Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Adieu, carnets

J'ai une faiblesse

L'autre jour, j'ai encore craqué. Je m'étais promis de ne pas recommencer, mais rien n'y a fait. J'avais trouvé un modèle à la fois familier, avec son élastique pour le maintenir fermé, et original – admirez ces touches d'orange qui s'harmonisent étrangement avec sa couverture taupe, douce au toucher comme, heu, un cuir synthétique produit au kilomètre à partir d'hydrocarbures, dans de lointaines usines.

Comment résister?

Seul avec moi-même, dans un rayon de ce supermarché de la culture récemment ouvert, je me suis encore acheté un carnet.

 

N'est-il pas beau ? Il est encore plus chouette que ce modèle trouvé chez Muji il y a quelques années (et toujours en vente), dont la minimaliste simplicité inspire l'envie d'écrire un roman russe, là, tout de suite. Je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous ses lignes épurées, ce mélange noir-anthracite, cette couverture satinée, ces matières simples mais nobles...

 

Cette petite faiblesse me poursuit depuis des années. J'ai successivement craqué pour des modèles de grande taille ou minuscules, sobres ou décorés, modernes ou archaiques... Mes proches, ayant trouvé ce moyen de me faire plaisir, ont eux aussi apporté leur pierre à l'édifice :

Promesses non tenues

Et pourtant, j'ai décidé à de multiples reprises d'arrêter cette accumulation. Aurais-je peur de vivre dans une maison remplie de papier ? Héhé, aucune chance ! Cette passion coupable serait-elle responsable de ma ruine imminente, faisant de moi un père Goriot de la papeterie, condamné à rembourser sa folie pour le reste de sa vie ? Pas au prix où sont les fournitures.

Non, la tragédie de ces carnets est qu'ils ne sont pas utilisés. Leurs pages restent aussi blanches qu'au premier jour, vides de toute prose, ignorés par leur maître comme des chiens que l'on enferme du matin au soir dans un appartement vide – mais au moins les chiens doivent être nourris et promenés. Mes carnets n'ont pas droit à ce genre d'attentions.

Il n'en a pas toujours été ainsi. Autrefois, il y eut époque lointaine, voire héroïque, où j'étais un futur barde jeune et insouciant, où les dieux et les géants parcouraient encore la terre. Je me déplaçais alors muni d'un sac à dos dans lequel se trouvaient, entre autres affaires indispensables, un carnet moleskine (TM) et un stylo-bille. Ainsi équipé, je me faisais un plaisir de capturer les envies et les idées qui me venaient en vue d'un usage futur, tout en m'efforçant de ne pas me prendre pour un Balzac ou un Hemingway. Car le barde sait rester modeste.

Deux déceptions, deux promesses non tenues sont venues détruire ce paradis terrestre, précipitant une chute qui résonne encore dans tout le Tartare.

D'abord, l'écriture manuelle est un acte quasi-artistique. Qui n'a jamais rêvé de noircir des pages d'une plume majestueuse, comme le faisaient nos ancêtres :

Sans aller aussi loin, il existe aussi une esthétique du griffonnage. 

Un carnet nous sert dans le monde réel, loin du confort d'un bureau ou d'un écritoire de copiste. Il ne s'ouvre pas complètement, il est plus difficile d'y poser la main que sur le vélin de premier choix auquel mes prospères lecteurs sont accoutumés. C'est un objet de l'instant, de terrain, qui vit sur son propriétaire, se corne et se jaunit, se tache de café et de bière selon l'heure du jour ou de la nuit. Mais de ce fonctionnalisme peut naitre une autre sorte de beauté. J'en veux pour preuve ces notes prises par un de mes fidèles lecteurs, le jeune Leonardo da V., habitant Amboise. 

Ce petit détour, pour en arriver à la première déception. En effet, quand votre ami Barde griffonne dans un carnet, le résultat ressemble plutôt à ça (en moins bien écrit) :

Il arrive un moment où, à force de dégradation, même l'observateur le plus indulgent n'arrive plus à trouver de charme à ses gribouillis.

L'autre déception a frappé plus tard, mais avec une force écrasante. Un jour, j'ai égaré un carnet dont presque toutes les pages étaient remplies. Puis, quelques années plus tard, un autre. Que se passe-t-il quand on perd l'accumulation de plusieurs mois ou années d'idées, de phrases, de mots, d'images mentales ? À peu près la même chose que si votre disque dur expire, emportant dans l'au-delà électronique toutes ces photos que vous n'aviez jamais sauvegardées. C'est un drame.

On pousse un grand hurlement, on maudit la cruauté des dieux et des muses, on trépigne, on appelle la police et les pompiers de la donnée, puis, tel le barde vaincu, on courbe la tête, on fait son deuil et on se remet à l'ouvrage, essayant de récupérer ce qui peut l'être dans ses souvenirs délavés. Mais cette séparation, cette ablation, on en garde la cicatrice toute sa vie, monsieur. Perdre des idées, c'est se détacher d'une partie de soi, c'est subir en un instant le travail d'érosion que le temps accomplit d'ordinaire en plusieurs années. 

À chaque fois que cela se produit, la raison d'être (en français dans le texte, à prononcer avec l'accent d'Oxford : wayson d'etchwe) du carnet se trouve mise en défaut : j'avais confié mes économies d'idées à cette banque de papier, et voici que ses coffres sont vides ! Mon carnet tant aimé s'est carapaté avec le magot, comment pourrai-je encore faire confiance à un de ses semblables ? Passons sous silence le fait que je suis en réalité le principal responsable de la catastrophe.

Le remplaçant

Comme si cela ne suffisait pas, le carnet a désormais un concurrent sérieux :

Hey baby !

Alors que je sortais de ma grotte aux débuts des l'années 2010, découvrant la technologie moderne, j'ai commencé à prendre des notes sur un smartphone, m'étant bien assuré au préalable que chacun de mes mots serait sauvegardé dans ce fameux "nuage" omniscient dans lequel nous baignons. Désormais, mes notes vivent à la fois dans ce carnet électronique, sur le disque dur de mon ordinateur et ses divers backups, sur les serveurs de Dropbox, et sans doute aussi chez la NSA et le FBI. Tous ces braves gens à qui je pourrai demander mes sauvegardes le moment venu, qui peut-être m'appelleront pour suggérer des corrections ("Il y a trois 'r' dans 'terroriste', monsieur Barde. Il n'y a pas de quoi."). Toute cette sécurité, voilà qui réchauffe le coeur.

Evidemment, taper du texte sur un écran de verre demande un petit apprentissage, et le résultat est tout sauf "organique" : chaque signe est froid et parfait, tracé dans une police de caractère qui ne laisse rien au hasard. Mais finalement, je ne suis pas si attaché à mon écriture manuscrite, peut-être pour les mêmes raisons que l'on supporte mal d'entendre sa propre voix.

La prise de note directe dans un fichier supprime le besoin de saisir les notes manuscrites sur un support numérique. Pourtant, cette étape de recopie donnait aussi l'opportunité de réexaminer chaque mot que l'on avait écrit, d'une manière bien plus précise et attentive que ne le permet une relecture cursive. Mais le gain de temps et la flexibilité accrue (plus besoin d'attendre de se retrouver devant un clavier pour mettre ses notes à l'abri) en valent la peine.

Et pourtant...

Il reste difficile de tourner la page (hihi) du carnet. Quelles sont les raisons de cette trouble attraction qui se saisit de moi, à chaque fois que je passe dans les rayons papeterie de la Fnac, ou devant une gondole gorgée de folios aguicheurs ? D'où vient cette sensualité déchainée qui fait chavirer le cœur et s'entrebâiller le porte-monnaie ?

Hum.

Il faut d'abord mentionner les effets hypnotiques de l'alignement, des rangées et des piles présentées en rayon : les produits manufacturés ne sont jamais aussi attrayants que lorsqu'ils sont ordonnés en grand nombre.

Mais allons un peu plus loin. Un carnet est, physiquement, le même objet qu'un livre: un bloc de pages reliées, qui se présente fermé au regard. Comme le livre, c'est un univers clos à découvrir : en ouvrant ses pages, on peut se plonger dans une histoire ou une pensée. Un monde dans une bouteille, parfaitement portable, dont le lecteur a la clef. Pour l'amateur de livres, le carnet déclenche un signal pavlovien.

Bien sûr, à la différence du livre, le carnet est vide quand on l'achète : rien sur la couverture, rien sur les pages à l'intérieur. Mais l'anonymat de son extérieur ne fait qu'accentuer son secret, le mystère de ce qu'il pourra contenir, là où les couvertures illustrées des livres en disent souvent trop. 

Ce vide constitue son attraction la plus forte : le carnet existe pour que l'on se l'approprie. Objet manufacturé parfaitement anonyme, il est appelé à devenir de plus en plus unique, jusqu'à atteindre le terme de son existence, sa perfection, chaque page chargée de mots, de marques d'usure et de tâches. Sans doute à cause de ce contraste, les carnets qui me plaisent le plus sont produits en grande série.

Il est d'autant plus triste de les voir dépérir sans accomplir leur destinée. D'ailleurs, si des lecteurs ont des idées, je suis preneur : je passerai relever des copies dans deux heures.

Chasse Royale

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