Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

The Ocean at the End of the Lane

En français : l'océan au bout du chemin

En français : l'océan au bout du chemin

Manuscrit trouvé sur une poubelle

Je vis dans un immeuble plutôt bien fréquenté. Comment le sais-je ? Hé bien l'autre jour, alors que votre barde vaquait paisiblement à ses affaires domestiques, il s'est soudain arrêté, aux aguets, la truffe flairant le vent. Ce petit parfum acidulé... Ce nez puissant, avec une entrée en bouche plus douce... On dirait ma littérature favorite !

Et à n'en pas douter, juste en bas de l'immeuble, une main anonyme avait laissé à disposition de qui en voulait un petit livre de Neil Gaiman, en anglais, à peine usagé.

Il n'est pas resté là longtemps. Je l'ai recueilli et lui ai donné le gîte, sinon le couvert, dans ma base secrète de barde.

Ma réaction s'explique facilement. J'ai decouvert Neil Gaiman dans les années 90, alors que, jeune barde insouciant avec du temps à revendre, je parcourais le monde. Dans un magasin de comics, j'ai acheté (un peu au hasard) un des tomes de la serie Sandman. Ce fut un émerveillement. À mon passage suivant, j'ai acheté les 9 autres volumes. J'ai entendu dire que Neil Gaiman fait souvent cet effet ; de tous les auteurs que je connais c'est celui qui s'apparente le plus à un conteur, qui vient s'installer chaque soir sur sa vieille chaise en osier au coin du feu, prêt à nous narrer une nouvelle histoire surprenante, exotique, ou juste émouvante.

Or donc, j'ai commencé ce livre trouvé un samedi, et l'ai continué par petites bouchées d'épicurien pendant le week-end. Le lundi soir, j'avais atteint à peu près le tiers de l'histoire, quand avant de me coucher je me suis dit :"Allez, un petit chapitre".

Je ne l'ai reposé sur la table de nuit qu'à une heure bien avancée de la nuit, après le mot "Fin", le générique et les bêtisiers. Cela vous dit quelque chose sur ma première impression.

L'histoire d'un gars

Un homme d'âge mûr, solitaire, revient dans le Sussex (hihi) où il a grandi pour assister à un enterrement – on ne saura pas précisément qui, mais c'est certainement son dernier parent. Après la cérémonie, il échappe à la famille et revient sur les lieux de son enfance. Dans la ferme des Hempstock, au bord d'un étang, il se souvient d'une aventure fantastique.

Le reste du livre nous plonge avec lui dans ce souvenir d'enfance : les problèmes d'argent de ses parents, la mort d'un locataire et les phénomènes étranges qui s'ensuivent, la manière dont Lettie Hempstock, voisine aux mystérieux pouvoirs, règle avec lui l'affaire, et les retournements de situation au cours desquels il court des dangers croissants.

C'est un récit d'où les adultes sont essentiellement exclus, ignorants des faits surnaturels qui affectent leur fils, ou des visiteurs d'autres mondes venus menacer leur vies presque tranquilles. Seules les trois magiciennes voisines vivent dans cet univers et y manient quelque pouvoir. Le héros lui-même, asocial et grand lecteur, se réfugie souvent dans des récits pour enfants démodés, contes ou historiettes de propagande qui servent de contrepoint à cette histoire plus sombre et inquiétante.

Du Gaiman de bonne tenue

Voici donc un nouveau (2013) Neil Gaiman de facture classique, qui fait naître le fantastique des événements les plus quotidiens. Probablement teinté d'autobiographie, tant le héros présente de points communs avec l'auteur ; anglais, goût pour la lecture, les comics et l'imaginaire, référence à des amis partis en Amérique... On se prend à supposer que le reste colle aussi.

Comme dans Neverwhere, il nous dévoile une face cachée du monde ; comme dans Sandman, des archétypes antiques révisés (les Parques et leur fil rouge) gouvernent cet univers parallèle.

Son talent se révèle dans l'économie de moyens, le déséquilibre permanent entre ce qui est montré (assez peu en fait, à part dans les scènes les plus dramatiques) et ce qui est suggéré ou laissé à deviner ; le récit est court, on aurait du mal à décrire précisément les règles et la géographie de cet autre monde, et encore plus à expliquer ce que sont au juste les trois magiciennes, et pourtant on n'a besoin de rien de plus pour suivre son récit, et même s'y plonger sans retenue.

On retrouve aussi sa patte dans la gravité des thèmes, en particulier la solitude d'enfance et ce qu'elle peut avoir de terrifiant quand toute protection fait défaut ; l'absence et l'oubli aussi, soulignés par ce retour sur soi qui s'avère être la recherche impossible d'une amie perdue.

Bonus: les livres de récupération

Je m'amuse toujours des efforts des lecteurs dont on trouve les traces sur les pages des livres. Étudiant, mes manuels d'occasion étaient ornés de marques de stabilo qui couvraient parfois plus de la moitié de la surface de texte. Certains chapitres resplendissaient de couleurs chamarrées, tandis que d'autres, ignorés ou lus à une période de l'année où le lecteur avait changé de méthode, n'arboraient qu'une banale grisaille typographique.

Dans le cas de mon livre trouvé, son jeune lecteur (ou sa lectrice) avait à coeur d'élargir son vocabulaire anglais, et entourait au crayon sur chaque page les mots les plus difficiles. Après avoir essayé quelques secondes d'ignorer cette signalisation, j'ai attrapé une gomme et j'ai tout effacé à gestes compulsifs, pour pouvoir me concentrer sur le texte. Ce faisant j'ai constaté que la fièvre d'annotations n'avait duré que deux chapitres et demi, mais le mot de la fin m'échappe : la lecture s'est-elle arrêtée là, défaite par les difficultés de la langue ? Ou bien s'est-elle poursuivie avec légèreté jusqu'à la dernière page, sans plus se soucier du dictionnaire ?

Il ne me reste plus qu'à relâcher dans son milieu naturel ce bel animal, couturé et tanné par les ans. Peut-être dans un café, peut-être dans les transports, ou bien dans un lieu d'attente abrité de la pluie. J'ajouterai sans doute un mot pour mon successeur, qui j'espère l'appréciera autant que moi.

Rebellion

Chasse Royale