C’est une matinée paisible et dégagée, ou bien un soir où les nuages dessinent dans le ciel des formes spectaculaires, éclairées par en-dessous des couleurs du couchant. Soudain vient le sentiment de surprendre une image unique et passagère, et l’urgence de la capturer avant qu’elle ne disparaisse. Puis la vérification du résultat sur l'écran de l’appareil, le suspense, parfois un soupir.
J’ai dans mes archives des dizaines de photos du ciel, toutes différentes, toutes ressemblantes, ballets aériens de cirrus ou étendues d'un bleu à la lumière impossible. Je continue d’en prendre, mais je sais que jamais l'impression d'origine ne se retrouvera pleinement dans ces clichés que j'accumule. Quelque part dans la capture d'image, certaines propriétés se sont perdues – peut-être la lumière elle-même. Parfois le cliché est «réussi», mais rarement pour les raisons qui me l’avaient fait prendre.
Qui n'a jamais connu la fascination des visions éphémères ? Déjà à l'époque lointaine où je jouais dans mon bain, j’aurais voulu figer les formes de l’eau projetée en l’air pour en faire autant de bijoux de cristal. Aujourd'hui encore, je poursuis à l’occasion cette lubie d’enfant en photographiant des jets d’eau et des éclaboussures, immobilisés en plein mouvement par la vitesse de l’appareil.
Il existe de nombreuses différences entre la vision humaine et le fonctionnement d'un appareil photo. En particulier, la différence de résolution entre le centre (extrêmement précis) et la périphérie de notre champ de vision ; la manière dont notre cerveau combine l'information provenant des deux yeux pour construire une image en 3 dimensions ; le balayage permanent qui collecte les détails les plus fins (et choisis) sans que nous en ayons conscience ; et le filtrage massif qui intervient avant même l’arrivée dans le cortex visuel, zone de la vision consciente, qui fait que nous ne voyons pas tout ce que notre oeil capte, mais seulement ce sur quoi nous concentrons notre attention. Enfin, nos yeux nous alimentent à la manière d'un flux vidéo continu ; ce que nous percevons comme une seule image résulte d'un balayage et de la recomposition de multiples prises de vue. Pour plus de détails j'ai trouvé cet article très informatif (en anglais).
A l’issue de ce long traitement de l’image se trouve toujours une étape d’interprétation, qui est peut-être la plus importante. À partir d’une même image, d’un même signal lumineux, le cerveau peut tirer des sensations et des messages très différents, selon la manière dont il les lit et les endroits où il dirige son attention. C’est ainsi qu’un jour, un calligraphe m’a fait regarder les espaces blancs dessinés sur le papier par les contours de l’encre ; ces creux de l’écriture me sont soudain apparus pour la première fois comme des formes à part entière, alors qu'ils se trouvaient sous mes yeux depuis que je sais lire.
Cette recherche des images cachées ou fugaces doit expliquer mon goût pour la photographie des ombres ; le contour aplati d’un objet, dépouillé de ses couleurs, qui épouse le relief sur lequel il se dépose, et crée une vision mouvante où se mélangent deux formes, deux idées que l'on devine. Puis le soleil tourne et le tableau glisse, s'efface insensiblement.
Bien sûr, notre interprétation d’une image subit l’influence de souvenirs, d’associations d’idées, de connaissances historiques ou géographiques qui la colorent d’une manière unique, propre à chaque observateur. Pour toutes ces raisons, l’alchimie qui prend place à l'intérieur de notre tête n’est pas entièrement partagée : chacun voit un miracle différent. Et pour commencer, comment savoir si mon bleu a vraiment la même couleur que ton bleu…
Certaines images naissent de l'intellect : un cadrage, une suggestion, une idée originale. Mais d’autres fois, on dirait que c'est l'œil lui-même qui a soif, qui dévore la lumière, la couleur du monde, et en redemande au point que l'on reste frustré. Un appétit de voir que la photographie peine à satisfaire.
Comment expliquer autrement la sensation que produit le soleil rasant, orangé, sur le grain des façades de pierre, et les ombres des moindres reliefs qui s'allongent ? Comment décrire cette qualité particulière du vert des feuilles des arbres, lorsque le jour les traverse et qu'elle dispensent une couleur fraîche sur ceux qui passent en-dessous d’elles ? Et ce bleu particulier qui se montre au crépuscule, sombre par sa teinte et pourtant toujours habité de la clarté du soleil ? Et que dire de ces routes d'asphalte, artefacts tristes et banals, magnifiées par une lumière qui a trouvé le bon angle, peintes d'un bleu presque violet, riche et étrange au milieu de la campagne ?
C'est pour cela que depuis des années, je prends la même photo depuis ma fenêtre, et qu’à chaque fois en regardant le cliché, je suis déçu.
La meilleure manière de partager ces impressions n’est peut-être pas photographique. Si seulement je trouvais les mots…