Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

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"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Chasse Royale

Un livre de Jean-Philippe Jaworski

Il y a un an, je découvrais le premier tome de ce qui promet d'être une série épique, et j'avais partagé mes impressions avec vous, chers lecteurs. Depuis, un nouveau tome est sorti, un frère bienveillant me l'a offert en grand format, et ma foi, je dois dire qu'il se lit bien. 

L'histoire en gros

Bellovèse, jeune guerrier celte issu d'une famille royale spoliée, a vécu son passage à l'âge adulte dans "Même pas mort", d'une manière très particulière : abattu en essayant de sauver son frère, revenu d'entre les morts sous le coup d'un interdit, il a rencontré les redoutables Neuf Vieilles, et payé un prix sanglant pour mériter sa place parmi les vivants.

Dans "Chasse royale", 8 ans se sont écoulés depuis les événements. Le héros, loin de continuer sur sa lancée, mène une existence très classique de noble : il a femme, domesticité, troupeaux, une place à la cour de son oncle, et s'illustre régulièrement dans les combats entre voisins et la chasse aux brigands. Bellovèse garde toujours à l'esprit sa dette de sang avec le haut roi, responsable de la mort de son père lors de la guerre des sangliers, un conflit inexpiable qui avait opposé rois, guerriers, druides et même dieux. Mais en pratique, il se contente de mener la vie à laquelle il se croyait destiné depuis toujours, sans que les multiples prophéties du premier tome n'aient apparemment changé quoi que ce soit à son existence.

Qu'attend-il ainsi ? Peut-être l'arrivée d'un lecteur...

L'action reprend alors que le royaume des Bituriges vit des années difficiles. Le haut roi Ambigat est dans une position délicate, deux de ses fils sont morts accidentellement, des maladies déciment les troupeaux depuis plusieurs saisons, une pluie persistante gâche les récoltes et menace même l'arrivée de l'été.

Face à ces difficultés, Ambigat a décidé de célébrer, deux ans en avance, la fête quinquennale de Beltinia. Il marquera ainsi l'avènement de l'été, le renouveau de la nature et le remplacement des anciens feux par les nouveaux, en présence de tous les rois de la celtique, souverains puissants mais censés lui payer tribut, ainsi que des druides les plus respectés du royaume. Il y aura moults festins, cérémonies, et aussi un sacrifice humain massif dans un géant d'osier. Sur la route, un cerf de dix cors anormalement grand détourne sa suite (dont fait partie Bellovèse) dans une poursuite sans succès, qui mène les chasseurs dans le domaine d'une sanguinaire divinité des bois, le Forestier.

Après cette longue diversion, tous font jonction à Autricon, capitale des Carnutes et lieu d'un dernier baroud de Sacrovèse, le père du héros, lors de la guerre des sangliers. Ces souvenirs anciens tissent une toile de fond de mauvais augure pour des cérémonies dont beaucoup contestent la légitimité. Sans trop dévoiler la suite, vous devinez bien que de vieilles rancunes et de nouvelles ambitions vont précipiter la violence. On va se flanquer de robustes peignées, chacun va devoir choisir son camp, et Bellovèse va perdre plus d'un ami cher, entre ceux qu'il retrouve face à lui sur le champ de bataille, et ceux qui tombent dans les combats qui s'ensuivent.

Une deuxième partie, prévue pour début 2017, nous contera la conclusion de cette lutte.

La même formule, en plus bourrin

Ce deuxième tome de la série commence d'une manière quelque peu laborieuse : le contraste entre le langage très soutenu utilisé pour le récit, et le vocabulaire tantôt archaïque, tantôt moderne des dialogues frise parfois l'incohérence. De plus, la recherche stylistique entraine parfois dans des impasses, quand une lourdeur superflue et un vocabulaire trop riche tuent la magie : au lieu de faire ressentir des images puissantes, le style s'interpose alors entre le lecteur et le propos, exige un décodage qui fait sortir du récit. Dans les premiers paragraphes par exemple, j'ai trébuché sur « aux lisières, les feuillages essorés s'ébrouent en buées".

Et pourtant, après ce début laborieux, ça redémarre. Les banquets, les défis et les combats de héros, les récits de guerres anciennes, ponctués d'anecdotes grotesques et de moments magiques… Jaworski réussit à nouveau l'exploit, il donne vie, dans un pays proche de nous, à une époque différente et à des peuples dont les mœurs nous sont finalement étrangères, malgré la fausse familiarité créée par les textes historiques et certaines bandes dessinées. Quand il fonctionne, le style très travaillé est aussi un des principaux outils d'immersion employés par l'auteur, tout s'anime et prend vie, on sent l'odeur des feuilles dans la forêt, on entrevoit les brumes et l'ombre du divin.

C'est un volume plus simple, plein d'action et de violence ; il est raconté d'un trait, sans les méandres temporels et mystiques du précédent. Les conflits deviennent sérieux : là où, souvent, les hâbleries se terminaient en queue de poisson dans "Même pas mort", ce qui donnait l'impression (sans doute volontaire) d'un théâtre sans enjeu, désormais le sang des protagonistes coule plus facilement, les armes sortent, des sacrilèges sont commis... Jaworski ne pose plus le décor, ses personnages brûlent leurs vaisseaux. Ça bastonne sec, trop peut-être.

On rencontre moins de magie, moins de divin. Comme si l'auteur, ayant abusé des êtres surnaturels dans le volume précédent, souhaitait maintenant focaliser son histoire sur les hommes (* cf plus bas). Je tempère néanmoins ce constat, car leurs quelques interventions n'en sont que plus significatives. De plus, Jaworski exprime en termes originaux la nature de leurs rapports. D'après l'entité inquiétante que l'on nomme le Forestier, les humains sont aux dieux ce que les chiens sont aux hommes : ils peuvent être fidèles et soumis, ou bien rebelles voire dangereux, on les élève et on les sélectionne pour une utilité et des projets dont ils ne peuvent appréhender la signification. Je n'avais jamais entendu formuler l'idée ainsi, et elle correspond bien à une vision archaïque de la religion où les dieux sont des sortes de surhommes, pas des puissances transcendantes et abstraites.

Pourtant, à la différence d'un dresseur de chiens, les divinités agissent de manière très indirecte dans le monde des humains, et se laissent rarement voir. Le surnaturel est parfois évident, mais le plus souvent il existe aux marges de la perception et de l'entendement, dans les ombres que l'on devine, une frontière floue où le lecteur peut toujours se demander ce qui doit aux dieux, et ce qui doit aux peurs et aux imaginations des hommes. C'est une des grandes réussites de Jaworski, qui fait vivre la naissance des croyances dans un quotidien plein d'inexpliqué, et en même temps crée suffisamment de surnaturel pour que le lecteur ne doute pas qu'il y ait... quelque chose.

On retrouve avec le même plaisir cet art de donner corps aux coutumes celtiques sans jamais tomber dans les images d'Épinal. Les héros qui se disputent les meilleures parts au début des banquets, comme preuve de statut ; les marchés proposés aux dieux, où un héros offre ce qu'il a de plus précieux, biens, bêtes ou humains, en échange d'une faveur, et s'impose un interdit redoutable en cas de manquement. Le terme même de héros, loin d'être un simple qualificatif, désigne ici un statut particulier, guerrier renommé de la cour d'un roi.

Et surtout, l'irrationnel et l'émotionnel règnent en maîtres sur les guerriers celtes ; un mot de travers, une insulte peuvent faire dérailler une rencontre ou une fête. Chaque rencontre est chargée de cette tension - ou bien est-ce l'odeur de la testostérone ? Dans les combats eux-mêmes, la technique passe souvent au second plan derrière les défis rituels, le bluff et l'intimidation. Comment le savent bien les amateurs de wargames, le moral est une dimension essentielle d'un affrontement, et ici il est mis en scène avec talent.

* Je note que le sex ratio de cette histoire est d'à peu près 278 hommes pour une femme. Pendant l'essentiel du récit, la seule protagoniste féminine est un personnage absent, évoqué de temps à autres comme manipulatrice de rois. Rôle traditionnel de la femme dans cette société machiste archaïque, ou cliché littéraire de récit d'action ? Sans tomber dans le travers des guerrières en string de cottes de mailles, un petit effort d'équilibrage du casting aurait été le bienvenu.

Pour qui sont ces livres ?

J'éprouve parfois le sentiment qu'au sein de la fantasy, le celtique est une affaire de spécialistes, en particulier dans un pays de culture latine comme le nôtre. Un domaine que quiconque n'a pas étudié les légendes de Cúchulainn, le Táin Bó Cúailnge et les exégèses autorisées du cycle arthurien, ne peut pas vraiment comprendre. De fait, la culture celtique antique n'est pas si évidente à appréhender, et la lecture d'Asterix ou de vieux manuels scolaires n'y prépare pas vraiment.

Pour autant, point n'est besoin de clefs de déchiffrement pour suivre cette histoire, et en ce sens elle satisfera tous ceux qui ont envie de dépaysement. Non pas d'une simple évasion dans un ailleurs imaginaire, mais dans un monde qui essaye de ressembler à l'imaginaire des gaulois de l'époque. Plus qu'une reconstitution historique, l'auteur tente ici une reconstitution mythique : nous plonger dans le monde tel qu'ils le voyaient et l'imaginaient. Il suffit de se laisser prendre par la main et on peut y entrer : n'est-ce pas cela, la magie du livre ?

L'absence de carte est évidemment voulue, de même que la manière de s'orienter (à droite, à gauche, plutôt qu'en direction d'un point cardinal...). Pour nous plonger dans l'espace où vivent ses celtes, l'auteur a choisi de nous priver de nos repères. Impossible alors de se raccrocher à un atlas moderne, où l'on pourrait situer le Gué d'Avara à côté de la station Shell sur la N22, et les Orcyniens entre Belfort et Mulhouse. Bien sûr une recherche des toponymes dans wikipedia permettrait à chacun de se faire une idée, mais ce n'est pas ce que propose l'auteur et il vaut mieux ne pas essayer.

Je voudrais malgré tout donner un avertissement. Si vous êtes un bonze non-violent, que l'idée du sang vous donne des palpitations, ou que vous aimez les récits où l'on prend le temps de se poser et d'analyser un peu la psychologie des personnages, le bruit et la fureur de ce cycle ne sont sans doute pas pour vous.

The Ocean at the End of the Lane

Adieu, carnets