grosse araignée, noire et velue avec des motifs blancs sur le dos, tombe de chaque chaussure, et les monstres s’enfuient vers la sortie de la tente sans demander leur reste.
Je soupire, implore mentalement Dulma. Machinalement, je tâte les bords de ma cicatrice au tibia ; souvenir du piège à renard qui a bien failli me sectionner le pied gauche. Qui avait bien pu le poser devant la porte de ma tente ?
Avant de sortir, j’ajoute une bougie sur l’autel des ancêtres, et les yeux fermés, leur murmure une petite prière que j'essaie de rendre convaincante. Pour l’instant ils n’ont rien pu faire pour moi, mais on ne sait jamais. Comme tous les matins, j'ajoute quelques mots à l'intention de feu Grand-Père, au cas où il puisse m'arranger le coup.
Le matin est déjà bien avancé. Le vent froid de la steppe souffle entre les yourtes du campement, les gens de la tribu s'affairent sans s’en soucier, protégés par leurs fourrures. Je frissonne dans ma chemise, j’aurais dû plus me couvrir. Tant pis, je suis un fils de la steppe et de la neige, non ? Avec un gros mal aux cheveux et la bouche pâteuse.
Comme toujours, ma première visite est pour l’enclos aux chevaux. En chemin je croise la vieille Louba, qui évite mon regard et passe son chemin. Ça m'inquiète vaguement. À l’enclos, j’aperçois les frères Kale et Sembu en discussion avec Pavel. Le russe a un appareil photo autour du cou à la façon d’un touriste, il dit qu’il fait du commerce de chevaux mais tout le monde le soupçonne de nous espionner. Je salue les frères de la tête et fais exprès d'ignorer Pavel.
Mon enclos est grand ouvert, et vide. Un creux se forme dans mon estomac : où sont mes chevaux ?
Darya est la seule à m’adresser la parole ; la soeur cadette de Dulma lui ressemble étrangement, à part qu’elle a les cheveux noirs et pas blonds. Je ne sais pas si c’est la ressemblance ou la petite différence qui me met le plus mal à l’aise.
— Tes chevaux se sont barrés, Eshi.
— Loin ? que je demande, en essayant de ne pas avoir l’air complètement lessivé.
— Par là-bas, je crois… fait-elle d’un geste vague.
Sur quoi elle retourne bouchonner ses bêtes. Sourit-elle quand je ne vois pas son visage ? Je préfère ne pas savoir et en reste là. J’ai une urgence à traiter.
Kale refuse de me prêter un cheval, mais le vieux Zoltan accepte. Il me désigne un bai qui semble solide, mais à peine monté dessus, je découvre que c’est une bête vicieuse qui cherche à me jeter à terre. Zoltan sourit, me confie :
— Tiens-le serré et il fera ce que tu veux. Mais surtout, pas de galop !
Super. Comment rattraper mes bêtes de course avec ça ? Mais Zoltan est têtu, et il ne brûle pas d’envie de me confier sa meilleure bête.
Je quitte le campement au petit trot, les rênes enroulées sur un poing crispé. Cette rossinante n'a pas intérêt à me contrarier aujourd'hui. Au passage je salue quelques connaissances, beaucoup ne me répondent pas. Enfin, je sors des yourtes et des feux de camp, et me lance – sans galoper – dans la plaine infinie aux herbes ondulantes dans le vent, sous l’immense ciel sibérien d’un gris plombé. Dans les hauteurs, un aigle en chasse décrit des cercles, et je me retiens de suivre sa trajectoire, refoule les pensées sombres. Pourvu qu’il ne crie pas.
Je distingue, loin dans la prairie, des silhouettes quadrupèdes qui sûrement m’appartiennent. Avec un peu de chance, j’arriverai à les rattraper avant qu’ils n’aient rejoint la ligne noire des sapins. Une fois suffisamment proche, je fouille dans ma poche et en tire la flûte appeleuse. Un coup d’oeil autour de moi : les yourtes sont petites à l’horizon, mais je n’ai pas envie que Pavel ne voie l’opération, avec son appareil photo et ses yeux fouineurs.
Je joue les notes convenues avec mes frères chevaux, sur les trous mes doigts forment tour à tour les sept combinaisons. J’entends à peine le son qui sort de la flûte, mais je sais qu’il parviendra aux bêtes. La concentration du rituel me vide l’esprit et m’apaise temporairement. L’un des animaux dresse la tête, se tourne vers moi et approche d’un trot tranquille. Hé bien pépère, surtout ne te presse pas trop. J’en ai juste quinze à récupérer comme ça.
A la fin de la matinée, je n’ai rassemblé que treize bêtes, mais il me faut revenir au camp. Les deux derniers attendront encore un peu, s’ils n’ont pas été déjà récupérés par quelqu’un d’autre. Ou peut-être sont-ils dans la forêt, perdus entre les pins… Je boirai donc le calice jusqu’à la lie.
Je reviens au corral, et croise le regard de Pavel qui traine toujours dans le coin. Il a monté un gros téléobjectif sur son appareil, et soudain je me demande si j’ai été assez discret. Mes chevaux rentrent docilement dans l’enclos, aucune trace de la panique qui les a chassés pendant la nuit. Je referme la porte de planches, et cherche par terre mon antivol. J’en retrouve les deux parties principales dans la boue ; la statuette en bois peint, piétinée par les chevaux, a éclaté en morceaux. Je devrai en fabriquer une autre… Mais à quoi bon si elle ne fonctionne pas ? Trop de choses ne sont pas en ordre, et je sais pourquoi.
Je déjeune avec mon frère Bulgan devant sa yourte, il ne fait aucun commentaire sur les événements. Pendant qu’on avale le ragoût de lapin, il me parle du russe et des affaires. Bulgan possède bien plus de bêtes que moi grâce à la dot de sa femme et à son sens des affaires, mais ça ne le rend pas plus heureux qu’avant. D’après lui, les marchés sont à la baisse, les acheteurs ne s’intéressent plus à nos animaux.
— Mais alors pourquoi il est ici, Pavel ?
— C’est le gouvernement qui l’envoie, pour garder un oeil sur les tribus.
— L’autre jour il a acheté des bêtes à Sembu.
— Pour donner le change. C’est un espion.
Il n’en dit pas plus, termine son ragoût et me propose du lait de jument fermenté. Dernièrement je carbure à quelque chose de plus fort mais j’en prends quand même, pour honorer l’hospitalité. Et puis, on échange quelques nouvelles.
— Ce soir je vois Macha pour l’exorcisme.
— J’espère que ça marchera.
Il a parlé sans même lever les yeux, mon frère est toujours très chaleureux et expansif.
Je prends congé et retourne à l'enclos. En chemin des gamins me crient :
« Eshi, fais attention aux fantômes ! »
Je ne fais rien pour les chasser, et je passe l'après-midi à poursuivre mes deux chevaux manquants dans la plaine. Finalement je retrouve une jument, très loin du campement, et sur le chemin du retour un orage éclate. Je suis trempé, fourbu et énervé. Pour couronner le tout j'ai passé trop de temps dehors, j'arrive en retard chez Macha.
J’entre dans sa yourte et commence à marmonner des excuses et à évoquer mes contrariétés du moment. Soudain, elle éclate de rire, et je m'interromps, sans savoir si je dois me vexer ou me joindre à elle. Involontairement, je souris déjà, peut-être parce que ça fait un moment que je n'ai entendu personne rire ainsi.
— Pardonne-moi, Eshi, mais en te voyant là, trempé et grognon, je n'ai aucun mal à croire ce que l'on dit sur toi !
— Qu'est-ce que l'on dit de moi ?
— Que tu es hanté, voyons ! N'est-ce pas pour cela que tu es venu me voir ?
— C’est vrai, j’ai besoin d’un exorcisme. Tu peux faire ça pour moi ?
— Je peux essayer.
Macha a un visage rond de Bouriate entre deux âges, rougie et brunie par la steppe. Elle tresse et tisse toutes sortes d'objets utiles pour les gens de la tribu, et elle connaît particulièrement bien le monde des esprits. Sa yourte est décorée de tapis aux motifs animaux, de bougies dans des globes de verre, mais le principal éclairage provient d'une lampe de bureau branchée sur les générateurs du camp. Moins traditionnel, mais efficace.
Macha est quelqu'un de pratique, et elle ne perd pas de temps en chants et danses avant de rentrer dans le rite d'exorcisme. Si je ne la connaissais pas, je serais peut-être déçu, mais celle qui a soigné Grand-Père a toute ma confiance. Elle me fait assoir sur un coussin brodé, me donne à boire du sang de jument, m'asperge le visage avec le fond du gobelet et me fait respirer une fumée qui m'irrite la gorge. Je vois de petites lumières violettes et rouges, la tête me tourne, et je sens ma gueule de bois du matin qui fait un retour en force, nausée comprise. Dans un nuage à l'odeur de chanvre, je tousse et fais remarquer :
— Je ne vois pas grand-chose...
— Tu n'as pas à voir, contente-toi de ne pas bouger et de te taire, me répond simplement Macha.
Je hoche la tête et essaye de rester digne, malgré le vertige tournoyant qui menace de me retourner l'estomac. Des mouches ou des moustiques volent à la lisière de mon champ de vision, et traversent l'air devant moi sans que j'arrive à les distinguer, car mes yeux sont devenus vagues et flous.
Macha, pendant ce temps, a fini par céder aux traditions et entonne un chant aux esprits. Elle n'a pas l'oreille absolue, et je crains que ça ne soit la goutte qui fera déborder ma nausée. Alors que j'ai perdu la notion du temps et que mon seul objectif est de ne pas exploser sur son tapis, je l'entends soudain qui s'adresse à quelqu'un.
— Alouk, grand-père d'Eshi, j'appelle ton esprit ! Connais-tu le repos ? Es-tu celui qui poursuit ce garçon ?
Je distingue des pas lourds dans la tente, une présence ancienne, sage et sévère, mais seul le silence répond à la question de Macha. Elle reprend son chant encore un moment, puis interroge à nouveau le vide habité d'esprits.
— Gerelma, tante d'Eshi, j'appelle ton esprit ! Connais-tu le repos ? Es-tu celle qui poursuit ce garçon ?
Je jurerais que je distingue un parfum de fleurs des plaines au sein des odeurs de la yourte. Les bougies vacillent un peu, et puis plus rien. Macha grogne, peu convaincue. Elle chante un long moment, et crie à nouveau.
— Étranger qui es entré dans ma yourte, j'appelle ton esprit ! Connais-tu le repos ?
Un courant d’air souffle dans la yourte, balaye les bougies qui s'éteignent toutes. Seule la lampe électrique continue de m'éblouir.
— Es-tu celui qui poursuit ce garçon ?
Seul le vent étrange lui répond. Macha parle encore, sa voix n'a pas changé.
— Ou devrais-je dire, celle qui le poursuit... Nous te demandons de cesser de le persécuter. Que pouvons-nous t'offrir en échange de sa tranquillité retrouvée ?
Rien. Le silence, le calme plat. L'esprit est parti.
Je me tourne vers Macha pour la consulter du regard ; on dirait bien que la session est terminée. Je n'en peux plus, il faut que j'aille me rincer le gosier, et pas avec de la flotte ou de la fumée. Macha croise mon regard, ébauche un geste d'avertissement, et soudain la lampe électrique s'éteint.
Une bise glaciale explose dans l'obscurité de la yourte, et les globes de verre éclatent dans un fracas cristallin. La bourrasque me remplit les oreilles, mais j'entends qui s’y mêle un hurlement strident qui me donne la chair de poule. Macha crie des mots que je ne comprends pas, et soudain quelque chose heurte ma tête, un liquide chaud ruisselle sur mon visage.
— Dulma ! Non !
C'est ma voix qui résonne dans l'air soudain tranquille. La tempête vient de s'arrêter. J'entends Macha qui me dit de ne pas bouger, un bruit de grattement, et une bougie s'allume. L'intérieur de la yourte n'a plus rien d'accueillant, il y a du verre brisé partout. Un tesson m’a déchiré le cuir chevelu, et mon sang fait déjà une flaque sur le tapis.
Il se passe un bon moment avant que tout ne soit à peu près remis en ordre et ma tête bandée. Alors Macha me considère gravement et me dit :
— Son esprit erre sans repos, et elle ne t'a pas pardonné. Tu vas devoir expier...
Je sors de la hutte, essaye de dégager de mes épaules le poids qui s’y est abattu. Si seulement j’avais été plus avisé…
Avant
Le soleil brillait alors que je traversais le bois de bouleaux. Sa lumière arrivait crue, presque électrique au milieu des troncs blancs. L’air portait comme une expectative, un parfum de printemps dans le vent, mélange de joie enfantine et d’appel au sexe. Peut-être à cause de la hanche ronde de la femme que je serrais à mon côté. À moins que ça ne soit le souvenir de notre étreinte dans les fougères, quelques minutes auparavant ?
— Eshi, tu es sûr que c’est par là ? me demanda Dulma. Sa crinière blonde, souvenir d’une lointaine ascendance russe, resplendissait à chacun de ses pas.
— T’inquiète, je connais l’endroit, ils ne sont pas loin, répondis-je avec assurance.
En réalité c’était seulement la troisième fois que je venais. Mais je n’allais pas prendre l’air hésitant devant la plus belle fille de la tribu, juste après avoir gagné ses faveurs ! Je la guidai sur le chemin forestier, jusqu’au pied d’une falaise, muraille blanche parsemée des points bleus et violets de fleurs qui poussaient dans la roche. Tout se déroulait comme je l'avais espéré – c’était une de ces journées qui sourient à ceux qui osent entreprendre.
Je pointai le doigt vers le haut, montrai une petite corniche près du sommet de la falaise.
— Tu vois ?
— Attends… Oui ! Ils sont encore là ?
— Bien sûr ! Qu’est-ce que tu crois, j’ai tout arrangé…
— Mon beau Eshi, tu as vraiment bien fait les choses, taquina Dulma.
Je fouillai dans mes poches, en sortis un mouchoir soigneusement plié en boule, que je défis dans le creux de ma main. Les morceaux de champignons séchés ressemblaient à de petits cailloux gris.
— C’est ça qu’on doit prendre ? demanda Dulma en les considérant avec circonspection.
— Oui. Le mieux c’est de boire un coup avec, pour les faire descendre.
— Tu es certain qu’on ne fait pas une bêtise, me demande-t-elle d’un ton soudain sévère.
Je retrouvais Dulma telle que je l’avais connue depuis toujours, sérieuse, intimidante, vindicative même. Mais elle me faisait moins peur désormais.
— Absolument. fais-moi confiance, Grand-Père m’a tout montré ! Il parait que c’est un truc incroyable…
— Et si une bête sauvage passe ici, pendant qu’on est partis ?
— Les esprits nous protègeront.
Avec désinvolture, je tirai de mon sac à dos une petite bouteille de vodka, ainsi qu’un vieux moulin à prières.
— C’est pour quoi ce machin ?
— Ça appellera les esprits protecteurs à nous.
— Et tu crois qu’on arrivera encore à s'en servir après avoir pris tes trucs ?
— On n’y arrivera pas longtemps, c’est pour ça qu’il faut tout commencer avant. Assieds-toi ici et répète après moi…
Elle mémorisa sans difficulté le petit mantra que j'avais appris de Grand-Père, et nous le répétâmes à l’unisson pendant quelques minutes, nos deux voix mêlées résonnant dans l’air calme, tandis que je faisais tourner le moulin à prières qui produisait un tintement régulier et quelques craquements. L'expectative se transformait en une impatience, une frénésie qui montait et me mettait des fourmis dans les jambes. J'interrompis la récitation, répartis les petits cailloux et fis descendre les miens d’un coup de vodka. Dulma prit une gorgée d’eau – « je préfère ne pas mélanger », fit-elle dans un sourire. Puis on reprit le mantra.
Le monde commença à se déformer autour de nous. La lumière du soleil se teinta d’un violet que je n’avais jamais vu, l’herbe semblait bouger à la manière de tentacules, ou de ces algues étranges et carnivores qu’on trouve au fond des lacs sauvages. Il devenait difficile de maintenir la tête droite, la respiration me manquait pour continuer de réciter le mantra. Un souffle d’air, un battement sourd, et soudain j'eus les yeux plantés dans ceux, ronds et fixes, d’un gros rapace posé devant moi dans l'herbe, sur d'épaisses pattes aux serres jaunes. Il était venu ! À des milliers de kilomètres de là, je perçus le cri de ravissement de Dulma, comme étouffé par des couches de coton et déformé par de multiples combinés téléphoniques.
— Ne t’affole pas, rera.. ragarde-le dans les yeux, balbutiai-je. Mes lèvres semblaient engourdies, ma langue picotait légèrement, mais je savais quoi faire.
J'entendis à peine la réponse de Dulma avant de plonger corps et âme. Chute dans une nuit noire et sans lune comme le fond d’un lac, ou la pupille d’un aigle.
Puis, à nouveau, la lumière, l'œil curieux qui s'ouvre sur un monde différent. Les perspectives, les couleurs, la précision, tout avait changé, tout était plus riche de détails et de couleurs.
Je déployai mes ailes et pris mon envol. En quelques battements, les arbres et même la falaise rapetissèrent et s’éloignèrent. Je relâchai mon effort et planai, les ailes étendues sans effort, décrivis un cercle pour reconnaitre les lieux. Je distinguais les moindres détails avec une incroyable clarté, comme si j'étais à la fois haut dans le ciel et au ras du sol, tout près des petits animaux dans les herbes dont les déplacements semblaient m’appeler. Un cri perçant retentit, celui de ma femelle. Je ne la vis pas en-dessous de moi, et réalisai qu’elle avait pris de l’avance et planait plus haut encore.
Je battis des ailes pour la rejoindre, et ressentis pleinement la puissance de mes muscles, savourai la caresse du vent dans mes rémiges, les odeurs et les sons qui montaient de la terre. Dulma fit mine de s’éloigner, son cri était un rire cristallin à mes oreilles, qui m’appelait à jouer, à la poursuite. Virevolter, plonger, s'élever, tout nous était possible ; nous virevoltâmes longuement dans le ciel, seuls au-dessus du monde. Je n'avais jamais été aussi heureux, mon cœur semblait bondir dans ma poitrine. Nous étions libres de jouir du monde, et l'un de l'autre, à l'abri des regards et des contraintes des humains, dans une simplicité animale.
Plus tard, nous retrouvâmes la falaise, à peine une marque blanche sur le vert des steppes, et nous nous posâmes dans notre aire. Là, je ne pus pas me contenir plus longtemps, et je la couvris brutalement à la manière des oiseaux de proie, tout en lui picorant le cou de petits coups de bec.
Une fois reposés, nous nous élançâmes à nouveau dans le ciel, portés par le vent dans nos ailes. Ils jouâmes un moment ensemble, partîmes à la poursuite quelques corbeaux qui nous échappèrent sans difficulté. Nous réalisâmes alors à quel point nous étions encore maladroits et patauds.
Dans le lointain, des colonnes minces et translucides s'élevaient de yourtes semblables à celles de notre campement.
— On va voir ! déclarai-je, en un cri d'aigle en chasse.
— Tu es sûr que c'est une bonne idée ? cria Dulma sur le même mode.
Mais déjà j'étais parti. Le campement appartenait à un clan que nous croisions périodiquement dans la steppe ; je connaissais les pâtures qu'ils occupaient actuellement, et m'étonnai d'être arrivé aussi loin. Tout semble plus près à vol d'oiseau !
Nous décrivîmes un premier cercle en hauteur, inspectâmes le campement avec autant de précision que si nous en avions parcouru les allées. Puis j'avisai une jeune femme, seule au bord des enclos des moutons, et descendis dans sa direction.
— Eshi ! fit la voix de Dulma, avec un ton reproche.
Je poursuivis ma descente, et Dulma m'appela, d'un cri plein d'inquiétude.
— Arrête-toi, c'est dangereux ! Ce sont des chasseurs…
— Nous en sommes aussi !
— Tu as vu près des yourtes ? Ça ne me dit rien de bon !
Je ne l'écoutai pas plus et continuai de m'approcher. La jeune femme avait levé la tête et nous observait, bouche ouverte.
Admire-nous, oiseaux de proie à la vanité si humaine.
Dans un coin de mon champ de vision, j'aperçus une silhouette qui approchait ; l'objet oblong dans ses mains était dangereusement familier. Je lançai un cri d'avertissement, freinai de toute la force de mes ailes, essayai de reprendre de la hauteur.
Une détonation, un cri étranglé, et soudain Dulma tomba comme une pierre. Je vis le corps ailé de ma bien-aimée s'écraser au sol comme un chiffon. L'homme pointa son fusil vers moi, et je m'enfuis en battant des ailes frénétiquement, à m'en faire éclater le cœur. Je sentis la balle en même temps que j'entendais la détonation, mais elle ne fit que m'arracher quelques plumes, et déjà je rapetissais dans le ciel, montais, montais toujours plus haut, animal au cœur d'homme fou de chagrin et de culpabilité.