Le soleil projette à l'horizontale sa lumière orangée dans la futaie. Derrière le sergent, les soldats avancent en file indienne, sans un bruit, courbés pour éviter que leurs casques ne dépassent des buissons qui encombrent le sous-bois. Des ombres étranges se dessinent sur leurs visages, évoquant des tatouages ou des éclaboussures colorées. Edvin se souvient d'une tradition dont on lui a parlé au coin du feu - n'est-ce pas ce que les barbares appellent l'Heure du Sang ? Toujours ce goût du drame.
Munar le précède, sa silhouette remplit son champ de vision : le spadassin a les épaules deux fois larges comme les siennes. Derrière lui vient encore une douzaine de combattants alaniens, vétérans de cette guerre du Nord qui n'en finit plus. Sur leurs armes, leurs boucliers ou leurs tenues, on trouve parfois, à moitié effacée, la noire silhouette d'un lion sur deux lances entrecroisées. L'emblème des ducs de Heim, dont ils servent l'ambition dans ces confins hostiles.
Edvin a déjà sauvé la vie de plusieurs d'entre eux, et il doit la sienne à bien d'autres encore. Ils ne comptent plus ces faits d'armes, qui les soudent avec une force qui défie l'autorité de certains jeunes capitaines.
À l'approche du sommet de la côte, le sergent Ektar lève la main droite et leur impose le silence. Un ordre superflu : ils n'ont pas dit un mot depuis des heures, pense Edvin. Au moins on sait qu'on approche. Munar se retourne vers lui et sourit. En voilà un qui aime ce qu'il fait, son regard a un éclat meurtrier qui fait froid dans le dos. Mais Edvin n'oublie pas toutes les fois où ils ont combattu ensemble, dos à dos dans des mêlées d'où sa force colossale et sa férocité les ont sortis sains et saufs. Et les moments où lui-même a succombé à la même fureur sanguinaire... Aujourd'hui encore, il lui confierait sa vie sans hésiter.
Les soldats s'allongent dans les feuilles mortes à côté du sergent. Le jeune Jaklos, un de leurs éclaireurs, rampe entre les troncs, passe sa tête nue au-dessus de la ligne de crête et observe entre les buissons le campement en contrebas. Il confirme d'un signe : les borags sont de l'autre côté. Jaklos revient et chuchote les détails à Ektar. Edvin se trouve juste à côté et écoute avec attention : pas de chevaux, une vingtaine de guerriers dont plusieurs blessés, regroupés autour de deux feux, en train de monter le camp pour la nuit. Ils ont parmi eux un colosse aux cheveux teints en orange, ce sont bien les responsables du guet-apens tendu à la patrouille deux jours auparavant. Ektar fait signe à tout le monde : on planque ici, et on attaque quand ils dorment.
"Être soldat, c'est savoir attendre." Le vieux dicton alanien s'applique parfaitement à la guerre dans les forêts. Les soldats attendent donc, allongés sur le dos, contemplant les frondaisons qui sombrent lentement dans l'obscurité, sous la garde de deux éclaireurs qui surveillent régulièrement le camp des barbares. Pour plus de sécurité ils ont approché sous le vent, car les borags ont des limiers qui leur signalent l'approche de l'ennemi. De temps à autre, un hennissement ou un éclat de voix leur parviennent, portés par la brise. L'air sent la résine de pin et l'humus frais, mais la puanteur des charognes n'est jamais bien loin.
Le petit Jaklos est vautré dans les aiguilles à côté d'Edvin. Il a encore le nez en trompette et les tâches de rousseur d'un enfant, mais la guerre le fait mûrir avant l'âge. Il prend son rôle d'éclaireur très au sérieux, pourtant son excitation évoque parfois à Edvin un galopin de ferme qui fait des mauvais coups.
Enfin, Ektar secoue l'épaule de son voisin, qui passe le signal ; tous se préparent, et à l'ordre du sergent, ils passent la crête et dévalent la pente sans un cri. Comme toujours, Edvin arrive au contact dans les premiers, il voit la stupeur dans les yeux de la sentinelle qui reçoit son bouclier en plein dans le ventre – il lui porte l'estocade au défaut de l'épaule, et déjà les soldats répandent la mort dans le campement.
Le hurlement de l'autre sentinelle donne l'alerte, et immédiatement les barbares sautent sur leurs pieds ; beaucoup dormaient avec leurs armes. Un affrontement inégal commence, le métal sonne contre le métal, déchire la chair. Étrangement, le silence d'avant la bataille se poursuit dans la tête d'Edvin, sorte de mélodie sans musique, sans paroles, née durant les heures de marche dans la forêt, qui a pris possession de son esprit et le porte alors qu'il perce, taille, piétine et frappe du gantelet ou de la tête les adversaires mal armés, mal réveillés qui surgissent devant lui.
Autour de lui tout va très vite. Pris par surprise, les borags se font tailler en pièces, l'affaire tourne au carnage. Quelques rescapés arrivent à se dégager et fuient dans le sous-bois. Ektar crie :
"Munar, Edvin, Harman, Jaklos, avec moi pour la poursuite ! Les autres, achevez les blessés et assurez-vous que personne d'autre ne nous a échappé."
Bonne chance pour trouver une piste dans ce chaos, pense Edvin tout se faisant une torche d'un brandon pris dans le feu de camp. Puis il court à la suite du sergent, malgré une voix intérieure venue d'ailleurs, qui soudain le supplie : «N'y vas pas !»
Le bruit de la course des borags s'estompe, mais Ektar a surpris du mouvement dans la descente. Les soldats se lancent vers le petit ruisseau qui coule au fond de la combe.
Alors qu'ils contournent un énorme tronc déraciné, dont les racines montent au-dessus de leurs têtes et se perdent dans la nuit, une silhouette s'abat sur Munar, qui pousse un cri sourd. Edvin a tout vu, et deux battements de cœur plus tard son épée perce le thorax du guerrier, qui glisse au sol. Munar le remercie de la tête, mais une tâche sombre s'élargit sur son épaule gauche, et sa démarche est moins légère désormais.
Arrivés en bas du raidillon, les alaniens se taisent et écoutent ; Edvin prend conscience de la respiration rauque de Munar. Le petit Jaklos s'exclame à mi-voix :
— Derrière ces buissons ! Ils sont...
Soudain, l'horreur. Jaklos essayant de retenir ses boyaux qui glissent entre ses mains ; Ektar soulevé de terre par un coup d'une violence inouïe ; Munar qui tombe à genoux, une fontaine de sang jaillissant de sa gorge déchiquetée. Partout la puanteur du sang, des tripes et de l'urine, mêlée d'autre chose : les relents musqués d'une bête fauve.
Et l'abomination face à lui, que son esprit se refuse à comprendre alors qu'il court comme un dément dans l'obscurité de la forêt, laissant Harman affronter la mort seul.
Edvin se réveilla en sursaut, assis dans le lit, aspirant l'air à grand traits comme un plongeur qui revient à la surface d'un étang obscur. Il était trempé de sueur, tremblait de tous ses membres, mais Grita dormait toujours. Au moins il n'avait pas hurlé.
Foutu cauchemar, toujours le même depuis des années. Le temps n'avait pas effacé les souvenirs, ils étaient d'un réalisme total, jusqu'aux voix de ses compagnons, à l'odeur du carnage qui lui semblait encore flotter dans la chambre à coucher.
Edvin se força à contrôler sa respiration, à compter les battements de son cœur. Lentement les restes du cauchemar se dissipèrent, les chatoiements fantômes des torches s'éteignirent à la périphérie de son champ de vision.
Grita se retourna sans s'éveiller. Le bruit régulier de son souffle l'apaisait. Plus bas à côté de leur lit, il devinait la marque claire de la couche de Njord, leur fils. La pièce était plongée dans l'obscurité, à part une ligne bleutée qui filtrait entre les volets – la pleine lune s'était levée pendant son sommeil. Edvin avait la gorge desséchée comme s'il venait de se battre pour de vrai. Il aurait tué pour une gorgée d'eau, mais il était toujours en sueur, et n'avait pas envie de s'exposer ainsi à l'air glacé de la pièce d'à côté, où ils mangeaient et gardaient les provisions.
Il resta ainsi, à moitié assis, glissant doucement dans un début de somnolence, ce flottement du dormeur qui ne se résigne pas à sortir du lit tout en sachant que c'est inéluctable.
Au bout d'une longue minute, il prit une profonde inspiration ; soudain son sang se figea, tous ses poils se hérissèrent.
L'air de la chambre empestait l'odeur acre d'un fauve.
Edvin scruta l'obscurité. Son coeur s'était remis à battre à grands coups, sur un rythme de panique qui faisait trembler tout son corps. Personne dans le rai de la lune, mais il lui sembla distinguer une forme dans l'obscurité profonde, près de la porte de la chambre. Ses yeux était emplis des nuées violettes et rouges sombres produites par la cécité, petites lumières irréelles dansant devant ses pupilles, qui dessinaient fugacement des contours aux proportions étranges.
Un mouvement. Dans le filet de clarté apparut une silhouette à l'épaisse toison – un instant Edvin crut voir un ours gris s'approcher du lit. C'était la fourrure d'un manteau barbare, porté par un homme de très grande taille aux traits masqués par l'ombre, qui pointait vers lui une lame nue. Il tendit sa main libre vers Edvin, paume vers le haut, et ramena les doigts vers lui à petits coups brefs, intimant l'ordre silencieux de le suivre.
Cet homme était-il venu seul ? Peu probable... Comment était-il rentré aussi discrètement ? Avait-il trouvé les armes qui se trouvaient dans l'autre pièce ? Avec mille précautions, Edvin se leva du lit.
Si Grita ou Njord se réveille, il va les tuer.
Le barbare fit un pas vers la porte de la chambre, l'ouvrit en silence et attendit qu'Edvin passe. Ce dernier se retint de jeter un dernier coup d'oeil derrière lui, pour un adieu à sa famille ; il comptait bien les revoir, mais quelque chose lui disait de se préparer au pire.
Dans la pièce de vie, une chandelle était allumée. Deux autres intrus l'attendaient, debout dans la lueur de la flamme. Des borags aux membres épais, aux cheveux longs et noirs, aux yeux clairs qui le fixaient sans trahir d'émotion. Ils étaient vêtus de cuir et de fourrure, où s'accrochaient encore des flocons de neige, et tous portaient des armes : épées ou haches, de bronze ou d'acier. Edvin nota ce qui pendait à leurs colliers de cuir : griffes de lynx, dents d'un petit fauve – sans doute un renard, et des canines d'ours sur le colosse qui venait de refermer la porte de la chambre. Ces insignes et ces totems les désignaient comme des guerriers, plutôt que d'anciens cultivateurs passés au maraudage tels qu'on en trouvait dans les recoins pauvres de la Marche. Pas sûr que ce soit bon signe.
Le guerrier-ours pointa à nouveau son épée vers la poitrine d'Edvin, et lui fit signe de la main de reculer jusqu'au mur. Sa lame portait des marques d'usure, l'acier était terni, mais le fil brillait. Pendant ce temps, celui qui portait les dents de renard, un homme plus petit, trapu et balafré, se mit à ouvrir tous les meubles de la pièce et à fouiller leur contenu ; malgré ses mains de tueur, l'homme procédait avec habileté, sans faire de bruit, sans rien laisser de côté. Arrivé au fond du plus gros coffre, il marqua un temps d'arrêt, poussa un sifflement étouffé : il avait trouvé la pointe de lance, seul souvenir qu'Edvin avait gardé de sa carrière de soldat, et que l'emblème au lion rattachait sans aucun doute possible aux ducs de Heim. Il montra sa trouvaille à ses compagnons, et le plus grand interrogea Edvin du regard en le pointant du doigt.
Si c'est à moi ? Difficile de nier l'évidence...
Edvin acquiesça donc. Les trois hommes s'assombrirent ; visiblement, les insignes des armées alaniennes leur rappelaient de mauvais souvenirs. Cela confirma ce qu'Edvin avait commencé à soupçonner : ces barbares n'appartenaient pas aux tribus libres mais à ce qui restait du clan de l'Ours, dont le duc de Heim avait pris les terres lors de la Conquête. De mieux en mieux...
Pendant que le guerrier au renard poursuivait sa fouille, mettant de côté quelques provisions pour son propre usage, celui au lynx se dirigea vers la chambre où dormaient encore Grita et Njord. Edvin sentit un nœud glacé se former dans son ventre. Le colosse qui le gardait croisa son regard et sourit, moqueur. La chandelle projetait sur son visage des ombres sardoniques.
Une éternité sembla s'écouler ; finalement le guerrier-lynx ressortit, tenant dans sa main une petite bourse en cuir brut. Edvin serra les dents pour retenir un juron : ils lui prenaient tout ce qui restait de la revente des pierres précieuses trouvées avec Efi, son associée de circonstance. Les fonds dont il avait besoin pour son négoce de coureur des bois, reconstitués miraculeusement après que son demi-frère l'eut rançonné dans sa propre maison.
Le lynx montra le contenu de la bourse à l'ours, qui y jeta un rapide coup d'œil ; aucun muscle de son visage ne bougea, mais Edvin devina de la déception.
Ils en avaient juste après mes économies ?
Son incrédulité était justifiée. D'un geste, le colosse aux dents d'ours lui désigna les manteaux accrochés au mur près de l'entrée, puis la porte. Le message était clair : Habille-toi, on sort. Edvin enfila les multiples couches de laine, de cuir et de fourrure qui lui permettraient d'affronter le froid du début d'hiver – dehors la nuit était glaciale. Tout en se couvrant, il évalua ses chances d'attraper discrètement un couteau ou une autre arme, pour préparer une occasion future. Mais il n'y avait rien à portée de la main, et le barbare ne le lâchait pas des yeux. Même en prenant son temps, il fut vite prêt.
Par signes, le guerrier au lynx lui ordonna alors de présenter ses poignets, et les attacha bien serrés avec une corde dont il comptait visiblement se servir comme d'une longe. Puis il ouvrit la porte d'entrée et sortit, tandis qu'une vague de froid balayait la pièce avec une violence silencieuse. De la pointe de son épée, le gardien d'Edvin lui fit signe de suivre.
Arrivé au pas de la porte, Edvin fut soudain saisi par la panique : il était en train de se laisser emmener comme un mouton à l'abattoir ! Il avait passé des années à s'entretuer avec ces barbares, et voici qu'il partait avec eux dans la nuit, sans que personne ne sache où ils l'emmenaient, sans même comprendre ce qu'ils lui voulaient...
Une violente bourrade dans son dos le fit trébucher et il manqua de s'affaler dans la neige. Derrière lui, le guerrier-ours referma la porte, et lui dit un seul mot:
— Cours !
Sa voix était un grondement aussi râpeux que son physique le laissait imaginer.
Je pourrais crier et me débattre, et tout le village leur tomberait dessus, mais je serais le premier à mourir...
Pas le temps de réfléchir, déjà les trois hommes partaient d'une foulée allongée que ses liens l'obligèrent à suivre. Le lynx et l'ours étaient devant lui, et le renard le suivait ; Edvin avait vu un glaive à son côté, qui lui était sûrement destiné s'il leur posait trop de problèmes. En quelques secondes, bien trop vite à son goût, ils sortirent du village et se dirigèrent vers le Nord ; leurs chausses s'enfonçaient désormais dans la neige avec un crissement étouffé. Edvin connaissait la région comme sa poche, et il constata sans surprise que les borags passaient au large de Tour Sonborg, le fortin d'où l'Ordre du Cercle contrôlait les routes, car même la nuit des patrouilles à cheval pouvaient circuler dans les environs. Il neigeait avec régularité, les flocons lui tombaient parfois dans les yeux ou sur le nez, mais il ne pouvait pas s'en débarrasser et continuait de suivre le rythme des barbares, qui parfois tiraient d'un coup sec sur sa corde s'il n'allait pas assez vite.
Ils trottaient à petites foulées rapides ; si Edvin était encore bon marcheur, son entrainement militaire était loin derrière lui, et il savait que ce rythme allait l'épuiser. Les guerriers ralentissaient seulement dans les côtes les plus raides, et marquaient parfois une pause en haut d'une colline, mais cela donnait à peine à Edvin le temps de reprendre son souffle, et le redémarrage lui demandait un nouvel effort de volonté.
Il concentrait son attention sur le sol, veillait à ne pas se tordre la cheville – au moment de s'échapper, il lui faudrait toute sa vitesse. Il perdit progressivement toute notion de leur route, uniquement conscient des obstacles, ruisseaux, pierriers, broussailles et futaies qu'ils passaient de la même foulée. Puis l'inévitable arriva : alors qu'ils coupaient à travers des buissons épineux, son pied accrocha une racine et il s'étala de tout son long. La corde tira sans pitié sur ses poignets, l'empêchant de se redresser, puis elle se détendit. Edvin avait encore le souffle coupé de sa chute, et peinait à se remettre sur pied, quand une poigne énorme se referma sur son bras et le tira vers le haut. Le guerrier-ours le maintenait debout, les pieds touchant à peine le sol, sa face velue à quelques centimètres de son visage, environné d'une inquiétante odeur de bête. Il plongea ses yeux dans ceux d'Edvin, avec un rictus de contrariété. Ses bras d'une force inhumaine le maintenaient dans un étau. Le moment dura, puis il cracha, avec l'accent lourd des borags :
— Ne tombe plus.
La course reprit, et pour Edvin commença une longue épreuve. Il lui fallait lutter contre la faiblesse qui envahissait ses cuisses, endurer la brûlure de l'air glacé dans ses poumons, les accidents du terrain, sans se laisser déséquilibrer par les tractions brutales sur sa longe. Des lueurs et des éclairs se déplaçaient à la limite de son champ de vision, la nuit semblait s'obscurcir encore, et il sentait qu'à tout moment il risquait de s'effondrer, mais quelque chose entre la peur et la fierté l'obligeait à serrer les dents et à redoubler d'efforts.
Une heure après le lever du soleil, les barbares entrèrent dans un bosquet, trouvèrent un épais buisson sous lequel ils se serrèrent pour dormir. Edvin savait que c'était le moment de tenter une évasion, mais ils avaient attaché sa corde à un tronc couché contre lequel était allongé le guerrier-ours. Alors qu'Edvin cherchait comment s'en approcher sans éveiller les soupçons, ses yeux se fermèrent et il s'endormit, épuisé. Les borags le secouèrent quelques instants plus tard – ou plutôt quelques heures : le crépuscule était arrivé. Tout le monde but, les barbares mangèrent un peu de viande séchée, et ils reprirent leur course, sans pitié pour ses membres froids en engourdis. Il se sentait faible comme un nouveau né ; à nouveau, la seule chose qui exista pour lui fut la neige sous ses pieds, la traction de la corde sur ses poignets, et la volonté farouche de ne pas tomber. Le temps s'étira, devint infini, disparut.
Une main le saisit à l'épaule et l'arrêta ; il se rendit compte qu'il marchait – ou titubait – depuis déjà un moment, et que la corde ne le tirait plus en avant. Levant les yeux, il vit qu'ils étaient arrivés devant une paroi calcaire percée d'un passage que gardaient deux sentinelles emmitouflées dans des fourrures : des borags, bien sûr. Le ciel s'était assombri, et on distinguait sur les parois crayeuses de la grotte les lueurs mouvantes d'un foyer. Le guerrier au lynx le fit avancer vers l'intérieur, et Edvin accueillit avec délices la chaleur du feu, l'odeur de fumée et de viande boucanée à la mode barbare qu'il avait sentie tant de fois, dans les campements des tribus libres où il achetait des fourrures.
Pendant que ses trois ravisseurs engageaient la discussion avec un jeune guerrier à la voix impérieuse, ses jambes cessèrent de le porter et il s'effondra par terre. Il resta affalé comme un sac de patates, seulement conscient de son propre souffle et de l'épuisement de tout son corps. Incapable de se mouvoir, il cherchait dans le sol un appui contre le tournoiement qui s'emparait de lui, et commençait à glisser dans l'inconscience quand on le força à se lever à nouveau. Bien sûr, ils n'en avaient pas fini avec lui, pas après lui avoir fait parcourir qui sait combien de lieues en plein coeur de la Marche, au nez et à la barbe des chevaliers du Cercle.
Des borags étaient assis en cercle autour du feu ; Edvin reconnut parmi eux le guerrier-ours qui l'avait enlevé, mais il n'avait jamais vu les autres. D'après leurs colliers et leurs coiffures, il avait affaire à des personnages importants de leur tribu. Une femme d'âge mûr, aux pommettes larges et à la bouche dure, portant les emblèmes d'un chef, était assise à la place principale. À côté d'elle, un homme aux cheveux blancs striés de quelques bandes noires, portant autour du cou des crânes d'oiseau blanchis, occupait la deuxième place dans l'ordre rituel. Il observa Edvin d'un regard froid, et lui désigna la dernière place libre devant le feu. Les deux guerriers qui l'avaient amené le firent assoir sans ménagement, on lui mit dans les mains une coupe en terre remplie de liqueur de baies, le vak consommé dans toute la Marche, qu'il but avidement sans prendre le temps de savourer son parfum acide. La brûlure de l'alcool lui réchauffa les tripes, et il se sentit moins près de défaillir.
Le vieil homme, sûrement leur chaman, s'adressa à Edvin dans un alanien presque sans accent.
— Nous avons des questions à te poser. Réponds honnêtement, ou nous t'enseignerons la souffrance. Si ton récit nous convient, toi et les tiens pourrez peut-être vivre.
Autour du feu, des visages tannés par le vent et le froid le considéraient sans aménité. En retrait du cercle, adossée à une paroi de la grotte, il aperçut Efi, les mains liées derrière le dos, le visage tuméfié. Elle avait fermé les yeux et ne bougeait pas.
Le vieil homme parla à nouveau, et sa voix résonna étrangement dans le crâne d'Edvin.
— Tu as volé un trésor qui nous appartient. Qu'en as-tu fait ?
Alukya sortit de la grotte enfumée et marcha entre les pins jusqu'au petit promontoire d'où l'on apercevait la mer. Elle exposa son visage en sueur à la brise glaciale du matin ; avec un petit impact frais, un flocon de neige se posa sur l'arête de son nez et fondit doucement. Dans le lointain, la masse de l'océan agitait ses reflets métalliques, sous un ciel qui passait de l'obscurité à une grisaille sans soleil.
Après une nuit passée à endurer les tourments de ses entrailles, entrecoupée d'un sommeil aussi peu réparateur que l'inconscience du combattant épuisé, ce matin blafard arrivait comme une libération. À peine le jour levé, elle avait saisi ce prétexte pour quitter son lit et, comme chaque matin, oublier la souffrance dans les affaires de la tribu.
Et des questions à traiter, elle n'en manquait pas. Elle se souvint de l'arrivée du captif alanien la veille au soir, épuisé par la course, de la voix grave d'Ukalik, le chaman, qui l'interrogeait sur sa découverte du trésor dans le bois aux Chouettes, et sur ce qu'il en avait fait.
Les gens de la tribu assis en cercle avaient fait tourner une coupe de vak – l'alanien aussi en avait bu, comme le voulait le rituel. Il avait d'abord hésité à parler, et pendant ce silence, elle avait senti le pouvoir du chaman remplir l'air, comme un souffle ou une présence. Puis l'homme, un coureur des bois peu fortuné, leur avait raconté son histoire d'une voix rauque, avec des pauses pendant lesquelles il regardait nerveusement son auditoire. Il avait d'abord essayé de parler dans la langue de leur peuple, qu'il maitrisait passablement, mais le chaman l'avait interrompu.
— Ne souille pas nos oreilles avec ces braiments, parle donc ta propre langue ! Nous la comprenons assez.
Il leur avait donc conté dans son dialecte la chance insolite qui lui avait permis de trouver la grotte, dans une combe perdue du Bois aux Chouettes, et la manière dont lui et Efi étaient tombés entre les mains de l'ordre du Cercle. À la fin de son récit, Alukya lui avait posé quelques questions : le traitement que les chevaliers lui avaient infligé à Tour-Sonborg, comment il avait revendu les pierres précieuses qu'il avait réussi à leur soustraire, s'il avait d'autres complices... L'alanien avait répondu d'une voix qui faiblissait de plus en plus ; malgré le vak, il semblait près de s'effondrer sur le sol crayeux de la grotte.
Alukya avait alors consulté Ukalik du regard ; le vieil homme avait hoché la tête. Malgré le goût du mensonge des Alaniens, sa magie ancestrale lui garantissait que le récit était pour l'essentiel véridique.
Ça nous fait une belle jambe, gronda Alukya dans son fort intérieur. Leur trésor de guerre caché à l'époque de la conquête, puis accru du butin qu'ils avaient pris sur la côte, se retrouvait dans les coffres de l'Ordre du Cercle. Les sommes qui devaient payer les armes en acier, vitales pour se mesurer à l'envahisseur, enrichissaient maintenant leur pire ennemi ! Difficile d'imaginer catastrophe plus complète.
Le récit de l'homme divergeait parfois de celui de la fille qu'ils avaient capturée deux jours plus tôt, mais ces détails avaient peu d'importance. Elle se souvenait encore de l'éclair de colère dans le regard du nommé Edvin, quand elle lui avait annoncé qu'ils confisquaient sa bourse en dédommagement de ce qu'il leur avait volé. La cupidité des gens du sud ne cessait de l'étonner : seule la perte de leur argent leur rendait un peu de fierté. Mais il avait vite baissé les yeux. Une conduite raisonnable pour un prisonnier, mais jamais un guerrier-ours ne se soumettrait ainsi comme un mouton.
Elle entendit des pas dans la neige derrière elle, et attendit qu'on ose la déranger. Si ce n'était pas important, l'homme lui laisserait encore un peu de tranquillité.
— Alukya ?
C'était la voix de son lieutenant Maruk, bien sûr. Le seul à ne pas craindre ses colères, à montrer son indépendance tout en évitant de lui manquer de respect. Il la savait affaiblie, et préparait l'avenir.
— Qu'y a-t-il ?
— Les prisonniers sont réveillés.
Alukya inspira profondément l'air qui embaumait la résine de pin. Elle redressa les épaules, effaça le rictus de douleur qui s'attardait aux coins de sa bouche, chassa de son esprit tout sentiment de faiblesse, l'envie lancinante et trompeuse de s'étendre pour dormir. Puis elle fit face à Maruk.
— Bien. Amène les-moi dans la clairière, fit-elle en désignant un espace entre les pins, marqué en son centre par l'affleurement d'une roche plate.
Le petit matin : l'Heure du Bourreau. Si beaucoup d'embuscades ont lieu à a tombée de la nuit, dans le Nord on exécute les condamnés au soleil levant. Ce détail n'avait certainement pas échappé aux deux captifs quand ils arrivèrent devant Alukya, mains liées derrière le dos, chacun maintenu par un guerrier-ours deux fois plus massif que lui. La fille arborait toujours un splendide coquard à l'oeil gauche, souvenir de son comportement de défi le soir où ils l'avaient interrogée. Elle avait du cran, un peu trop en fait, elle ferait mieux de le partager avec son froussard d'associé.
Tandis qu'Efi fixait Alukya de son oeil ouvert, le nommé Edvin remarqua la pierre plate et son expression s'assombrit.
Voilà, tu as compris.
Les guerriers les forcèrent à s'agenouiller à dix pas d'Alukya, qui s'approcha d'eux sans hâte, scrutant leurs visages. Comme la plupart des chefs, elle avait pris l'habitude d'étudier les expressions, les postures, en quête des réponses aux questions éternelles : puis-je leur faire confiance ? Sont-ils assez solides, assez intelligents, pour faire ce que j'attends d'eux ? Comprendre comment fonctionnaient des alaniens était plus difficile, mais ces dix dernières années elle avait beaucoup appris sur eux et leur dissimulation.
Elle s'adressa aux deux captifs en langue borag. Puisqu'ils la comprenaient, autant placer la discussion sur son propre terrain.
— Vous avez volé mon peuple, et vous avez remis nos richesses à nos ennemis. Vous méritez la mort.
La fille fit mine de répliquer, se mordit les lèvres, et attendit la suite avec plus d'intérêt. Elle n'était pas si bête, finalement : elle attendait le "mais". Alukya prit le temps de les laisser digérer l'idée, sous le regard des guerriers qui les surveillaient, la main sur le manche de leurs haches. Sur un mot de sa part, ils exécuteraient la sentence dans l'instant.
— J'ai très envie de voir vos têtes rouler par terre ici-même, ordures d'alaniens. Personne ne creusera vos tombes, personne n'ira perpétuer la mémoire de vos actes. Vos vies sans honneur seront effacées de cette terre.
Pas besoin de se forcer pour retrouver la soif de vengeance née de la défaite, l'ancienne résolution d'éradiquer les envahisseurs jusqu'au dernier. Elle laissa se prolonger le silence, jouant avec cette idée un instant. Un signal à ses hommes, la simplicité d'un coup de hache sur des nuques tendues, et la satisfaction d'avoir débarrassé le pays de quelques intrus de plus. Mais elle savait que ce menu fretin ne pesait pas lourd dans son affrontement avec le lion de Heim ; les chevaliers du cercle, le baron Markam, les seigneurs marchands de Heimark, voilà les ennemis, qui se repaissaient de leur terre comme des sangsues.
Les deux alaniens avaient perçu le cours funeste de ses pensées, et se faisaient tout petits devant elle.
— Mais j'ai encore plus envie de récupérer mon or. Alors j'ai une proposition pour vous.
Compréhension et soulagement dans le regard de l'homme, appréhension chez la fille qui se doutait qu'ils n'étaient pas encore tirés d'affaire. Ils se tenaient toujours cois.
— Par votre faute, le trésor est arrivé chez l'ordre du Cercle, je suis certaine qu'il est toujours dans les coffres de Tour-Sonborg. Je veux que vous me le rapportiez. Si vous échouez, nous vous retrouverons et prendrons vos crânes. Et si vous nous faussez compagnie, nous trouverons tous ceux à qui vous tenez, et mes guerriers leur feront regretter d'être nés.
— Impossible de dérober l'or aux chevaliers, leur fort est impénétrable, et en plus ils nous connaissent déjà... fit l'homme, qui s'interrompit d'un air pensif. Par contre, reprit-il, nous pourrions peut être amener l'un d'entre eux à sortir de Tour-Sonborg avec le trésor.
En voilà un qui réfléchit vite, avec une lame sur le cou, pensa Alukya.
— Si tu peux arranger cela, nous les cueillerons en rase campagne. D'une manière ou d'une autre, débrouillez-vous pour que l'or sorte de leur maudite forteresse.
Elle vit le doute dans les regards de ses guerriers – Maruk, lui, resta impénétrable. Évidemment, la plupart des borags, s'ils avaient eu à décider, se seraient contentés de passer les deux alaniens au fil de l'épée et de partir en découdre avec l'Ordre.
Mais elle était chef de cette tribu, et il lui appartenait de prendre de meilleures décisions. Le temps des batailles rangées était terminé, ils devaient économiser leurs forces, calculer chaque action, frapper vite et disparaître sans laisser de traces. Son peuple avait besoin de tacticiens de sa trempe, pas d'idiots héroïques à la manière du roi Amalik, abattu comme un chien au champ de bataille d'Eborus. Ces deux coureurs des bois étaient débrouillards, et ils avaient peu de raisons de porter l'ordre du Cercle dans leur coeur. Il suffisait qu'ils la craignent encore plus, et ils lui rendraient le service dont elle avait besoin.
Les alaniens se consultèrent du regard. Alukya pouvait lire, aussi facilement que la piste d'un loup dans la neige, les pensées qu'ils échangèrent d'une inclinaison de la tête, d'un haussement d'épaules :
— Tu vois mon idée ?
— C'est un coup à y laisser notre peau, mais on n'a pas trop le choix, non ?
— Au pire on peut essayer de quitter le pays si on n'y arrive pas.
— N'y compte pas trop...
— Il est temps de vous décider. Vous pouvez refuser mon offre, et mourir ce matin ; ou bien vous m'aidez à récupérer ce que vous m'avez pris, et peut-être reverrez-vous vos familles. Parlez, maintenant.
La fille soupira, et répondit à contrecœur :
— C'est bon, on va s'en occuper.
Edvin approuva de la tête. Il semblait déjà en train d'échafauder mentalement des plans.
— En cas de besoin, vous pourrez nous envoyer un message. Il y a un arbre aux esprits près du bosquet où tu mènes tes trafics...
Efi sursauta, mais Alukya poursuivit sans se troubler.
— Si nous devons intervenir pour reprendre le trésor, accrochez un chiffon rouge à une des plus hautes branches. Si vous êtes parvenus à le récupérer, attachez-y une étoffe blanche. Nous ne serons jamais loin de vous. Vous savez ce que vous risquez si vous échouez.
Elle se tourna vers Maruk :
— Bandez-leur les yeux et ramenez-les sur la route de l'Ouest, de là ils sauront retourner chez eux.
Son lieutenant acquiesça, et désigna des hommes pour s'en charger. Il se débrouillait toujours pour ne pas exécuter les ordres d'Alukya lui-même. Quelques minutes plus tard, les deux alaniens disparaissaient entre les pins, emmenés sans douceur par ceux qui les avaient capturés peu de temps auparavant.
Alukya revint à la grotte où son détachement, deux douzaines de guerriers et de guerrières de la tribu, finissait de lever le camp. Les corps étaient maigres, les visages amers, marqués par la dureté de la vie dans les marges côtières.
Notre peuple change. Même dans nos villages, plus personne ne rit ou ne chante comme avant.
Elle fit signe à un jeune homme qui venait de poser son sac près de l'entrée de la grotte:
— Kituk, j'ai une mission pour toi. Choisis deux archers pour t'accompagner et retrouve-moi auprès du chaman.
Il obéit sans poser de question. C'était un guerrier taciturne qui avait acquis une réputation de courage lors de raids contre les colons et les chevaliers.
Alukya chercha ensuite Ukalik. Le chaman était resté au fond de la grotte, où il soignait les plaies d'un guerrier, presque un jeune garçon. Il leva les yeux vers elle, avec son habituelle expression mi-respect, mi-moquerie. Mais elle savait qu'il lui restait fidèle, plus qu'un ambitieux comme Maruk.
— J'ai besoin de Talak, ton apprenti. Peux-tu t'en passer quelques jours ?
— Tout est possible, répondit le vieil homme sans changer d'expression.
— Maitrise-t-il les voies de son totem ?
— Il se débrouille. C'est au sujet des deux captifs?
— Bien sûr. Je veux qu'il les traque comme un gibier de prix, et qu'il soit prêt à les faire mettre à mort au moindre signe de trahison.
— Tu sais qu'on ne procède pas ainsi avec du gibier... Mais il le fera si telle est ta volonté ! ajouta le vieil homme.
— Ne t'inquiète pas pour lui, des combattants d'élite l'accompagneront, se radoucit Alukya tout en désignant de la main Kituk, qui était revenu avec deux jeunes gens à la ressemblance étonnante, même si l'une était une femme et l'autre un homme. Des coureurs efflanqués, affûtés comme des couteaux, qui avaient déjà versé le sang plusieurs fois, contre les colons alaniens et aussi contre le clan du Lynx qui les pressait au Nord. Des combattants violents et fiers, aussi habiles au corps à corps qu'avec un arc. Le jeune homme tenait en laisse un limier nordique, un de ces grands animaux à la fourrure grise et blanche qui tiraient aussi leurs traineaux en hiver.
Talak apparut à son tour, plus petit et plus large, pensif. Des crânes de vipères étaient enfilés en collier autour du cou de l'apprenti, os blanchis brandissant leurs crocs empoisonnés, désormais décoratifs.
Alukya leur répéta les instructions qu'elle déjà données au chaman.
— Talak, tu assureras le commandement de ce groupe, ajouta la chef de tribu, ignorant le regard surpris de Kituk. À toi de faire respecter la mission que je vous confie : ce n'est pas un raid où l'on met le feu aux maisons, et surtout pas d'escarmouches avec le Cercle ! Vous devrez être discrets comme des ombres. Nous ne serons pas loin derrière vous, j'attendrai votre signal pour intervenir. Partez maintenant. Que les esprits vous soient favorables !
Quelques instants plus tard, les pisteurs avaient disparu entre les pins. La neige s'était remise à tomber.
Kituk aimait marcher. Comme tous les guerriers de son clan, il avait été formé à l'endurance, aux longues randonnées dans la forêt, et avait pris goût à ces efforts. Avant d'atteindre l'âge des Rites, il était déjà capable de parcourir en une journée la distance qui séparait deux sanctuaires forestiers, sans jamais passer par un sentier, en se nourrissant d'une poignée de fruits séchés et de quelques gorgées d'eau. D'autres peuples avaient besoin de chevaux pour se déplacer, mais les tribus du Nord comptaient seulement sur leurs propres forces ; dans ce pays rude, il n'y avait pas toujours de quoi alimenter des montures, qui s'avéraient mal adaptées à la traversée des collines accidentées, couvertes de buissons et d'épais taillis.
En revanche, il détestait l'océan. C'était une masse étrangère, dont il ne connaissait ni les codes ni les règles ; il préférait observer le flux menaçant de ses eaux grisâtres depuis l'abri de la côte. Il était facile de s'y noyer si on était assez fou pour y entrer, et même s'en approcher revenait à risquer la capture par les pirates qui rôdaient le long des côtes. Son jeune frère avait disparu ainsi, quelques années auparavant, avec ceux qui étaient venus mettre en culture une petite vallée fertile près de la côte. Il devait désormais travailler pour un maître quelque part dans le sud, esclave domestique s'il était chanceux, forçat dans une mine si le sort ne lui avait pas souri. C'était aussi par la mer que les derniers renforts de Heim étaient arrivés, juste avant la catastrophe.
La mer était malveillante, elle servait leurs ennemis, et depuis longtemps son peuple avait appris à s'en tenir éloigné. Malheureusement, depuis la défaite les choses avaient changé, et les survivants du clan de l'Ours devaient prendre des risques. En particulier ceux qui s'étaient réfugiés, sous le commandement d'Alukya, dans cette petite bande côtière au Nord-Ouest de la Marche que les alaniens avaient jusqu'ici négligée. Un monde de vent, de sable et de roche, animé des cris des mouettes et du bruissement des pins. C'est pourquoi, alors que Kituk menait le groupe au Sud-Est, à la suite des deux voleurs que l'on venait de relâcher, il ressentait un soulagement diffus ; chaque pas le rapprochait d'un univers plus familier.
Pour l'épauler, il avait choisi des pisteurs expérimentés, et surtout fiables : Utaka et Uturik. À eux deux les jumeaux parlaient autant qu'un seul guerrier, car Utaka jouait le rôle de porte-parole. Entre eux ils communiquaient par signes de chasse, même quand ce n'était pas indispensable – sans doute l'habitude de traquer le gibier ensemble. Leur limier était une bête bien charpentée et tranquille, exactement ce qu'il lui fallait. Comme la plupart des chiens des borags, il était dressé au silence et ne trahirait pas leur présence par des aboiements intempestifs, contrairement aux corniauds des alaniens.
Kituk était moins sûr de Talak, l'apprenti du chaman. Le jeune homme était endurci par la vie dans les confins, mais ce n'était pas un combattant, son excès de chair témoignait d'habitudes trop sédentaires. S'il fallait fuir rapidement ou parcourir de longues distances, cela allait poser des problèmes. Et pourtant, cet apprenti sans expérience était censé commander l'expédition, selon les ordres d'Alukya. Quels pouvoirs, quelles connaissances possédait-il pour mériter une telle faveur ? Kituk lui-même avait eu sa part de rites secrets, mais la hutte du chaman restait un espace tabou, et les cérémonies qui s'y déroulaient ne pouvaient être révélées à autrui.
Kituk manifestait la déférence adéquate vis-a-vis du jeune apprenti, qui pour l'instant se contentait d'acquiescer à toutes ses suggestions. C'était une bonne chose, car le savoir-faire lui aurait sûrement manqué pour suivre la piste des deux alaniens. Après la traversée des dunes côtières, le chemin avançait au milieu d'une plaine sablonneuse, dénuée de reliefs distinctifs, marbrée de plaques en neige. Il savait que les guerriers de Maruk avaient emmené les coureurs des bois vers le nord, encore plus loin de chez eux, avant d'enlever les bandeaux de leurs yeux, de manière à les tromper sur l'emplacement de la grotte. Autant que les deux alaniens en sachent le moins possible.
Arrivant à une jonction avec un chemin plus important, Kituk leva la main. Les jumeaux s'arrêtèrent derrière lui, mais Talak le rejoignit et lui adressa un regard interrogateur.
— On quitte la route.
— Pourquoi ?
— Trop de passage, et nous entrons dans les terres de l'ennemi.
— Ça va nous ralentir ?
— On va prendre un raccourci.
Kituk désigna de la main le sud, une colline peu engageante aux pentes hérissées de buissons épineux.
— Très bien. Allons-y.
Le jeune chaman essayait de parler avec autorité, mais ici il n'avait pas la main. Kituk haussa les épaules, et attaqua la montée sans rien dire. Il lui aurait été facile de le remettre à sa place, mais il avait des ordres, c'était Talak le chef. Alukya lui avait fait confiance, il ne voulait pas la décevoir.
Ils marchèrent encore plusieurs heures, dans un décor chaotique où le sable, la neige et la végétation semblaient lutter pour la suprématie. Progressivement, le vert pâle des graminées sauvages prenait le dessus sur le jaune minéral. En fin d'après-midi, alors que leurs ombres s'allongeaient, ils firent le point en haut d'un sommet battu par les vents. Une vague odeur d'embruns leur arrivait par moments aux narines, mais devant eux s'étendaient la forêt et les combes de leur patrie. Kituk s'emplit les yeux de ce paysage, tout en jouant machinalement avec une des défenses de sanglier qu'il portait suspendues à son cou. Uturik pointa le doigt vers une trouée entre les bosquets.
— Là-bas.
— Ils montent le camp, ils n'iront pas plus loin aujourd'hui, compléta Utaka.
Les deux pisteurs avaient des yeux d'aigles. Talak, de son côté, clignait des paupières et cherchait encore les silhouettes dans les couleurs du couchant. Finalement il hocha la tête et fit mine d'avoir trouvé. Kituk croisa le regard d'Utaka ; ils restèrent imperturbables, mais son manège ne trompait personne.
Il les fit camper au pied des collines, où ils mangèrent autour d'un tout petit feu qu'ils enterrèrent dès qu'ils eurent terminé. Alors que l'obscurité emplissait le ciel, Kituk ordonna à Uturik d'aller investiguer aux alentours du camp des deux alaniens. Le pisteur disparut dans la nuit comme un serpent qui entre dans une rivière, sans un bruit ni un remous. Il revint au moment où ils préparaient leurs couches pour dormir, et expliqua :
— Les deux alaniens parlent beaucoup, ils ont crié aussi. Pas très discrets.
— Ils dorment comment ?
— Séparés. Ils ne se sont pas touchés.
Kituk échangea un regard mi-figue mi-raisin avec Talak, qui se cura les dents et cracha. Au moins ça ne ressemblait pas à une dispute entre amants, mais pour réussir dans leur mission ils ne pouvaient pas se permettre beaucoup de mésententes. Si on en arrivait là, Kituk devrait leur infliger une punition rapide et définitive. Dans l'immédiat, d'autres problèmes se posaient : il était simple de traquer des voyageurs sur ses terres ancestrales, mais plus difficile de le faire en évitant d'être eux-mêmes repérés. Si des chevaliers du Cercle les interceptaient, ils les réduiraient sur le champ en esclavage ou pire, car aucun membre de leur peuple n'avait le droit de porter des armes sur le sol de la Marche.
Le lendemain, ils marchèrent en prenant les plus grandes précautions. Ils évitaient autant que possible la route, ne s'y montrant qu'aux embranchements, pour vérifier la direction choisie par les deux alaniens. Le limier retrouvait rapidement leur piste, et les borags replongeaient alors dans le sous-bois d'où ils longeaient la route. Ils dormaient le plus souvent dans des buissons, là où la neige n'était pas tombée, mais à l'occasion demandaient l'hospitalité de cultivateurs borags pour s'approvisionner et s'informer. Mais il restait bien peu des leurs dans la région : la plupart avaient été ruinés par l'impôt des réparations, et avaient rejoint les miséreux des faubourgs de Heimark, les tribus libres du Nord ou bien les bandes de rescapés de la guerre qui vivaient dans les marges. Comme la tribu d'Alukya.
Edvin et Efi ne retournaient pas chez eux, et ils ne rejoignaient pas non plus la tour du Cercle ; leur chemin les menait plus loin au sud-est. Alors que Kituk commencait à croire qu'ils prenaient la fuite, ils s'arrêtèrent à la demeure d'un homme de haute taille, qui portait ses cheveux longs à la manière des soldats et des brigands alaniens. Utaka releva quelques ressemblances avec Edvin, peut-être un cousin. Ils discutèrent un moment devant sa porte avant qu'il ne les laisse entrer, et repartirent au petit matin.
Puis, toujours à pied, ils se dirigèrent vers l'Est et rejoignirent la route qui menait à Heimark, résidence du baron Markam et capitale de la marche du Nord. Quand ils arrivèrent en vue de la ville quelques jours plus tard, les borags, toujours furtifs, s'arrêtèrent à bonne distance des murs, cachés dans des rochers qui masquaient leurs silhouettes, pour contempler la scène éclairée par le soleil rasant de l'après-midi.
Il y avait eu autrefois, sur cet emplacement, une ville de leur peuple, la plus grande de toutes : Eborus, capitale de l'Ours. Bâtie autour d'un oppidum, fortifiée de hauts remparts faits de terre et de moellons contenus dans une gigantesque charpente de bois de pin, ses entrées étaient comme des tunnels percés dans une colline artificielle, chacune surmontée d'emblèmes protecteurs, gardée par les plus puissants des guerriers. Le roi Amalik régnait alors sur cette ville en bois, baignée par l'odeur des feux de tourbe.
A part ce fumet, la ville qui s'élevait désormais à sa place avait bien peu de choses en commun avec la capitale des borags : l'armée de Heim avait brûlé les sanctuaires, rasé le palais, et les nouveaux remparts étaient des murs verticaux en maçonnerie, surmontés d'ouvrages de bois là où la pierre manquait encore. À la place des totems borags, les bannières qui flottaient en haut des tours parlaient un langage héraldique étranger. Seuls les taudis qui s'agglutinaient aux murs de la ville étaient encore habités par des membres de la tribu qui avaient refusé l'exode, et qui servaient l'occupant pour un salaire de misère. Les Fils de l'Ours, dépossédés de leur terre, marchaient aujourd'hui furtivement, comme des voleurs ou des esclaves, là où ils avaient autrefois prospéré.
Kituk écarta ces sombres pensées et revint au présent. Les deux coureurs des bois s'étaient dirigés droit vers la porte fortifiée, où une sentinelle les avait interrogés brièvement, puis ils avaient disparu derrière les murs de la ville. Il était hors de question de les suivre : s'ils n'étaient pas immédiatement arrêtés, les borags risquaient de se faire lyncher en pleine rue, dès qu'un citadin s'intéresserait à eux de plus près. Et pour rien au monde il n'aurait abandonné ici ses affaires, pour se rendre désarmé dans la capitale de leur ennemi.
Pourtant, la mission était claire : ne pas lâcher les deux voleurs, et s'assurer qu'ils jouaient franc jeu. Kituk crispa le poing – comment aurait-il pu imaginer qu'ils les entraineraient dans un tel guêpier !
Talak, qui observait la ville à côté de lui, commenta de sa voix paisible.
— Impossible d'y entrer comme ça.
— Ce serait du suicide, répondit Kituk.
— Pourrait-on demander à nos frères qui vivent là-bas... ?
— Nous n'avons pas d'amis parmi eux, il serait trop long de tout leur expliquer. Et beaucoup d'entre eux boivent trop, je ne veux pas prendre le risque qu'ils parlent à tort et à travers.
— Alors comment t'y prendrais-tu ?
Kituk s'éclaircit la gorge.
— Je pourrais y aller moi-même, sans mes armes.
— Parles-tu leur langue ? demanda doucement Talak.
— Un peu.
— Pas assez, je le crains. J'irai. Je parle alanien, et s'il le faut je peux me faire aussi discret qu'une souris.
— Ton maître serait-il d'accord ? Kituk se voyait déjà expliquer au vieil Ukalik qu'il avait perdu son seul apprenti en le laissant partir seul dans Heimark.
— Alukya nous a confié une mission, cela fait partie des risques. Ne t'inquiète pas, ajouta-t-il avec un petit sourire, vous êtes de meilleurs pisteurs que moi, mais je sais ce que je fais.
Kituk hésita encore. Chez les alaniens, les chamans borags étaient les plus détestés et craints de tous les barbares. Si Talak était pris, il ne ressortirait pas vivant de Heimark. Mais l'apprenti pratiquait un art mystérieux et puissant, et de surcroît avait reçu le commandement de cette mission. Qui était-il, lui Kituk, pour juger des risques qu'il convenait de prendre ?
— Comme tu voudras, grogna-t-il. Que ta chasse soit bonne.
— Je te remercie. Je reviendrai à la nuit tombée.
Puis l'apprenti alla s'isoler hors de vue de ses compagnons, et Kituk ne le revit pas partir, pas plus qu'il ne le vit entrer dans la ville. Ils montèrent le camp au milieu des rochers, des mégalithes datant d'une antiquité plus ancienne que son peuple. Le vent y mordait un peu moins fort, mais la nuit allait être inconfortable dans ce lieu exposé.
Après le coucher du soleil, alors que la lune s'était levée et qu'ils terminaient leurs rations, le jeune chaman surgit de la nuit.
— Ils s'affairent dans le faubourg du Ratt, à traiter avec des crapules. C'est peut-être pour la bonne cause.
Kituk répondit par une moue dubitative. Jamais il ne mettrait en doute l'autorité du chef, mais il ne comprenait pas comment Alukya avait pu confier une tâche aussi importante à ces coureurs des bois incontrôlables.
— J'y retournerai demain, et vous retrouverai quand nous devrons repartir, ou s'il vous faut intervenir. D'ici là tenez-vous prêts, et ne vous faites-pas voir.
Il s'écoula bien une semaine avant que Talak ne revienne. Il avait les traits tirés, s'exprimait d'une voix pâteuse, et leur enjoignit de lever le camp au petit matin pour repartir vers l'Est. Puis il s'effondra sur une couche et s'endormit immédiatement.
Ils repartirent donc le lendemain et retrouvèrent facilement la piste des deux alaniens, qui étaient désormais accompagnés d'une troisième personne. Le limier ne semblait pas apprécier l'odeur de ce personnage. Le petit groupe revint droit au village de Sonborg, proche de la tour où était conservé le trésor des borags. Désormais Kituk consultait plus souvent le Talak sur la conduite à tenir. Il surprit un petit sourire d'Utaka alors qu'il conférait avec le chaman.
Ils se cachèrent dans les hauteurs qui surplombaient le village, d'où on apercevait les allées et venues de leurs cibles. Edvin et Efi faisaient équipe avec le troisième larron, un type d'allure miteuse, muni d'une hotte de colporteur, qui dormait à l'hostellerie. Les deux autres étaient retournés chacun chez soi, et ne se montraient jamais ensemble. Mais ils se retrouvaient régulièrement pour des conciliabules secrets dans la petite clairière où Efi avait ses habitudes, non loin de l'arbre aux esprits. Kituk et Talak décidèrent qu'il fallait surveiller les trois alaniens de plus près, au risque de se faire voir.
Le soir du deuxième jour, Utaka retrouva Kituk alors qu'il revenait à leur cache. Elle était chargée de suivre le troisième homme pendant que Talak observait le village, et qu'Utalik et Kituk s'occupaient des coureurs des bois.
— Le colporteur a fait venir des amis.
— Quel genre d'amis ?
— Armés, et cachés près de l'arbre aux esprits. Ils sont trois, deux d'entre eux ont la face flétrie.
Des criminels marqués au fer. Kituk fronça les sourcils. Cela faisait beaucoup d'auxiliaires pour une opération discrète, et pas des plus fiables. Venaient-ils aider les coureurs des bois à trahir les borags, ou allaient-ils se déchirer entre eux ? Il aurait donné cher pour savoir ce qu'avaient ourdi les deux alaniens, depuis qu'ils avaient quitté la clairière où Alukya leur avait accordé la vie sauve.
Il en parla à Talak, qui réfléchit longuement en mâchonnant des feuilles aromatiques. Il semblait à Kituk que le jeune chaman n'était pas très porté vers l'action.
Puis Talak cracha sa chique, et déclara :
— Cette affaire prend mauvaise tournure. Affûtez vos haches, réparez vos arcs : demain, nous les tuerons tous.
— Je n'ai pas confiance en ce Yern, répéta Efi.
— Qu'est-ce que tu veux faire ? Le vin est tiré, maintenant il faut le boire, répondit Edvin, pour la centième fois depuis leur retour.
Joignant le geste à la parole, il leva son verre et descendit la bière tiède qu'elle lui avait servie pour accompagner le repas. Ils terminaient un dîner frugal de viande séchée et de pain noir à la table d'Efi, dans sa masure de rondins sur la lande. Edvin aurait préféré passer ce moment avec sa famille, plutôt que de supporter une nouvelle discussion acrimonieuse avec son associée de fortune. Mais Efi avait insisté pour lui parler, et c'était un des rares endroits où ils pouvaient échafauder des plans sans être dérangés ou pire, entendus.
Elle revint à la charge.
— Et qu'est-ce qu'il deviendra une fois qu'il aura vendu la fausse lettre au sergent Arald ?
— Il a promis de disparaitre, il ira se perdre à Heimark, ou au diable si ça lui chante.
— Et s'il s'arrête dans des tavernes, qu'il se met à boire et à causer à tort et à travers ? Vu la couleur de de son nez, il n'aime pas beaucoup l'eau.
— Il sera loin, et on n'est pas connus à Heimark. Qui fera le lien ?
— Le monde est petit, et la Marche encore plus... Je suis prête à parier que le Prieur a des amis là-bas. Imagine qu'il le retrouve ! Yern doit se douter que la lettre est un faux, et on sait ce qui arrive aux imbéciles qui imitent le sceau du baron...
Edvin hocha la tête. La mort par pendaison pour les faussaires, voire pire si l'exécuteur était d'humeur créative. Efi poursuivit, implacable.
— Il nous livrera sans hésiter une seconde. Et puis...
— Quoi d'autre ? demanda Edvin d'une voix où perçait l'agacement.
— Même si l'Ordre ne le retrouve pas, tu peux être sûr que Yern nous mettra dans la merde. Je n'ai aucune confiance dans les contacts que ton demi-frère Olker nous a indiqués à Heimark. De la vermine, tous autant qu'ils sont. Si ça se trouve, il nous a même jetés dans leurs griffes pour nous prendre ce qui nous reste...
— On en a déjà assez discuté, soupira Edvin en repensant à leurs disputes sur la route. Olker ne pense qu'à lui, mais ce n'est pas une ordure, il ne monterait pas un coup pareil contre moi.
— Peut-être, admit Efi avec une moue peu convaincue. En tout cas, Olker ou pas, Yern risque de nous doubler ou de nous balancer. On est trop dépendants de lui, il nous tiendra à sa merci. Je ne vois qu'une seule solution.
— Qui est... ? demanda Edvin, vaguement inquiet.
— Le tuer et faire disparaitre son corps. Dès qu'on sera certains qu'Arald a acheté la lettre. C'est le seul lien entre nous et cette affaire, on ne peut pas se permettre de le laisser en vie.
Edvin réfléchit en mâchonnant un morceau de viande fumée. Efi semblait bien plus expérimentée que lui dans ce genre de complots. Les rencontres clandestines, les tractations avec le faussaire du quartier du Ratt à Heimark, tout cela était nouveau pour lui, qui fréquentait surtout les forêts et les barbares. Une voix intérieure lui disait de se fier à elle et à son expérience. Une autre voix lui demandait si, une fois le colporteur éliminé, il ne serait pas le suivant sur la liste...
— C'est bien joli en théorie, mais si jamais l'affaire tourne mal et qu'on se fait prendre avec du sang sur les mains, je ne vois pas comment expliquer ce qu'on avait contre ce crève-la-faim. En voulant masquer nos traces, nous nous accuserons.
— Si tu as peur du sang, je peux m'en charger, rétorqua Efi d'un ton cinglant. De toute façon, qu'as tu à proposer de mieux ?
— On pourrait l'emmener jusqu'à l'autre bout de la Marche, pour s'assurer qu'il disparait le temps qu'il faudra.
Efi balaya l'idée d'un geste de la main.
— C'est la meilleure manière d'être vus partout en sa compagnie. Tu parles de discrétion ! En plus ça ne garantit rien, Yern ne va pas rester sagement là où on l'aura posé... Et de toute façon j'ai l'impression que le Prieur pourrait le retrouver n'importe où. Il a beaucoup d'amis dans l'Ordre ; ne sous-estime pas la longueur de son bras.
— C'est un meurtre de sang-froid. Tu me demandes de devenir un assassin.
— On n'a pas le choix, Edvin. Si les chevaliers nous prennent, cette fois-ci il ne se contenteront pas d'un passage à tabac. Et ta femme et ton fils ne seront pas à l'abri non plus.
— Et si nous ne livrons pas le trésor aux borags, ils nous feront pire encore. Nous sommes pris entre le marteau et l'enclume.
— Le vin est tiré, il faut le boire. Et puis, ça ne sera pas le première fois que tu tues un homme, non ? Tu étais soldat dans le temps.
Edvin grogna.
— Ce n'était pas pareil. Et comment voudrais-tu qu'on s'y prenne ?
— On donne rendez-vous à Yern dans un endroit discret, comme la dernière fois – mais encore plus loin dans les bois. On s'assure qu'il a vendu la lettre au sergent Arald, et on le plante.
— Comme ça, de but en blanc ? Il va se méfier.
— On arrangera un piège, une diversion. Par exemple lui faire lire un papier.
— Il sait lire ?
— Tu vois ce que je veux dire ! On va trouver quelque chose, s'impatienta Efi.
— Et quand est-ce que tu comptes faire tout ça ?
— Je lui ai donné rendez-vous ce soir, sous l'arbre aux esprits. Il est temps qu'il nous dise ce qu'il a pu obtenir d'Arald.
Déjà ?
Un peu plus tard, au coucher du soleil, ils se dirigeaient vers leur rendez-vous avec le colporteur. Une dague de chasseur était dissimulée dans la botte d'Edvin, tandis qu'Efi avait fixé un poignard dans sa manche gauche. Ils contournèrent le village de Sonborg – ce n'était pas le moment de se faire voir. Après un diner passé à argumenter et à débattre, à faire et défaire des plans, ils avaient épuisé les mots et cheminaient en silence.
Les nuages gris de la journée s'étaient effilochés, et le soleil projetait à l'horizontale sa lumière orangée dans la futaie. Des ombres étranges naissaient et mouraient sur le sol, les troncs et les visages.
Les borags diraient que c'est l'Heure du Sang, se souvint Edvin, et il frissonna.
Les images d'une autre expédition lui revenaient. Les arbres, la lumière, et les larges épaules de Munar devant lui. L'ennemi de l'époque était plus redoutable, les compagnons d'armes plus éprouvés. Quant à Edvin, bardé de métal, sûr de sa force, il ne craignait pas de risquer sa vie, pour le duc et pour ses frères.
Alors qu'aujourd'hui... Il serra le poing, pour en éprouver la poigne autant que pour maîtriser ses tremblements.
Ils arrivèrent à la petite clairière, qui était encore désert., Yern était en retard. Ils s'assirent l'un sur un rocher, l'autre sur une vieille souche, et attendirent sans parler tandis que Sable, le molosse d'Efi, s'allongeait au pied d'un arbuste où il resta à haleter, langue pendante entre ses crocs.
Une tension familière se répandait irrésistiblement dans tous les muscles d'Edvin ; une sensation de lourdeur, de brûlure, la paralysie causée par la peur qui montait.
Depuis des années, sa vie obéissait à cette faiblesse qui avait pris possession de lui lors de la guerre. Elle l'avait dépossédé de sa fierté, de sa carrière de soldat, et de la part de terres qui aurait dû récompenser ses années de service, lors de la victoire. Désormais, à son tour, il vivait dans l'ombre des hommes vêtus d'acier, craignait leur brutalité, se cachait et complotait.
Sa peur l'avait amené ici, à attendre un loqueteux qu'ils devaient assassiner pour... Pour quoi déjà ? Pour fuir la colère de plus puissants qu'eux ? Tant de compromis et d'humiliations qu'il avait dû accepter. "Tu n'as pas le choix", disaient-ils, se répétait-il en avalant chaque couleuvre. À quel moment avait-il perdu le contrôle de sa vie ?
Plongé dans ses pensées, il faillit se laisser surprendre par l'arrivée de Yern, qui surgit du taillis à quelques pas de lui.
Le colporteur ne payait vraiment pas de mine : voûté, les cheveux gris tirant sur le jaune, et ses yeux qui regardaient de biais du fait d'un léger strabisme. Des loques rapiécées complétaient le tableau.
— Salut mes damoiseaux. J'm'excuse pour le retard, j'ai été retardé, leur dit-il d'une voix étonnamment chaude et profonde. Une voix de bonimenteur.
— Attends, on parlera un peu plus loin, coupa Efi d'un ton sec. Il y a eu du passage par ici aujourd'hui, je ne veux pas d'oreilles qui trainent.
Le colporteur fronça les sourcils, lança un coup d'œil circulaire, mais ne discuta pas. Menés par la jeune femme, ils se frayèrent un passage entre les pins et les chênes, fouettés par les branches d'épineux. La lumière avait encore baissé, et la grisaille commençait à se répandre comme un brouillard dans le ciel. Par contre il distinguait de mieux en mieux le nuage de condensation que produisait chacune de ses expirations dans l'air glacé.
L'heure du Loup, ou d'un autre totem, pensa Edvin. En tout cas, pas une bonne heure.
Devant lui, Yern piétinait dans la neige boueuse, les épaules courbées. Était-ce là, entre les omoplates, qu'il planterait sa dague ? Il avait vu des combattants, la vie chevillée au corps, se retourner et affronter leur assassin avec une arme encore accrochée à leur dos. Il valait mieux viser plus bas, dans les reins, ou en remontant sous les côtes pour trouver un poumon ou mieux, le cœur. Il imaginait déjà le râle d'agonie, le flot de sang...
Plutôt que de se livrer à une telle boucherie, il ferait mieux de partir loin d'ici : retourner à la clairière, la route, sa maison et sa femme. Et s'il abandonnait ici ses mauvais compagnons, et revenait à ses affaires sans plus se préoccuper d'assassinats ? Il avait soif de paix, de tranquillité, pourquoi devrait-il affronter sans cesse le même démon ? Soudain cette solution paraissait pleine de bon sens. Se sauver maintenant, plutôt que de se couvrir de honte tout à l'heure.
Pourtant ses pas continuaient de le porter en avant, comme si tout était déjà écrit, comme s'il n'avait plus qu'à jouer le rôle qui lui était assigné. Peut-être était-ce mieux ainsi. Peut-être allait-il, pour une fois, être à la hauteur. Il avait démérité de ses frères d'armes ; son demi-frère abusait de lui ; même Grita, sa femme, cachait mal sa déception devant son manque de courage. Pourrait-il un jour interrompre cette longue chute ? Il respira un grand coup, essaya de se sentir fort et sûr de lui.
Ils arrivèrent enfin à l'arbre aux esprits. Le fût colossal du chêne s'élevait tout droit au milieu d'arbres plus petits, sa cime disparaissait dans le crépuscule. Les barbares choisissaient toujours les plus vieux et les plus gros troncs pour leur culte des esprits ancestraux. Efi se retourna et s'adressa à Yern.
— Ici on est tranquilles. Alors, tu as parlé à Arald?
— Bien sûr ! J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer.
— Vas-y, déballe ton sac.
Pendant qu'ils parlaient, Edvin fit quelques pas sur le côté, comme pour inspecter les fourrés, mais en réalité pour se placer sur le flanc du colporteur. L'homme était faible et décharné, mais n'importe qui pouvait devenir dangereux avec un couteau pointu et un peu de rapidité. Il n'osa pas se placer dans son dos, cela aurait été trop évident.
— Je lui ai montré la partie du message que vous m'aviez indiquée, il a trouvé ça intéressant, reprit Yern. Il m'a même fait une offre sur le champ !
— Il proposait combien ? demanda Efi avec une pointe d'impatience.
— Une demi-couronne ! De l'or ! Je n'y aurais jamais cru...
Le vieux colporteur ménageait ses effets, mais Efi n'était pas d'humeur à écouter ses histoires. Elle lança un coup d'oeil d'avertissement à Edvin et s'approcha de Yern, le pressant comme pour mieux lui arracher la conclusion de son récit.
— Alors, tu as fait la transaction ?
— Attendez ! répondit-il, tout en faisant un pas en arrière. Je n'en suis pas resté là. Comme je voyais que je l'avais ferré, je lui ai demandé le double, à cause de ma famille misérable que je dois nourrir !
Efi haussa les sourcils. Yern croyait vraiment à son baratin de marchand de chevaux, c'en était pathétique. Mais il fallait l'écouter, pour l'instant.
— Et il a payé ?
— Il négocié sec, j'ai même cru qu'il allait me jeter aux fers, mais finalement il m'en a laissé trois-quarts de couronne, comme je m'y attendais, et on a conclu l'affaire.
— Parfait ! Il ne te reste plus qu'à nous rendre notre part...
Edvin prit une profonde inspiration et se prépara à tirer la dague de sa botte pour porter un coup de bas en haut, sous le coude du vieil homme. Son coeur s'était mis à battre à toute allure. Surtout, ne pas fermer les yeux en frappant.
Mais Yern fit un autre pas en arrière et ricana.
— Pas si vite, les gars ! J'ai quelques amis qui voudraient aussi partager avec vous...
Trois malandrins sortirent du fourré, armes à la main. Deux d'entre eux portaient à la pommette la marque au fer rouge en forme de "X" des anciens condamnés au bagne. Edvin vit briller le fil aiguisé de dagues et d'une hache.
Yern poursuivit, tandis que les nouveaux venus approchaient à pas lents.
— Vous m'avez l'air de deux drôles de numéros, et je ne comprends pas toutes vos manigances, alors j'ai pris quelques précautions pour ne pas me faire refroidir dans un fourré à la fin de l'histoire... Malheureusement, je crains que mes amis ne soient pas très partageurs.
Une sueur froide coulait dans le dos d'Edvin, qui échangea un coup d'oeil avec Efi, mais cette dernière avait déjà tiré son poignard et faisait face aux trois hommes – ils étaient bien plus inquiétants que le colporteur. De son côté Yern reculait encore, il était hors de portée d'un coup par surprise.
La lumière crépusculaire de la forêt avait pris une teinte dorée qui ruisselait sur les arbres, les troncs, les lames tranchantes brandies contre lui. Le rugissement du sang dans ses oreilles faisait un bruit assourdissant. Mais surtout, Edvin sentait le tremblement de ses cuisses qui l'empêchait de se mettre en garde correctement.
C'était donc ainsi que tout allait se terminer ? Poignardé par des truands, laissé sans sépulture pour une erreur d'appréciation, dans cette histoire où il n'avait jamais vraiment eu le choix ? L'air portait une odeur de mort, la couleur dorée avait maintenant recouvert toutes les surfaces environnantes, et pourtant il distinguait parfaitement le sourire mauvais d'un tueur, la brûlure en forme de croix et même une cicatrice à son sourcil. Il vit du coin de l'oeil Efi bouger à la vitesse de l'éclair, son adversaire éviter un coup et riposter sans plus de succès. Les deux autres venaient pour lui, bien sûr ils s'imaginaient qu'il était le plus dangereux.
Deux contre un ! Tu es foutu, Edvin.
Face aux assassins qui s'écartaient pour le prendre en tenaille, le désespoir l'envahit. S'il tentait de fuir dans la broussaille, ils n'auraient aucun mal à le rattraper et le frapper dans le dos. Le piège ourdi avec Efi s'était retourné contre eux.
Contre deux adversaires, la seule chance du combattant isolé est de rester en déplacement pour les empêcher de l'encercler, jusqu'au moment où il peut éliminer le plus faible des deux et revenir à une situation de duel – de préférence avant de s'être épuisé. Dans la forêt, les nombreux obstacles rendent ces mouvements plus difficiles, mais on peut aussi s'en servir pour gêner l'adversaire. Marcher de côté, changer de sens, reculer entre deux buissons, feinter une attaque vers l'un, vers l'autre, pour tester leur vigilance et voir comment ils se gardent. Rompre l'encerclement par un bond, une course soudaine, ne pas oublier de bien respirer et de ménager son endurance, autant que possible.
L'un des deux truands agite sa hache avec maladresse, il a choisi cette arme car sa taille le rassure, mais n'en connait pas le maniement.
Continuer de reculer, de tourner, mais s'arranger pour laisser approcher le plus faible par le flanc arrière, faire semblant d'affronter son acolyte, plus inquiétant avec sa garde basse et ses mouvements reptiliens du bras. Se battre, ne pas se laisser distraire par cette impression de se voir de l'extérieur, d'avoir quitté son corps – sauver sa peau avant tout. Guetter du coin de l'oeil l'attaque qui vient, bien sûr la hache est brandie trop haut et trop en arrière, comme s'il fallait une force extrême, alors qu'il n'y a aucune cuirasse à percer. Dans l'instant, se retourner et bondir d'un seul mouvement, prendre l'ennemi à bras le corps pour neutraliser son arme trop longue, et frapper au ventre en remontant, frapper encore. Le premier coup tremble, mais pas les suivants. Soudain, le plaisir sanguinaire que l'on croyait oublié, faire couler le sang de l'ordure qui veut ta mort. Quel est ce hurlement de dément, ce cri ridicule ? Le tien, Edvin. A quelques mètres, mais hors de vue, un cri d'Efi lui fait écho.
Vite, se retourner. Une lueur différente dans l'oeil du truand qui sait se battre ; il va être prudent maintenant. Approcher de biais, en présentant un peu plus le côté qui tient la lame, tourner, feinter, chercher l'obstacle sur le sol qu'il n'aura pas vu, qui le fera trébucher et te donnera ta chance d'en finir avec lui. Une voix éructe des insultes et des obscénités ; c'est la tienne. Il a évité la souche, et la racine qui aurait fait un piège parfait pour sa cheville. Peut-être ce buisson bas. Il l'a vu, contre-attaque à son tour, de rapides coups de pointe. Ne pas reculer en ligne droite, tourner d'un côté, puis de l'autre.
La douleur au côté droit, fulgurante. Yern a surgi, il retire sa lame toute rouge de ton flanc. Écraser un coude sur son visage, se débarrasser de lui comme d'un insecte. Quelque chose craque, un bruit de chute, mais le mal est fait.
Faire face à l'adversaire, qui approche sans se presser pour la mise à mort - le temps joue pour lui désormais. Difficile de maintenir le bras droit en garde avec cette douleur lancinante, mais la rage de tuer te brûle toujours les tripes.
Il n'y a plus que la couleur dorée, l'étouffante odeur de mort, et le rictus du tueur. Bientôt tu ne verras même plus sa lame.
Tant pis. Avant de t'être vidé de ton sang, courir à l'ennemi, engager le corps à corps et tenter d'en finir au plus vite, d'une manière ou d'une autre.
Une racine bloque ta cheville, tu chutes gueule en avant dans les fougères. Explosion de souffrance quand tu essayes de te relever, le bras qui se dérobe sous ton poids.
A terre tu vois le truand arriver, armer un coup de dague qui va t'épingler au sol. Ramper frénétiquement pour éviter le coup de grâce, grappiller quelques ultimes secondes de vie, sordides et désespérées.
L'odeur de mort devient insoutenable, et soudain les buissons explosent. Une vision de cauchemar surgit derrière l'homme au couteau, le soulève du sol et le déchire en morceaux comme une pièce de viande. Du sang chaud sur ton visage, et la lumière dorée qui remplit tout, qui cache enfin l'abomination derrière un voile aveuglant.
Puis les ténèbres, et le néant.
Une pluie fine mêlée de neige tombait depuis le matin. Kituk s'essuya le front avec sa manche. Allongé sous un buisson, dans le froid et l'humidité, il surveillait la tour. C'était une corvée qu'il avait appris à endurer depuis longtemps ; les longs affûts étaient une des clefs de la guerre, tout combattant devait être capable de s'y tenir des heures durant, et ensuite dans l'instant se lever et combattre.
À quelques centaines de mètres se dressait la tour des chevaliers, l'Ordre du Cercle qu'ils détestaient. C'était une construction de plusieurs étages, faite à moitié de bois et à moitié de pierres, entourée d'une enceinte plus basse et d'un fossé qui protégeaient les dépendances et la cour. On y pénétrait par un grand portail en bois de chêne renforcé de métal ; pour un borag, l'escalade était le seul moyen d'accès. Avec la venue des hommes du sud, le pays s'était hérissé de ces forts d'où sortaient périodiquement des patrouilles de cavaliers cuirassés de métal ; impossible de les chasser par un assaut bien préparé, chacun aurait demandé des semaines d'efforts à une forte troupe, et depuis la catastrophe le clan de l'Ours ne pouvait guère mobiliser ce genre d'armée en rase campagne.
Derrière lui, la fille se débattit et grogna dans son bâillon. Kituk avait pris la précaution de l'attacher, car il voulait se consacrer entièrement à la surveillance de la tour ; il savait qu'aux deux autres points cardinaux, Talak et Uturik en faisaient de même, mais sans captifs à surveiller. Si la coureuse des bois avait été plus docile, il lui aurait peut-être laissé le moyen de s'exprimer, mais elle posait bien trop de problèmes. Il ne pouvait s'empêcher d'admirer l'audace qu'elle avait de défier plus fort qu'elle, alors qu'elle ne pouvait ni se battre, ni fuir. Quel esprit vivait en elle et lui insufflait ce courage indomptable, cette violence ? Même pieds et poings attachés, malgré la brutalité de ses gardiens, elle leur prouvait encore qu'ils ne l'avaient pas matée.
Il reporta son attention sur la route. Il y avait peu de passage, et personne ne s'était arrêté à la tour. Depuis le lever du soleil, il n'avait vu en sortir qu'un jeune commis avec une mule et une charrette qui partait faire le marché ; pas le genre de personne à qui leur ennemi aurait confié un trésor de guerre. La journée était calme, on entendait de temps en temps, de l'autre côté des murailles, le tintement du marteau d'un forgeron, les exercices militaires des chevaliers, et d'autres activités qu'il ne reconnaissait pas.
Finalement, la mission ne se présentait pas si mal. La veille encore, il croyait les deux coureurs des bois sur le point de les trahir. Talak, l'apprenti chaman, avait donné l'instruction d'éliminer tout le monde, et il savait ce que cela signifiait : la fin de l'approche en finesse tentée par Alukya, au lieu de quoi il faudrait risquer les vies de borags pour reprendre leur bien chez les chevaliers.
En réalité, ils avaient interrompu une échauffourée entre les deux alaniens et des truands venus de la ville. Leur partenaire de fortune les avait trahis, comme leur avait expliqué Efi après la fin du combat. Ils n'avaient pas eu à la secouer longtemps pour qu'elle sorte de sa stupeur et retrouve son agressivité habituelle, mais elle n'avait – pour une fois – pas fait de difficultés pour leur expliquer ce qui s'était passé. Leur plan lui avait semblé exagérément compliqué, mais Talak avait approuvé de la tête. Visiblement, une visite du Baron n'était pas une bonne nouvelle pour les chevaliers, les alaniens trompaient leurs chefs chaque fois qu'ils le pouvaient. Quel peuple de menteurs.
L'homme, Edvin, posait d'autres problèmes. Il avait perdu beaucoup de sang à cause d'un mauvais coup de couteau, et Kituk l'aurait volontiers laissé mourir dans la forêt. Mais Talak avait insisté pour panser sa blessure et le déposer chez lui :
"Tant qu'il est vivant, ça fait quelqu'un de plus que nous pouvons punir en cas de coup fourré. Il faut tenir la fille, si elle nous ment tout est perdu."
Kituk n'aimait pas ces calculs, ces mises à mort de sang froid, mais il respectait désormais les avis du jeune chaman. Ils étaient donc passés par le village d'où Edvin avait été enlevé deux semaines auparavant, et Efi l'avait remis aux bons soins de sa femme avec quelques cataplasmes pour l'aider à tenir. Dans l'état où il était, il ne bougerait pas beaucoup. La suite n'était pas leur problème, les alaniens avaient leurs propres soigneurs.
Il avait observé le combat de l'alanien contre deux attaquants, la manière dont il s'était servi du terrain pour les gêner et les affronter séparément. Pour un simple coureur des bois, il se déplaçait bien et frappait vite. Quand le vieil homme l'avait blessé par derrière, il s'en etait débarrassé brutalement et s'était rué sur son ennemi, comme un borag saisi par la fureur sacrée du combat, et Kituk respectait cela. Pourtant cet Edvin lui avait semblé un parfait couard quand leur chef, Alukya, l'avait interrogé. Comme disait autrefois son père, avant que vienne le moment final, on ne sait pas ce qu'il y a au fond d'un guerrier.
Il entendit une faible rumeur dans le bosquet ; un groupe qui approchait en étouffant ses pas. Puis le croassement d'un corbeau, étonnamment proche. Déjà il avait sauté sur ses pieds, armes à la main ; pourtant il n'était pas inquiet.
Utaka, qu'il avait envoyée en éclaireuse, surgit en première des épineux ; puis un groupe de borags habillés de fourrures. Il y avait Maruk, Ukalik, et certains des plus puissants guerriers-ours de la tribu. Alukya venait avec eux : comme tous les vrais chefs, elle participait en personne aux actions importantes. Il fut frappé par sa maigreur, son teint jaunâtre et les cernes profondes sous ses yeux. Les rumeurs sur sa maladie se confirmaient de jour en jour. Mais en cet instant, droite et souveraine, elle incarnait avec majesté l'esprit de la tribu.
Il croisa le regard d'Alukya et y lut de l'approbation. Il sourit, et il sut alors dans le fond de son coeur que tous les torts seraient bientôt réparés.