— Seulement cinq Marcs par peau ? C’est un prix de voleur. Un prix d’homme du sud.
Le silence se fit dans la Grande Maison. Sous la toiture en chaume, entre les troncs à peine dégrossis qui la soutenaient, une douzaine de guerriers barbares braquaient sur Edvin des regards hostiles. Leur souffles produisaient de petits nuages d'humidité ; une odeur familière flottait dans la salle, mélange de sueur, de graillon et de fumée, qui prenait le coureur des bois à la gorge.
Celui qui venait de parler était assis sur un trône rudimentaire en bois, au haut dossier sculpté. Ses membres étaient secs et noueux, et ses cheveux striés de blanc trahissaient son âge.
— Les tribus Borag ont trop vendu l’an dernier, mes acheteurs habituels ont déjà beaucoup de peaux, je ne pourrai pas monter plus les prix. Pour vendre cher, il faut que les clients aient faim, plaida Edvin d’une voix trop faible.
— Rien ne prouve que tu dises vrai. Les Alaniens essayent toujours d'acheter nos fourrures à des prix indignes, pour se garder tout le bénéfice de la revente sur les riches marchés du Sud. Mais moi, Katilik, je pendrai le marchand qui essaiera de profiter de notre honnêteté.
Edvin déglutit. Il commençait à regretter d’avoir cherché si loin dans le Nord de nouveaux partenaires commerciaux : le clan du loup s’avérait moins accommodant encore que les autres. Des images désagréables lui revenaient, datant de ses années de soldat, quand il combattait le clan de l'Ours. La Conquête du Nord avait été une sale affaire, contre un ennemi brutal et rusé… Aujourd’hui encore, les tribus restées libres représentaient un danger permanent aux confins de la Marche.
— J’essaye de nourrir ma femme et mon fils avec le produit du négoce. Si je paye tes peaux trop cher, je ne tiendrai même pas jusqu’à la saison prochaine. Les marchands malhonnêtes méritent d’être punis, mais je cherche seulement à faire un marché équitable.
Katilik haussa les épaules avec indifférence.
— Vous dites tous cela. Pourtant, j’ai appris qu’un envoyé de Stavring donnait dix marcs pour des castors.
— C’était l’an dernier ! De nouvelles familles s’étaient s’établies à Heimark, ils voulaient se mettre à la mode de la Marche, il y avait des pièces à décorer, des manteaux à fabriquer… En plus des convois s’étaient perdus (Edvin se demandait toujours quelle tribu avait fait le coup), les acheteurs se battaient et faisaient monter les prix.
— Alanien, tu connais ces choses mieux que moi… Tu peux me raconter ce que tu veux, comment irai-je vérifier ? La seule chose de sûre pour moi, c'est que tu m’offres la moitié du prix de tes confrères.
Edvin se mordit les lèvres nerveusement. Comme toujours, ses explications sur l’offre et la demande rencontraient peu d’intérêt.
— Chef Katilik, je voudrais revenir commercer avec toi chaque année, et pour cela il faut se faire confiance. Comment puis-je te prouver ma bonne foi ?
— Comment un Alanien peut-il gagner la confiance d’un Borag ? Le chef se gratta la barbe d’un air méditatif.
Un silence tomba, lourd de sous-entendus. Edvin reprit la parole :
— Je peux offrir un sacrifice à vos dieux totémiques et jurer ma bonne foi dans votre sanctuaire.
— Ça serait un bon début, mais vous autres Alaniens ne partagez pas nos coutumes ; les esprits accepteront-t-ils tes serments ?
— Je ne te mentirai pas, je suis un adepte de la religion de la Grande Déesse. Mais mes serments n’auront pas moins de valeur. Ou bien… Edvin hésita.
— Parle !
— Je peux offrir du savoir. Ta tribu vit loin de la marche et de Heimark, je peux vous enseigner la langue des Alaniens, nos coutumes et nos manières.
— Tiens donc ! Et pourquoi ferais-tu cela ?
— Cela ne me coûte pas grand-chose d’allonger un peu mon séjour parmi vous, et ainsi nous nous comprendrons un peu mieux. Il en va de même entre les tribus de votre peuple, vous avez besoin de connaitre les rites d’accueil et les noms des totems à respecter.
— Ton peuple fait une drôle de tribu ! grommela le chef, mais son regard s’était un peu adouci.
Edvin inspira un bon coup, et lâcha son argument final.
— Et pour vous montrer ma bonne volonté, je vous offre sept marcs d'argent pour chaque peau. À prendre ou à laisser !
Pour souligner son offre, il étendit les mains et montra sept doigts, qui ne tremblaient presque pas. Les barbares échangèrent des regards, et Katilik consulta la femme aux yeux gris, petite et solidement bâtie, qui se tenait debout à côté du trône et pencha la tête d'un air conciliant. Puis il se gratta à nouveau la barbe, et finalement déclara :
— J’accepte ton marché ! Apportez-nous du vak pour sceller le marché selon notre coutume – nous étudierons tes manières plus tard, homme du Sud. Demain peut-être, car tu vas rester un peu parmi nous, n’est-ce pas ?
Edvin acquiesça, soulagé. Il but la liqueur de baies au goût âpre, prononça les paroles en langue barbare, et leur compta les pièces d'argent. Voilà comment d’anciens ennemis se serrent la main, se dit-il en essayant de ne pas trop penser à ses camarades tombés pendant la Conquête.
Il laissait dans l’affaire plus d’argent que ce qu’il avait escompté, mais cet investissement lui ouvrait l'espoir de meilleures affaires. Et il fallait bien manger.
— Lurika, donne à l’étranger un toit pour dormir, ordonna le chef à la femme aux yeux gris, qui hocha la tête.
Pendant que le groupe sortait de la Grande Maison et se dispersait, Lurika saisit le bras d’Edvin d’une main calleuse et le guida à l’extérieur. L’odeur fraiche des pins les accueillit, ainsi que le bruit des conversations et les cris d'enfants qui jouaient. La forêt descendait en pente douce, les arbres masquaient le chaos rocheux qui précédait la mer à quelques lieues de là.
Un grondement sourd résonna dans le lointain. Edvin se retourna vers l’Est : les pentes s’élevaient au-dessus des pins, terminaient en crêtes dénudées. Dominant la vallée, un monolithe de granit se dressait, solitaire. « Le Vieil Homme de Pierre » avait vaguement l’allure d’une silhouette humaine, à la tête casquée et aux épaules voûtées. Les Borags lui avaient dédié un sanctuaire, et le village avait grandi à côté.
— C’est le Vieil Homme qui grogne dans son sommeil, expliqua Lurika en le guidant à travers les ruelles du village.
— Et… lui arrive-t-il de se réveiller ?
— Heureusement non! Mais parfois il fait de mauvais rêves, répondit Lurika en riant. Nous l’appelons aussi Ramkil, le Guerrier de la Montagne, car selon la légende, il a autrefois chassé l’esprit du Rafann qui régnait sur ces monts.
Sans ménagement, elle ordonna à des pèlerins d'évacuer un logement, et ouvrit à Edvin la porte de la petite maison en rondins où il posa ses affaires et attacha sa mule. Puis ils retournèrent à la place du village où les attendait le repas collectif de la tribu, servi sur de longues tables à tréteaux.
— Votre Vieil Homme n’a pas l’air commode, poursuivit Edvin. Pourquoi établir un sanctuaire dans cet endroit perdu ?
— C’est un lieu magique, homme du Sud.
— Pardonne mon ignorance, mais je croyais que ton peuple adorait des totems animaux.
— Pas uniquement. Nous vénérons aussi les esprits de la nature, des pierres et des sources, et Svantovik aux Trois Visages, et Aushtara la Fertile, et Righena la Vengeresse…
Edvin nota que Lurika s’exprimait en langue borag avec un accent inhabituel. Alors qu’ils prenaient place à table près de Katilik, un bruit de course leur parvint et tout le monde se retourna vers l’entrée du village. Un éclaireur hors d’haleine surgit de la forêt et se jeta aux pieds du chef.
— Des cavaliers ! Des hommes du sud ! Sur le chemin de la côte, une cinquantaine de lances, en cuirasses d’acier. Ils seront là dans la moitié d'une heure !
Tous les guerriers se levèrent, les armes à la main. Le chef se retourna vers Edvin, et son visage était déformé par la fureur :
— Tu vas nous le payer !
Eker de Valkerst chevauchait en terre ennemie. Monté sur un énorme destrier gris, une bête agressive nommée Tonnerre, il avançait à la tête de ses troupes. Le soleil éclaboussait les frondaisons d’une lumière dorée et verte de début de matinée ; c’était l’été, la saison des campagnes, et son cheval posait ses sabots sur une terre étrangère. A chaque pas, l’ennemi pouvait leur tomber dessus, caché dans cette forêt qu’ils ne connaissaient pas.
Eker de Valkerst portait la guerre, et il comptait bien s’amuser un peu.
— C’est bien calme, observa Karman de Holberg.
L’homme qui chevauchait à son côté aurait mérité sa place dans un roman courtois : jeune, superbe dans son armure qui brillait sous le soleil, monté sur un cheval blanc qui piaffait et hennissait comme s’il paradait au tournoi du Château du Cygne, à Viseling.
Un petit branleur privilégié venu se faire mousser, pensa Eker. Comme s’ils avaient besoin de ça. Mais le jeune homme avait bien plaidé sa cause auprès du Baron, lors de ce banquet où Ekert avait lancé la proposition d’un raid chez les clans libres du Nord. Trop de bière et de vak – on ne dédaignait pas les alcools barbares à la cour provinciale de Heimark. Voilà comment il se retrouvait flanqué d’un équipier dont il n’avait pas voulu, avec ses propres troupes et ses idées sur la manière de faire la guerre.
— C’est toujours calme avant que ça pète, rétorqua finalement Eker, dont l’armure ne brillait guère, et portait encore la marque d’une épée barbare qui lui avait fêlé la clavicule.
— Vous pensez qu’ils auront eu le temps de nous monter une embuscade ?
— Pas sûr. Mais il faut s’attendre à tout, nous sommes sur leurs terres, ils ont pu préparer des ouvrages défensifs et des pièges. Parfois il suffit de quelques archers bien placés pour bloquer une colonne entière.
— Vraiment ? fit Karman avec une moue.
— Une fois, dans un défilé, ils ont tué les chevaux de tête et leurs cavaliers ; on n’a pas pu repartir avant d’avoir contourné tout le massif, leurs archers faisaient mouche sur ceux qui tentaient de forcer le chemin. Une vraie boucherie.
Le jeune homme haussa les épaules, visiblement peu convaincu. Encore un qui écoute trop les menestrels, pensa Eker. Pourtant il avait participé aux campagnes contre les tribus nomades qui menaçaient régulièrement les frontières du Duché sur les rives du Helten. Soit il n’y avait pas appris grand-chose, soit c’était un loup qui se faisait passer pour un agneau. Il ne savait pas ce qui lui déplaisait le plus.
— Les hommes de Jorling ont dû atteindre leur position, fit remarquer le jeune homme.
— J’attends toujours leur geai. Il ne saurait tarder maintenant.
— Nous sommes à moins d’une heure du sanctuaire barbare, et toujours pas de trace d’un ennemi. Vous trouvez ça normal ?
— Ils nous ont sans doute vus, mais de là à nous livrer combat... Nous ne venons pas prendre d'assaut une forteresse : les sanctuaires borags sont des lieux paisibles, perdus dans la nature. On n’y trouve pas que des guerriers.
— Nous venons donc tuer des femmes et des vieillards ? Quel genre de victoire est-ce là ?
— Nous allons détruire leurs idoles. C’est leur esprit que nous voulons briser. Ça leur apprendra à laisser nos colons tranquilles.
Karman garda le silence un moment, et reprit.
— Dans les steppes au-delà du Helten, quand les Xun s’emparent d’une ville qui leur a résisté, ils tuent tous les hommes et brûlent tous les temples. Quant aux femmes…
— Je sais ce qu’ils font aux femmes.
— Ce sont des barbares.
— Ouais. Quand l’armée de Heim prend une ville, je n’aimerais pas être une femme coincée à l’intérieur. Je n’aimerais pas tomber sur moi-même.
Eker cracha. Lâché du haut de son cheval, le glaviot décrit une longue courbe et s'en fut décorer une fougère. Il en avait marre des réflexions du gamin. Ça lui rappelait trop les petits chevaliers venus dans le Nord lors de la Conquête – lui compris. Ils prenaient des airs vertueux, scandalisés par les exactions des barbares. Ce qui ne les avait pas empêché de brûler et violer sans retenue. Ils risquaient leur vie chaque jour, et fêtaient leurs victoires sur la mort des pires manières possibles. Deux ans de guerre et d'orgie, une flétrissure indélébile – mais Eker en avait goûté chaque moment et ne regrettait rien.
Avisant une fourche du sentier, Eker leva une main gantée d'acier et ordonna à la colonne de s'arrêter. Pour ne pas être en reste, Karman en fit de même à l'intention de ses vétérans du Helten.
— Amenez-moi notre guide.
Deux soldats lui présentèrent un Borag d'âge mûr, vêtu de fourrures pelées. Il portait une queue de renard en collier autour du cou, et arborait une grosse ecchymose sur le côté de la tête.||
— L'ami, reprit Eker, nous voici arrivés à la bifurcation dont tu nous as parlé.
Désignant de la main un rocher rond qui dépassait de terre entre les deux branches du chemin, il poursuivit :
— Tu reconnais l'endroit ?
— Oui, c'est bien là, marmonna le prisonnier avec un fort accent.
— À partir de la on prend la voie de gauche, c'est bien ça ?
— Non. Celle de droite.
— Bien, sourit Eker, qui s'amusait toujours de ces petits pièges où il éprouvait la sincérité de ses captifs. Maintenant tu vas marcher devant la colonne. Si tu as dit vrai, tu ne risques rien, pas vrai ?
Le prisonnier hocha la tête, sans lever les yeux vers lui. Difficile de dire s'il était brisé, ou juste dissimulateur. Il se mit en route sur le chemin qui montait en pente douce. À l’horizon, au-dessus des arbres, s’élevait la ligne floue des montagnes ; des nuages sombres s’accumulaient sur leurs pentes, et quand le le vent tournait à l’Est, il portait parfois un relent âcre de fumerolles ou des grondements sourds.
Aux approches du village, Osbern le fauconnier rejoignit Eker, et lui montra d’un geste le geai perché sur son épaule. Cela signifiait que les hommes de Jorling encerclaient déjà le village. Sans un regard pour le jeune Karman, Eker ordonna aux cavaliers de préparer leurs lances pour l’attaque, et ils avancèrent à nouveau, aussi silencieusement que le permettaient les sabots ferrés des chevaux – Eker préférait ne pas gêner les montures en les enveloppant de tissu.
Ils débouchèrent enfin sur le village, un ramassis de cabanes sans même un rempart défensif ; quelques chuintements discrets signalèrent la volée de flèches qui s’abattit sur l’avant-garde, sans faire plus que quelques blessures légères. Mais devant le cheval d’Eker, le prisonnier Borag qui les guidait s’était effondré, deux flèches dépassant de son torse.
Un traitre ne vit jamais longtemps, se dit le chevalier. Le captif n’avait pas eu beaucoup le choix, mais il savait à quoi s’attendre de la part de ses compatriotes.
Eker leva le poing et donna le signe de l’attaque.
Le village était faiblement défendu, et les combattants ennemis furent rapidement mis en fuite. Ils furent alors fauchés comme des blés mûrs par les maraudeurs de Jorling qui attendaient aux alentours. Alors, les chevaliers rangèrent leurs épées et allumèrent des torches.
— Ne touchez pas à ces maisons, on aura besoin d’un abri pour la nuit, ordonna Ekart.
— Vous vous plaisez vraiment ici ? Pourquoi ne pas repartir immédiatement ? demanda Karman de Holberg.
— Nous n’avons pas encore terminé notre besogne, grogna Eker.
— Pourquoi donc ? Nous avons détruit nos ennemis, non ?
Eker ne répondit pas.
Pendant ce temps, les chevaliers avaient mis le feu à la moitié du village, et s’attaquaient maintenant aux bâtiments du sanctuaire. Les deux nobles les accompagnèrent, pour assister eux-mêmes à la destruction des idoles de leurs ennemis.
L’enceinte du sanctuaire était une simple palissade de bois. Quelques temples abritaient des statuettes et offrandes desséchées, tout flamba immédiatement. Derrière le sanctuaire, une ouverture s’ouvrait dans le flanc de la roche, dont l’entrée était décorée de crânes aux dents jaunies.
— Denk, Swen, rentrez avec boucliers et glaives ! S’il reste des réfugiés, qu’ils sortent les pieds devant. Et trois hommes avec des lances courtes pour les suivre.
Les deux soldats, des vétérans du Nord, hochèrent la tête et entrèrent dans la grotte, glaives pointés et mâchoires crispées. La deuxième équipe les suivit d’un pas prudent. Les combats souterrains n’étaient jamais une partie de plaisir.
Le groupe réapparut une dizaine de minutes plus tard.
— Personne, c’est un vrai labyrinthe là-dedans mais après les autels, il n’y a plus aucune trace humaine.
— Swen, assure-toi que cette entrée soit gardée à toute heure de la journée. Pas envie de me retrouver avec un ours sur le dos ou pire. Maintenant occupons-nous de nos amis.
Dans le village, entre les maisons épargnées par le feu, les chevaliers avaient formé un cercle autour d’un petit groupe de Borags, surtout des vieillards et des enfants, dont plusieurs avaient été gravement blessés. Le sergent Jorling, un soldat à la carrure de lutteur, avait pris à partie celui qui avait la plus longue barbe ; assis sur son dos, il le clouait au sol de tout son poids. Sans se lever, il se tourna vers les deux commandants :
— Ce sont de vraies têtes de mules ! Pas moyen de savoir où sont passés les autres.
— On ne va pas y passer la nuit ! Sergent, amenez-moi plutôt ce jeune garçon, là-bas. Il a l’air tendre à souhait.
Le jeune Borag était encore imberbe, mais il toisait Eker sans montrer de crainte.
— Gamin, il y avait d’autres guerriers d’après notre guide, un Borag comme toi. Où sont-ils ?
Le garçon cracha par terre. Eker sourit, approbateur, tandis que le gros soldat qui maintenait le garçon lui collait une taloche.
— Tes parents seraient fiers de toi. Mais ils sont déjà morts…
Il poursuivit, tout en tirant son épée et la pointant vers le visage du jeune Borag.
— J’ai besoin de savoir. Où sont ils ? Si tu ne réponds pas, tu perdras un oeil. Puis un autre…
— Meurs ! cria le garçon. Ses yeux ne quittaient plus la pointe de l’arme, qui dessinait des huit devant son visage. Il se débattait en vain dans la prise du soldat.
— Est-ce vraiment nécessaire ? intervint Karman de Holberg. Ce n’est qu’un enfant.
Eker se retourna vers lui, blême.
— Vous contestez mon commandement ? Taisez-vous maintenant, ou vous le regretterez.
Karman recula d’un pas sans un mot, mais son expression en disait long. Eker se retourna vers son prisonnier, posa la pointe de sa lame sur son front. Une petite goutte de sang perla. Se tournant vers le groupe de barbares rassemblés, il cria :
— Rien ne m’arrêtera. Vous parlerez !
Et d’une poussée, il plongea son épée dans l’oeil de l’enfant. La lame s’enfonça de plusieurs pouces, le gamin s’agita puis s’effondra, sans vie. Le silence régnait dans la clairière ; dans le ciel sans vent, des nuages couleur d’ardoise approchaient de l’Est. Eker fit signe au sergent.
— Débarrasse-toi de ce corps et va m’en trouver un autre ! Celui-là mourra lentement.
Alors que le gros soldat retournait vers les prisonniers, un homme s’adressa à eux d’une voix tremblante, avec une accent très fort :
— Inutile de tuer des enfants, nous ne savons pas où ils sont ! Ils sont partis dans la forêt en nous laissant quelques défenseurs.
— Ah, triompha Eker. Je savais bien que vous n’étiez pas seuls ici ! Combien reste-t-il d’hommes ? Quel chemin ont-ils pris ?
— Une quinzaine, vers le nord.
Les autres captifs regardaient le vieil homme avec désapprobation. Eker eut un sourire sinistre :
— C'est tout ce que tu as à nous dire ?
Le reste de l'interrogatoire fut rapide, sans pitié. Quelques moments plus tard, les chevaliers et soldats remplirent une maison avec les corps des morts, et la firent brûler à son tour. Il ne restait plus de vivant dans le village que les chevaliers du Cercle et les hommes de Karman. Ce dernier s'approcha du baron Eker de Valkerst.
— C'est donc ainsi que vous faites la guerre, déclara-t-il.
— Que croyais-tu, soupira Eker. Tu as combattu sur le Helten, contre les Xun, non ?
— Bien sûr, moi aussi j'ai déjà interrogé des prisonniers. Ce n'est pas une affaire d'âmes sensibles. Mais s'en prendre à des enfants...
— Ça marche, c'est l'essentiel.
— Vous l’auriez vraiment mutilé œil par œil ?
— Pourquoi pas, si ça faisait parler les autres plus vite ?
— C'est... répugnant.
— La guerre ne se gagne pas uniquement par les armes. La terreur est un outil puissant, pour celui qui est capable d’outrepasser certaines limites.
Le jeune noble garda le silence quelques instants. Autour d'eux, les soldats armés de pelles et de pioches fortifiaient le village pour la nuit.
— Puis-je vous poser une dernière question ?
— Allez-y, si ensuite j'ai la paix...
— Est-ce que vous aimez commettre ces horreurs ?
— Peu importe ce que je ressens, je fais ce que je dois faire. Il reste des barbares dans cette forêt, plus dangereux que les pauvres hères qu'ils ont laissés derrière eux, et ils chercheront sûrement à se venger. C'est mon devoir de commandant de me renseigner sur nos ennemis pour ne pas me laisser surprendre. Il en va de la sécurité de nos hommes, de notre survie, vous comprenez ?
— Bien sûr que je comprends, mais ce n'est pas ce que je demandais.
Eker eut un mauvais sourire, qui fit ressortir la cicatrice au coin de sa bouche.
— Si vous voulez vraiment savoir, oui, il arrive que j’y prenne goût. Le plaisir du travail bien exécuté, n'est-ce pas? Mais avant tout, je fais ce que les circonstances exigent. Et maintenant, nous savons où trouver ceux qui nous ont échappé.
On avait trop serré les liens, et la corde grossière mordait dans les poignets d’Edvin. Allongé dans le noir, pieds et poings liés, il essayait de tenir ses idées les plus sinistres à distance.
Lors de la Conquête, il avait déjà été capturé par les Borags. Il se souvenait des entraves, de ses camarades entassés les uns sur les autres comme des colis, que les barbares venaient enlever un à un. Et ensuite les hurlements. Cela avait duré deux jours ; un cauchemar éveillé où ses souvenirs se mêlaient aux hallucinations causées par la soif et les blessures.
Finalement, ils avaient été libérés par une troupe de Ranbergiens de l’armée ducale, des durs à cuire qui avaient réussi à chasser pour un temps les Borags de leur repaire forestier. En repartant, les survivants étaient passés devant l’arbre de la souffrance : un tronc hérissé de piques où leurs camarades avaient été accrochés et mis au supplice. L’écorce était noire de sang séché, son souvenir hantait encore les nuits d'Edvin.
Il serra les dents, lutta pour contrôler un début de panique. Il pensa à ses fourrures, qu’il avait été contraint d’abandonner lors de leur fuite ; aux fumées qu’il avait vues s’élever du village dans la vallée, peu après leur départ précipité ; à la meilleure manière de s’adresser à ses geôliers, si jamais ils lui laissaient la possibilité de parler.
Il prit conscience d’un bruit dans la hutte ; une respiration lourde, sans doute un homme de forte carrure. Se tortillant, il regarda par-dessus son épaule, mais dans la pénombre il arrivait à peine à distinguer une forme allongée.
— Salut, lui dit la forme en langue alanienne, d’une voix râpeuse. Toi aussi, ta tête ne leur revenait pas ?
— Ils m’accusent d’avoir guidé les chevaliers du Cercle jusqu’à leur sanctuaire.
L’homme jura.
— Le Cercle ? Qu’est-ce qu’ils viennent foutre par ici ?
— Rien de bon, rétorqua amèrement Edvin. Je venais à peine d’acheter un lot de bonne qualité, on avait enfin réussi à se mettre d’accord…
— Tu es marchand ?
— Oui, je vends des fourrures dans la Marche. Les animaux chassés par les tribus du Nord sont très recherchés. Et toi ?
— Je suis… J’étais un homme d’armes au service d’une famille du Schelk.
— On est loin de chez toi, dis-donc.
— C’est une longue histoire. Ma Dame venait régler une affaire familiale, et n’est jamais repartie. Mais je sais qui l’a assassinée.
L’envie de meurtre exprimée par cette voix invisible faisait froid dans le dos.
— Pardonne-moi d’être indiscret, mais comment tu t’es retrouvé ici ? Tu voulais te venger des Borags qui ont tué ta Dame ?
— Même pas, ce sont des gens de chez nous. J’ai dû m’éloigner un peu de la Marche, et je suis tombé sur ces tribus. Les barbares et moi, on ne s’est jamais très bien entendus.
— Il faut savoir les prendre.
— Ouais… L’acier donne de bons résultats. Pendant la Conquête, on n’hésitait jamais à s’en servir.
— Tiens, tu étais soldat ?
— Oui, je servais sous le comte de Wastren.
— Moi, j’étais dans les sergents d’armes de l’armée Ducale de l’Est. Je m’appelle Edvin.
— Sigurt.
— Si je peux me permettre un conseil, tu ferais bien de ne pas trop leur parler de la Conquête, ce n’est pas un sujet très populaire par ici, même chez les clans qui n’ont pas combattu le Duc de Heim.
— Trop tard ! ricana Sigurt. Et toi, Edvin, tu traites avec les barbares maintenant ?
Le ton n’était pas méprisant, juste étonné.
— On s’y fait. Les barbares ont plus d’honneur que pas mal d’Alaniens de ma connaissance.
— Ouais, j’attends de voir ça. Pour le moment, si on évite le supplice ça sera déjà pas mal.
— Ça m’étonne qu’ils nous aient emmenés jusqu’ici quand les chevaliers sont arrivés. Ils auraient pu nous égorger sur place au lieu de s’encombrer.
— Ça veut dire qu’ils ont un plan pour nous. Sans doute un interrogatoire.
Edvin se demanda combien de temps il pourrait résister aux rituels de souffrance barbares. De toute façon, il n’avait rien à leur raconter, mais cela ne les empêcherait pas de le briser.
— Tu es arrivé il y a longtemps chez le clan du Loup ?
— Non, je…
La porte de la cahute s’ouvrir à toute volée, et il cligna des yeux. Deux hommes entrèrent et soulevèrent Edvin sur leurs épaules ; au passage, l’un d’entre eux donna un coup de pied à Sigurt qui encaissa avec un hoquet, plié en deux à terre. On transporta Edvin à travers un campement sommaire, jusqu’à une petite clairière où se trouvaient cinq personnes : le chef Katilik, Lurika, un vieil homme édenté portant un collier de têtes d’oiseaux desséchées, une femme portant un arc, et un guerrier massif, hache à la main. Probablement son exécuteur. Les deux hommes mirent Edvin sur ses pieds et repartirent. Au-dessus d’eux, le ciel s’était rempli de nuages sombres, et un vent capricieux agitait les cimes des pins.
Katilitk prit la parole, il semblait maître de lui-même mais toujours aussi furieux.
— À genoux, homme sans honneur.
— Je t'assure que je ne suis pour rien dans cette histoire, protesta Edvin, tandis que l’homme à la hache le forçait à s’abaisser.
— Ne me prends pas pour un idiot ! Je sais comment les marchands du sud servent d'éclaireurs à vos armées. Les Alaniens sont tous les mêmes. Tu as guidé les chevaliers du Cercle à notre sanctuaire, et maintenant nos autels brûlent !
Edvin ne sut que répondre. Katilik n’avait pas entièrement tort sur les petits arrangements entre l’Ordre et certains coureurs des bois ; il n'avait pour se défendre que des mots et sa bonne foi.
Les quatre autres Borags ne disaient rien et l'observaient, le visage fermé. Lurika braquait sur lui ses yeux gris à l'intensité hypnotique. Ce n'était pas le moment de se décourager. Edvin, assis sur ses talons, essaya de discuter avec les barbares qui le dominaient de toute leur taille :
— Chef Katilik, crois-tu que j'aurais emmené des chevaliers pour interrompre notre transaction ? En plus, j'aurais été idiot de me placer ainsi à ta merci alors qu’ils arrivaient…
— Ça ne serait pas la première fois que les chevaliers sacrifient un de leurs pions pour s'assurer l’effet de surprise. Tu n'y as pas pensé ? En plus d'être un menteur, un vrai serpent, tu serais effectivement un idiot !
À nouveau, Edvin se tut. Il voyait la hache se balancer au bout du bras de l'exécuteur, sentait venir le moment où on lui collerait la tête sur un billot. Une dernière idée lui vint, désespérée.
— Je ne pouvais pas être au courant de leur arrivée ! Cela fait quatre semaines que je voyage parmi les tribus libres, je n'avais aucun moyen de communiquer avec eux. Les chevaliers arrivaient du sud, alors que je suis venu par la piste de l'Ouest !
— Et ces geais que vous dressez pour porter vos messages ? Tu as eu largement le temps de leur indiquer la voie.
— Comment aurais-je fait pour leur décrire un chemin que je n'ai même pas pris ? Les routes de ce pays ne sont pas si simples. Il sont sûrement venus accompagnés.
Le chef et l'archère échangèrent un regard. Y avait-il eu un autre guide ? Un Borag peut-être... Katilik reprit.
— Sûrement ? Tu te caches derrière des écrans de fumée. De toute façon je ne vais pas prendre de risque, tu n’es qu’un serpent et je t’écraserai sans pitié ! Kital te fera connaitre la fin des hommes sans honneur, et des oiseaux noirs de mauvais augure. C’est une mort douloureuse : tu seras encore conscient quand il brisera les derniers os de ton corps.
Un silence lourd se fit, le bourreau sembla bander ses muscles ; une ombre passa sur la clairière. Soudain Lurika s'interposa. Elle s’avança jusqu’à Edvin, lui releva la tête d’une main sans douceur, et sembla scruter quelque chose derrière son front. Elle avait un regard fixe, étrange. Que voyait-elle ?
— Épargne sa vie, Katilik, dit-elle finalement.
— Et pourquoi donc ?
Le chef semblait contrarié, mais s’adressait à Lurika avec un respect accru. Celle-ci reprit, avec l’accent étrange qu’Edvin avait déjà remarqué :
— Le destin de cet homme n’est pas de mourir sous la hache de ton bourreau. Le Vieil Homme de Pierre a d’autres plans pour lui.
Le tunnel était plus noir qu’une nuit sans lune et sans étoiles. La roche au-dessus de leurs têtes formait une muraille impénétrable, oppressante. Edvin avançait à l’aveuglette, seulement guidé par les tractions sur la cordelette qu’il tenait entre les mains. Derrière lui, il entendit rouler un caillou, jurer en Alanien. Puis une voix intima le silence, en langue barbare.
Ils passèrent plusieurs tournants, et Edvin sentit un souffle caresser son visage – l’air de l’extérieur ! Il s’en serait presque réjoui. Peu après, la cordelette se relâcha, et il manqua de buter sur le guerrier qui le précédait. Derrière lui, la file s’arrêta comme un seul homme ; les Borags avaient l’habitude des déplacements dans l’obscurité.
Devant eux, une lueur trouait la nuit : les reflets mouvants d’une flamme sur un pan de roche. Après ce coude, ou le suivant, ils rencontreraient les sentinelles. Katilik, qui les avait précédés dans la file, les rejoignit en compagnie de Lurika. Dans la pénombre, il vérifia à tâtons que les deux Alaniens avaient toujours autour du cou les colliers tribaux qu’on leur avait remis, dissimulés sous leurs chemises. Celui que Sigurt avait reçu portait trois dents d’ours ; Edvin considéra avec regret la patte de blaireau qui pendait à son propre cou.
Katilik leur chuchota :
— Ne les enlevez sous aucun prétexte ! Ils vous protégeront tant que vous vous battrez pour nous ; et sinon…
Il se passa lentement le pouce sur la gorge, de ce geste universel qui signifie la menace de mort – même si celle-ci arriverait sous la forme d’une flèche.
— C’est bon, on a compris, grogna Sigurt.
— Nous ferons notre part du marché, compléta Edvin.
Il connaissait le sort de ceux que l’on prenait avec des colliers totémiques Borags ; ici, les chevaliers du Cercle ne perdraient pas de temps à les pendre haut et court. Les colliers constituaient une assurance de leur fidélité à l’accord passé avec Katilik. Il n’avait pas été facile de le convaincre qu’il fallait aussi libérer Sigurt – ce dernier ne s’était pas rendu populaire – mais Edvin se sentait plus serein avec un compagnon de cette force.
Lurika intervint ; il sembla à Edvin qu’elle parlait une autorité croissante.
— Maintenant allez, et ouvrez-nous la route. Le Vieil Homme de Pierre veillera sur vous.
Les deux Alaniens échangèrent un coup d’oeil mi-figue, mi-raisin ; Sigurt tendit l’avant-bras, Edvin le heurta du sien à la manière de leur pays. Puis ils tournèrent le dos aux barbares et avancèrent vers la sortie. En approchant du tournant, Sigurt murmura entre ses dents :
— Tu réalises que c’est notre dernière chance de ne pas devenir des traitres au Duché.
— Si on rompt notre serment, les Borags mettront un point d'honneur à nous traquer et nous tuer, et ils tiennent toute la région.
— Alors il va falloir jouer serré…
— On a intérêt, si on veut revenir un jour dans la Marche.
Edvin passa sous silence son intention de récupérer les fourrures achetées aux Borags le matin même – ou une éternité auparavant. Ils prirent une inspiration, firent quelques pas en courant et débouchèrent sur le dernier boyau, qui s’élargissait et s'ouvrait sur la nuit ; entre eux et l’air libre se trouvaient deux hommes assis auprès d’un feu, qui sautèrent sur leurs pieds en les voyant arriver. Ils s'arrêtèrent et et comme convenu, Edvin prit la parole :
— À l'aide ! Les barbares nous poursuivent !
Les deux sentinelles avaient tiré leurs épées, leurs boucliers étaient restés appuyés à la paroi. L'accueil aurait pu être plus amical.
— D'où sortez-vous ? Qui êtes-vous ?
— Nous sommes Alaniens ! Les barbares voulaient nous faire prisonniers, nous avons fui par une issue cachée de la grotte où ils nous avaient coincés. Qui sait s'ils ne sont pas déjà derrière nous ?
— Quel est ton nom ?
— Je suis Oswin, je fais le commerce de l'ambre dans le Nord. Après l'arrivée des chevaliers, les barbares sont devenus fous, ils voulaient nous mettre à mort...
— Et toi, qui es-tu ?
— Sigmar, j'accompagne mon associé, grommela Sigurt.
La sentinelle, un grand type au visage osseux, les toisa sans indulgence. Les deux fugitifs ne payaient pas de mine, ils tenaient leurs rôles avec beaucoup de réalisme. Edvin nota que les soldats baissaient peu à peu leurs armes, et se retint de vérifier du bout des doigts la présence du poignard dans sa manche.
— Vous raconterez votre histoire au seigneur de Valkerst. Ça l'intéressera peut-être.
— Merci ! Vite, sortons d'ici ! reprit Edvin en manifestant un lâche soulagement. En réalité, sa tension était au maximum.
— Pas si vite, il faut déjà qu'on se fasse relever ! Si tu dis vrai, une horde peut surgir de ces souterrains à tout moment, hors de question que je...
La sentinelle ne termina pas sa phrase : Sigurt lui avait planté sa dague dans le cou. Edvin bondit sur l'autre en bloquant son bras d'épée et le frappa à la gorge. Il ne fallait surtout pas qu'ils crient. L’homme était fort et portait haut son armure ; la lame crissa sur une écaille de métal, mais le coup lui avait coupé le souffle. Sigurt arriva derrière lui et prêta main-forte à Edvin, et quelques battements de coeur plus tard ils étaient les seuls vivants à l’entrée du tunnel. Les deux morts auraient pu être ses frères d’armes lors de la conquête, se dit Edvin en considérant les corps. Tandis qu’ils enfilaient leurs tenues, Sigurt observa :
— Nous voici bons pour la pendaison.
— Allons, cette petite incartade restera entre nous, voulut plaisanter Edvin, mais sa voix sortait difficilement de sa gorge.
— C’est pas fini. Viens, on va reconnaître ce bordel.
Dans le lointain, la montagne gronda. Une puanteur de soufre les fit tousser, venue des profondeurs de la grotte. Sigurt dispersa de sa botte les braises du feu, et l’obscurité s’épaissit.
Ils longèrent la palissade du sanctuaire dans une odeur de bois brûlé. Les environs étaient déserts, et ils comprirent que les chevaliers du Cercle avaient pris position dans le village après avoir détruit le lieu de culte des barbares. Edvin était conscient de quelques bruits furtifs derrière eux : les Borags les suivaient à distance, à l’abri de la nuit.
Deux hommes gardaient l’entrée du village, qu’entourait un rempart hétéroclite formé par les ruines de plusieurs maisons : débris de toiture, rondins descellés que l’on avait entassés pour former une enceinte. Edvin regretta que Sigurt ne soit pas meilleur comédien ; la voix de l’homme d’armes semblait ne jamais faiblir, à la fois tranquille et un peu hargneuse. Mais c’était à lui de prendre la parole. Ils jouèrent à nouveau leur petite comédie, s’approchèrent des sentinelles et frappèrent à l’improviste. L’une des sentinelles se méfia de Sigurt et offrit plus de résistance ; elle cria avant de tomber. Les Borags arrivèrent quelques secondes plus tard, ils entrèrent dans le camp et la bataille commença.
Elle ne dura guère : les soldats étaient peu nombreux, surpris dans leur sommeil, et il n’y eut pas de survivants. Devant le sanctuaire, Katilik rassembla ses hommes, les félicita de leur réussite, et demanda à Edvin :
— Ils n’étaient pas bien nombreux. Où sont tous leurs chevaux ?
Edvin n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche qu’un grondement sourd leur apportait la réponse. Surgissant d’un sentier sous les arbres, les cavaliers arrivaient ; leurs armures avaient un éclat sinistre dans la lumière des torches. Il étaient plusieurs dizaines, lances et épées encore au clair, lames rougies de sang. On entendit des cris d’alarme et des ordres en langue alanienne.
Les barbares étaient inférieurs en nombre et privés de tout effet de surprise. Katilik cria :
— Vite, à la grotte !
Et ils coururent comme s’ils avaient le diable aux trousses, poursuivis par les cavaliers dont les lances faisaient des ravages chez les retardataires. Avant d’arriver au tunnel ils avaient déjà été rattrapés, et pour ne pas mourir frappés dans le dos, ils se jetèrent sous le porche du temple principal, dont les murs noircis tenaient encore debout. Une pierre levée occupait le centre de la cour intérieure. Le mégalithe couvert de lichens reproduisait grossièrement la forme du Vieil Homme de Pierre, entouré de paniers d’offrandes que des sabots avaient écrasées.
Ils barricadèrent la porte tant bien que mal avant que les cavaliers ne démontent pour entrer. Ils n’étaient plus qu’une dizaine de guerriers, dont quelques blessés qui avaient réussi à suivre la course. A l’extérieur, les chevaux piaffaient, les sergents s’interpelaient ; puis le silence se fit, et une voix forte mais un peu trop haut-perchée s’adressa à eux.
— Vous pensiez vraiment nous prendre par surprise ? Pauvres idiots ! Nous avons rendu une petite visite à votre cachette, et bientôt ça sera votre tour !
Un objet vola au-dessus des murs du temple et atterrit dans la cour, rebondit plusieurs fois avant de s’arrêter dans les paniers d’offrandes. Edvin reconnut la tête du vieux chaman, qui ne portait plus ses colliers en têtes d’oiseaux autour du cou. Quel genre de chef gardait les têtes coupées de ses ennemis ? Il en avait connu quelques-uns, qu’il ne souhaitait jamais revoir.
Des coups violents firent vibrer la porte déjà endommagée. Katilik appela quatre hommes encore valides pour la maintenir en place, et d’autres pour y ajouter des étais de fortune avec des tronçons de poutres. Edvin entendit alors un bruit derrière lui, et se retourna pour voir deux soldats sauter dans l’enceinte depuis un point moins élevé du mur d’enceinte. Immédiatement, plusieurs Borags se jetèrent à leur rencontre et le combat s’engagea ; d’autres têtes casquées paraissaient par-dessus le mur, et Katilik les empêcha à coups de lance de passer de leur côté.
Dans le sanctuaire, une mêlée brutale venait de coûter la vie à l’un des soldats Alaniens, mais l’autre s’était adossé au mégalithe, bouclier haut, et il défia les guerriers qui n’approchaient pas.
— Alors bande de sauvages, qui veut venir se faire corriger ? Mais… Qui t’es, toi ?
Il venait de voir Edvin, encore dans sa tenue de sentinelle. Ce dernier décida qu’il ne fallait attendre plus, et il fonça sur l’homme, épaulé de Sigurt qui avait eu la même idée que lui. Derrière eux, il ne remarqua pas une rumeur inquiète qui courait parmi les Borags.
Leurs équipements pris aux sentinelles les mettaient à armes égales avec le soldat, et les deux vétérans savaient comment disposer d’un adversaire inférieur en nombre. Tandis que Sigurt lui infligeait une série de coups violents qui résonnèrent sur son bouclier, Edvin trouva une faille dans sa garde et plongea son glaive à trois reprises dans le torse du soldat.
L’homme s’effondra, adossé à la pierre sacrée qu’il arrosa de son sang.
Edvin fit un pas en arrière ; il se rendit compte que tous les barbares s’étaient figés et observaient la scène.
Lurika avança jusqu’à la pierre sans daigner le regarder. Elle se pencha sur le corps du soldat qui agonisait, lui passa les mains sur les plaies et se couvrit la face de sang, puis fit face aux guerriers de Katilik. Ses yeux révulsés formaient deux tâches blanches dans la souillure de son visage. Elle cria en langue Borag :
— Sacrilège ! Les hommes du sud ont répandu leur sang impur sur notre pierre sacrée. Le Vieil Homme réclame vengeance !
Sa voix avait pris un timbre rauque, elle résonnait avec puissance dans les ruines environnantes. Le silence se fit, comme si tous attendaient ses paroles suivantes. Même les chevaliers hors des murs semblaient s’être immobilisés.
Lurika se leva et tendit les mains vers le ciel, vers la montagne. Elle se mit à déclamer des paroles dans une langue qu’Edvin ne connaissait pas, toujours avec la même voix étrange. Autour d’elle les guerriers Borags étaient tombés face contre terre, prosternés dans une immobilité de cadavres. Le vent forcit encore, il leur envoyait au visage feuilles et brindilles, gros insectes et une poudre cendreuse.
Transfigurée, Lurika hurla sa dernière invocation d’une voix à peine humaine.
Soudain Edvin vit disparaitre les étoiles du ciel : la nuit était devenue noire, et même la lumière des torches semblait pâlir. Une bourrasque de tempête balaya la forêt et le sanctuaire, porteuse d’une puanteur au goût de fumée qui leur attaquait la gorge ; plus forts encore que le vent, les grondements de la montagne étaient devenus assourdissants.
Puis un énorme roc rougeoyant, de la taille d’un attelage entier, s’abattit sur la porte du sanctuaire. L’enceinte prit immédiatement feu à cet endroit, et une deuxième bombe tomba sur le village, suivie d’une explosion de hennissements et de hurlements. Malgré les flammes, Edvin avait de plus en plus de mal à distinguer ce qui se passait dans le sanctuaire, quand il sentit une grosse main lui empoigner l’épaule :
— Edvin, tirons-nous de là en vitesse ! Sinon on va y rester pour de bon !
Sigurt l’entraina vers une brèche embrasée qu’ils passèrent en se roussissant les cheveux. Au dehors, la panique régnait ; dans une obscurité quasi-complète, des cavaliers et chevaux affolés se précipitaient en tous sens, des ordres contradictoires résonnaient, proférés par quatre ou cinq voix différentes. Un bloc de lave écrasa deux cavaliers à quelques mètres d’Edvin et Sigurt, et dans sa brève lueur ils aperçurent les chevaliers et les soldats comme pris de folie, les maisons en ruines, les corps gisant à terre, et plus loin, la lisière sombre de la forêt.
Une silhouette sombre passa près d’eux à toute vitesse, et disparut dans l’obscurité sans un bruit. Qu’était-ce ? Edvin frissonna.
— Vite, à couvert ! cria Sigurt.
Ils s’élancèrent vers les arbres ; le sol vibra derrière eux, un choc sourd résonna et la lave recouvrit l’endroit où ils s’étaient tenus. Edvin courut de toutes ses forces, la terreur lui tordait le ventre.
Soudain son pied se prit dans les jambes d’un soldat tombé. Edvin roula à terre, étourdi ; puis il se releva, jeta un coup d’oeil vers le haut, et repartit en courant encore plus vite. Qu’avait-il vu, se découpant dans le ciel, encore plus noir que la nuit ? Il ne voulait pas en savoir plus, et fila comme s’il avait le diable à ses trousses.
Si je m’en sors, plus jamais je n’irai risquer ma peau chez les barbares, se promit Edvin.
La soigneuse s’essuya les mains sur un vieux torchon grisâtre, et reboucha les pots en terre qui contenaient ses potions. Eker s'agita sur son lit, mais elle l’arrêta d’un geste.
— Il ne faut pas bouger, les brûlures sont encore à vif. Tu dois attendre jusqu’à demain, peut-être plus longtemps. Je te laisserai de quoi poursuivre les soins quand tu partiras.
— Merci, la vieille. Mais j’aimerais bien m’en aller rapidement, mes affaires m’appellent à Valkerst.
— N’en rêve même pas. Dans l’état où tu es, ça serait catastrophique, ta peau partirait en lambeaux.
Eker soupira, mais ne répondit pas. Assis à son chevet, Karman de Holberg l’observait sans émotion : sous la couche de baume, de larges pans de peau étaient soit noirs comme le charbon, soit violacés ou livides. Le seigneur de Varlkerst aurait bien pu y rester, si Karman n’avait pas été là pour le tirer d’affaire.
Pourtant Karman n’éprouvait pas grande fierté à se remémorer les événements de la nuit. L’expédition dans les bois à la tombée du jour n’avait été qu’une promenade, ils avaient passé au fil de l'épée tous ceux qu’ils avaient trouvé dans le refuge forestier des barbares, ignorant que leurs ennemis réalisaient le même carnage dans leur propre camp.
Au retour, l’enfer s’était déchaîné. Il y avait eu la voix qui clamait dans la langue des barbares, la pluie de roches enflammées, le vent empoisonné, et d’autres choses dont il espérait ne pas rêver les nuits prochaines. C’était le moment où Eker était tombé dans un hurlement de supplicié, les vêtements en feu, son armure rougeoyant dans les ténèbres. Karman s'était escrimé à le secourir et le tirer de son carcan de métal, tranchant les sangles au couteau. Puis il l’avait chargé sur un cheval et avait filé sans regarder derrière lui, laissant ses vétérans et les chevaliers du Cercle se débrouiller tout seuls.
Il avait chevauché toute la nuit et la matinée, avant d'arriver dans cette vallée perdue hors du pays des tribus libres, devant la masure temporaire d'une guérisseuse.
— Quelles sombres pensées t’agitent ? demanda Eker. Malgré l'épuisement, sa voix restait moqueuse.
— Je repense à hier soir. J’ai laissé les hommes sans direction, livrés à cette horreur…
— Il fallait bien prendre une décision. En ce qui me concerne, c’était la bonne…
— Nous sommes arrivés avec plus de cinquante cavaliers, combien auront survécu ?
— Nous le saurons bien assez tôt, répliqua sombrement Eker qui ne nourrissait visiblement aucune illusion à ce sujet. Mais c’est à cela que servent les soldats. Ils se battent et meurent.
— Un bon chef assure la sécurité de ses hommes ! Je n’en ai rien fait…
— Tu devais d’abord t’occuper de ma sécurité et de la tienne : un commandant compte plus que cinquante hommes. Écoute, mon garçon, je ne sais pas ce que tu as vu quand tu servais sur le Helten, mais ici j’ai appris quelque chose. Si quelqu’un s’engage dans l’armée, il finira tôt ou tard par y laisser sa vie. C’est le métier qui le veut : un homme prêt à mourir est bien plus fort que celui qui tient à sauver sa peau. Parfois, j’ai dû sacrifier des troupes entières pour protéger d’autres objectifs ; pourtant mes gars se sont battus comme des lions, parce qu’ils savaient que c’était leur rôle et qu’ils s'y préparaient depuis longtemps.
Eker s’interrompit et tendit le bras vers une bouteille en terre, à laquelle il but avidement. Karman reprit, méditatif :
— Tu as raison, bien sûr. Mais j’aurais pu mieux faire.
— Il est trop tard pour ça. Tu as fait ce que tu as pu en fonction des circonstances. C’est notre lot à tous.
Dans un coin, la guérisseuse souffla bruyamment, comme un gloussement grossier.
— Qu’as-tu, la vieille ? l’interpella Eker d’une voix qui faiblissait.
— Vous parlez comme si vous n’aviez pas le choix de votre conduite, comme si vous étiez condamnés à toujours tuer ou laisser mourir. Mais rien ne vous obligeait à choisir la carrière des armes. Beaucoup d’hommes mènent une existence plus paisible.
— Des marchands et des paysans ? La belle affaire… fit Eker avec un reniflement de dédain.
— Des soigneurs aussi, et des érudits, reprit la guérisseuse. Même aujourd'hui, vous pourriez encore quitter votre profession.
— Tu ne comprends pas, intervint Karman. Nous sommes des fils cadets de grandes familles, maudits dès la naissance. Nous n’avons qu’une seule voie possible si nous voulons connaitre fortune et honneurs. On ne devient pas grand en écrivant des livres !
— Qu’est-ce qui vous oblige à devenir « grands » ? Chacun peut trouver sa place dans le monde, sans forcément chercher à dominer les autres…
Les deux hommes éclatèrent de rire.
— Mais c’est la seule chose qui compte ! conclut Eker.
La fumée du campement s’élevait entre les cimes des pins, et le vent du matin la dissipait avant qu’elle ne monte plus haut et devienne visible. De temps à autre, Edvin vérifiait d’un coup d’oeil que la brise ne retombait pas. Il n’avait aucune envie d'attirer l'attention des barbares.
Sigurt termina son repas - des baies et des racines, qui accommodaient la poule sauvage qu’ils avaient tuée sur un coup de chance. Il jeta ses restes, se leva et arpenta le sol tapissé d’aiguilles, tandis qu’Edvin continuait de mâchonner. La viande était dure, mais pas sans saveur.
— Tu es sûr que personne ne nous a vus ?
— Seulement des morts, Sigurt. Les autres n’ont vu que nos derrières, quand on courait vers le sanctuaire.
— Mais quand on est sortis, il y avait encore des soldats…
— Il faisait nuit, et ils avaient d’autres chats à fouetter.
— Si quelqu’un nous reconnait un jour, on est bons pour le gibet.
— Tu as raison, l’ami, mais je vois mal comment cela pourrait arriver.
— Il viendra d’autres Alaniens, et les barbares qui nous ont capturés n’ont pas tous disparu… Qui sait quelles histoires ils pourraient se raconter.
— Que veux-tu faire ?
— Contre les barbares ou le Cercle, pas grand-chose. Mais si l’un d’entre nous se fait prendre un jour, il ne faut surtout pas qu’il dénonce l’autre. C’est d’accord ?
Edvin approuva de la tête.
— Prêtons serment, insista Sigurt.
— Si tu le souhaites.
Ils jurèrent à la mode des chevaliers Alaniens, poing contre poing, et récitèrent les anciennes formules qui les liaient dans le secret.
Puis ils levèrent le camp en silence. Au moment de prendre la longue route vers le Sud, Edvin se tourna vers Sigurt :
— On n’avait pas vraiment le choix. On a fait ce que les circonstances exigeaient.
Sigurt haussa les épaules.
— Je sais, répondit-il. Mais il vaut mieux qu’on n’aie jamais à l’expliquer à quiconque.
Et ils partirent à travers les fougères et les buissons épineux.