Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Speed Club (récit complet)

Le jour où Pablo meurt, je suis à moitié bourré, en train de mater la course au bar. C'est un défi de routine, pas beaucoup de fric en jeu, presque pas de bourges venus parier, mais il en faut plus pour empêcher les gros malades du Speed Club de prendre l'air. Pablo et le Matador se tirent la bourre dans le circuit du canyon, une vraie pourriture de mille kilms de long, des sales surprises à tous les tournants, des saillants rocheux masqués, des impasses mortelles, et tout. Bien sûr, ils connaissent l'itinéraire, ils sont assez bons pour le faire de bout en bout, il suffit de prendre les virages pas trop vite.

Mais au Speed Club, on a une autre manière de faire : à fond les manettes, en s'insultant à la radio.

Dans le bar il y a des supporters, tous les losers habituels : les autres pilotes du Club, les technogeeks (les petits gars en t-shirt qui s'éclatent à bricoler nos mécaniques), deux ou trois autres habitués mieux habillés - c'est facile de les reconnaitre, ils n'ont pas de tatouages et ils boivent moins, jamais ils ne partent dégueuler aux chiottes en titubant comme des loques humaines. De mon côté, je suis déjà bien parti, et Emilio le barman me surveille tout en servant les consos, il est prêt à me dégager avant que je lui salope tout son zinc.

Sur le grand écran du bar, on a aussi le son ; c'est important car le Matador et Pablo n'arrêtent pas de se gueuler dessus à la radio tout en pilotant comme des kamikazes. Ils n'ont pas peur, mais il devraient, vu que le canyon a déjà tué un paquet de gars. Dans la salle, il y a une douzaine de petits branleurs qui supportent le Matador, et au bar quelques types burinés comme moi, les potes de Pablo, les plus cramés de la bande. Et dans un coin, Gatita fait mine de regarder ailleurs, jambes croisées comme si elle en avait rien à cirer, elle attend juste que le vainqueur vienne faire la roue devant elle. Et elle le snobera comme les autres. Elle est un peu vache, la Gatita, mais je l'aime bien.

Le Matador, c'est la force montante du Speed Club, un bon pilote qui se croit excellent, et flambeur avec ça. Il impressionne les nouveaux, du coup il a un petit groupes de fans qui poussent des cris de volaille à chaque fois qu'il prend les commandes d'un racer. Moi, je trouve que c'est un gros crétin, mais va expliquer ça à des gosses camés à la célérone toute la journée.

Pablo fait la course en tête, et comme il connait bien le canyon, il met la misère au Matador : un petit coup à droite, un petit coup à gauche, et l'air de rien je te laisse une ouverture qu'il ne faut surtout pas prendre sinon tu te manges un mur de rochers que je te masquais – les supporters se mettent à râler mais c'est réglo. Pablo sait y faire, alors nous, les vétérans, on apprécie et on rigole bien. Carlos picole avec moi, c'est une grande baraque, un ancien des rings de lutte libre, avec une gueule de cadavre et des poings comme des marteaux. Il s'en sert pour terminer les discussions, quand ça devient trop technique. De l'autre côté il y a Gabi, toute en noir avec des bracelets en cuir sur ses mains écorchées, en train de s'allumer à la bière. Voilà mes potes.

Pablo est le meilleur pilote que je connaisse. Il parait qu'avant, il conduisait dans des courses à Ciudad Nueva, sur des engins de prix avec sécurité et tout. Pas comme nos racers, aucun type sain d'esprit ne piloterait ces tas de ferraille. Bref, le Pablo, avec sa moustache blanche et sa casquette de travers, c'est un peu notre papa, à nous les vieux du Club. Même s'il commence à être abimé de la tête à cause de la dope, il faut pas la lui faire à l'envers, et le Matador l'a gonflé une fois de trop. Pour moi, Pablo, c'est celui qui a empêché Marcus de me faire défoncer par ses gorilles deux semaines après mon arrivée ici, pour une histoire à la con de came tombée d'un camion. Personne d'autre n'aurait pu me sortir de là.

On vient d'ouvrir une autre mousse quand le Matador prend l'avantage : il a anticipé un passage un peu plus large, a mis les gaz à fond et double Pablo par l'intérieur. Faut reconnaître qu'il a le goût du risque, le Matador, c'était un coup à se faire éclater, mais c'est bien réalisé alors bon. Du coup à l'arrière de la salle la volaille ne se sent plus, et à la radio on entend le Matador qui balance plein de saletés sur la mère et la soeur de Pablo. Carlos se retourne et envoie :

— Vos gueules, les mômes ! Sinon on n'entendra pas quand votre champion va s'écraser comme une grosse merde.

Direct les autres commencent à s'énerver, ils lui expliquent des trucs sur la taille de sa bite. Il sait y faire, Carlos, il prépare déjà la suite. Je reprends une bière pour être en forme quand il faudra cogner. A l'écran, les images de la course sont de plus en plus mauvaises, ils arrivent à la limite de la Zone Couverte, mais on voit toujours les deux racers qui remontent le canyon, et derrière eux la trainée orange et vaguement radioactive des propulseurs à effet Montejo. On entend moins Pablo à la radio, et je me dis qu'il doit être vraiment énervé de s'être fait enfumer par l'autre petit con. Il sait bien qu'au retour, les copains ne vont pas le louper, il en entendra parler pendant des mois, alors il donne tout ce qu'il a, il tente plein de manoeuvres, mais c'est dur de dépasser dans le canyon, et le Matador joue plutôt bien sa partie.

Au bar l'ambiance retombe, pour le sport Carlos continue d'insulter les gamins à la table du fond, mais moi je me sens un peu vaseux, j'aurais pas du prendre les cachetons pour la gueule de bois juste avant de picoler. Du coup je pique un peu du nez, Emilio me zieute d'un air inquiet et ne s'éloigne plus, et un bourdonnement dans mes oreilles masque le bruit de fond du bar. Et puis je relève la tête pour suivre encore un peu la course, et là je vois la fin.

Ils sont dans la dernière ligne droite : un long couloir qui a l'air pépère, sauf qu'il est plein de turbulences à cause des passages latéraux qui font souffler le vent de traviole. Du coup les pilotes mettent toute la gomme, mais les racers deviennent instables et bougent dans tous les sens... Pablo s'en sort mieux, il l'a fait souvent ce couloir, je crois qu'il connait chacun des courants d'air. Le Matador se fait prendre de côté par une soufflante et là Pablo fonce comme un mort de faim, il sait que c'est le moment où la course se joue.

Et il passe pas loin, le Pablo, mais juste au moment où il accélère le Matador se rétablit et se remet pile dans l'axe, Pablo se prend le jet des propulseurs en pleine tronche, il essaye de se décaler mais le Matador arrive à le garder sous la coulée... Juste assez longtemps pour lui cramer le pare-brise et les instruments : les racers ne sont pas faits pour ça, c'est un coup d'enfoiré.

C'est dur de piloter sans visibilité dans un canyon merdique avec des vents cisaillants ; Pablo y arrive pendant quelques secondes, ensuite il accroche un rocher et part comme une toupie jusqu'au mur d'en face où il explose. Boule orange, puis noire. À la radio, il n'y a plus que les cris de victoire du Matador pendant qu'il passe la ligne, et qu'il largue sa cargaison sur la vallée ; le mélange explosif prend feu en touchant le sol, ça fait un barouf d'enfer.

Cette crevure pourrait au moins la boucler, par respect. Dans le bar son fan club se déchaîne, ils ont l'air de s'en foutre qu'un de nos gars soit mort, ces junkies de merde. Carlos me fait un signe de tête et va les défier, il a besoin de se passer les nerfs sur quelqu'un; Gabi et les autres vétérans l'accompagnent, je fais mine de me lever mais je reste devant le bar. Je ne me sens plus du tout bourré, moi aussi j'ai envie de me battre, mais j'ai une autre idée en tête.

Au fond, la baston démarre fort et s'étend tout de suite aux autres tables. Tout le monde est déjà bien chargé à l'alcool et aux produits, ça ne ressemble à rien. Je termine ma bière en observant les technogeeks qui se préparent à séparer les combattants; c'est pas des bagarreurs alors ils attendent tranquillement que tout le monde soit fatigué.

Le temps que tout ce bordel monte en puissance, ça laisse largement le temps au Matador de revenir, poser son racer au hangar et faire aduler sa gueule arrogante au bar du Speed Club. La porte s'ouvre sur son sourire de petite frappe – je me dis, il vient de buter Pablo et ça le fait marrer. Je casse ma bouteille contre le bar et m'avance vers lui. Dans le vacarme il n'a rien entendu. Je sais où je vais lui planter le tesson, à cette ordure, en pleine jugulaire, là où sa combinaison s'ouvre, je vais le saigner comme un cochon. Je marche à travers la bagarre, personne ne m'arrête, je suis très calme, dans l'œil du cyclone. La mort marche avec moi.

Le Matador m'aperçoit et se tourne vers moi, il a du voir quelque chose dans mon regard. Il me dit un truc, sans doute quelque chose sur Pablo mais j'en ai rien à foutre, j'arme le coup mortel qui...

... qui...

Mon bras est bloqué en arrière, je me retourne et vois Marcus qui me tient le poignet, il fait "t-t-t" doucement, et puis je regarde le Matador juste à temps pour me prendre son coup de boule en plein dans les naseaux, merde je dois pas être si rapide, ça peut pas être les produits ou la bière je perds l'équilibre tombe en arrière comme un ivrogne et putain j'ai mal à la tête et partout et

Trou noir.

J'ouvre les yeux, goût de sang dans la bouche, de vomi aussi. Marcus est assis sur mon plexus et me regarde comme un bout de viande. Je ne vois pas le Matador, par contre Gatita n'a rien raté depuis sa chaise ; le bar est presque tranquille maintenant, mais j'ai toujours les oreilles qui bourdonnent.

La mort marche avec toi, ducon.

Marcus est en train de me parler, je ne sais pas quand il a commencé mais je crois que j'ai intérêt à l'écouter si je veux respirer à nouveau un jour.

— ... mon bar c'est pas un endroit où on s'entretue, alors même si tu es un bon pilote, tu m'en fais encore une comme ça et tu te retrouves avec une main en moins, privé de célérone, et tricard sur tout mon territoire. Compris ?
— Ghhr...
— Ta gueule, c'est moi qui parle. Maintenant tu vas te dire que ton pote est mort comme un bon coureur du Speed Club, tu vas rentrer chez toi et je ne veux plus en entendre parler. Clair ?

Je hoche la tête en prenant un air de victime. Marcus le bookmaker, taulier du bar, est notre principale – notre seule – source de revenus et de came, et il est connu pour son sadisme. Moi je suis connu pour être un fils de pute sournois, alors je fais semblant d'être d'accord.

— Bien. Maintenant casse-toi.

Il se lève et me toise tout le temps où je reprends mon souffle et me remets sur mes pieds, il fait le macho. Quand je m'éloigne, il me dégage d'une bourrade dans le dos. Je vais t'en donner, du macho, mon pote.

Je quitte le bar et rentre direct à ma piaule, une chambre dégueulasse avec des rats et des puces, des barreaux à la fenêtre, et je me jette tout habillé sur le lit. Demain j'essuierai le sang et le reste. Ou peut-être pas.

Je m'endors et rêve d'avant, de la ville et de la prison. Dans mes cauchemars, on m'oblige à piloter un racer chargé de tonnes de cailloux, dans un ciel zébré de tirs de DCA où je n'ai aucune chance de m'en tirer, et les explosions n'arrêtent pas de se rapprocher, elles emportent un morceau d'aile, un bout de carlingue, jusqu'au petit matin où je me réveille en nage, avec une gueule de déterré et un goût de merde dans la bouche.

Heureusement, la nuit m'a aussi apporté des idées, et je sais comment je vais venger Pablo.


Quelques jours ont passé depuis la mort de Pablo. Marcus est revenu me faire un coup d'intimidation, accompagné d'un de ses costauds, juste pour être sûr, mais heureusement j'encaisse bien. Et puis j'ai le soutien de tous mes potes, surtout Carlos et Gabi, qui m'ont dit : « La prochaine fois, tu nous fais signe et on le démolit. » Il parait que Marcus a aussi eu deux mots avec le matador, qui faisait moins le fier après. Comme quoi il a des choses à se reprocher, cette petite raclure.

Carlos c'est un costaud, pas un sournois comme moi, et Gabi aime trop se battre. Pour ce que j'ai en tête, je préfère m'adresser à quelqu'un de plus tordu. C'est pour ça que je suis allé voir la fille, Gatita. On a discuté à sa table, dans un coin du bar, et j'ai vite compris qu'elle aussi, elle avait envie de faire la peau au Matador. Elle a couché avec lui au début, mais il l'a laissée tomber. Dans le monde de Gatita, c'est une faute mortelle : elle seule a le droit de larguer. Ce qui m'est arrivé, il y a longtemps, quand j'avais encore toutes mes dents de devant. La nuit, je rêve souvent de son corps, de sa manière de crier au rythme de mes coups de reins.

On est allés discuter dans sa chambre, les mauvaises langues ont causé mais comme ça on avait la paix. C'est mieux tenu chez elle que dans ma piaule, on sent son parfum partout, ça m'a fait quelque chose. Mais elle ne m'a pas laissé la toucher ; elle a toujours un surin avec elle pour les types trop insistants, du coup, ben j'ai pas insisté. Quand j'ai expliqué mon plan, et lui ai proposé de détourner l'attention des technogeeks, elle a dit OK, sans aucune émotion, comme serpent devant un petit lapin. Elle a de beaux yeux noirs mais ils sont un peu vides, ça me fout les jetons.

Hier soir, Marcus a annoncé une opération rase-mottes. On va partir vers l'Est, voler au plus près des vagues, et revenir en accompagnant le vaisseau de ravitaillement du mois. C'est l'occaze que j'attendais.

Ce matin on a rendez-vous au bar pour se charger à la célérone. C'est un beau rassemblement : rien que des ruines, des déchets de la société, rassemblés ici par quoi ou qui... je ne sais plus. Les technogeeks sont là eux aussi, et les habitués, spectateurs et parieurs. J'imagine que c'est grâce à eux qu'on peut se payer tous ces vols, pourtant ils ne font pas envie ; enfin on s'en fout tant qu'on peut voler. Marcus fait un briefing rapide, à sa manière c'est-à-dire pas très clair, mais on comprend bien qu'il ne faut pas faire de conneries.

Comme d'hab, quoi.

On reçoit chacun son cachet de dope, qu'on avale avec un verre de bière (ce matin Emilio n'a rien de plus fort pour nous), et c'est parti, tout le monde aux racers. La came fait effet très vite, c'est comme un rugissement dans ma tête, j'ai les pognes qui me démangent, je pourrais me battre contre un tigre et gagner. Le monde devient comme un film au ralenti, mais en réalité c'est moi qui suis devenu super rapide.

Sur le chemin des hangars, je passe près de Gatita. Quand elle croise mon regard, elle me fait un genre de petit sourire, puis détourne les yeux. Elle est trop bizarre, cette gonzesse.

Les racers décollent en formation en triangle, cinq de chaque côté et le Matador qui occupe la pointe : le poste d'honneur, celui du meilleur pilote, qu'il a gagné en battant Pablo dans le canyon. On est tous en liaison radio, et Marcus en profite pour nous rencarder sur la météo. Si seulement il pouvait la boucler une fois pour toutes, lui aussi. On fait un départ en altitude, le temps de survoler la partie Est de Isla Extrema ; c'est tout jaune avec des taches vertes là où des peigne-culs arrosent pour faire pousser leurs patates. Quand on arrive à la mer, tout le monde plonge en formation, et on se retrouve à moins de 10 mètres au-dessus des vagues. Ensuite la manœuvre est simple : il faut tracer en faisant une trajectoire imprévisible, avec plein de virages serrés.

Le trajet aller est plutôt pépère, on est encore frais, le temps est calme, il n'y a personne dans les petites îles. Après le passage en zigzags, on vole une bonne heure droit vers l'Est, jusqu'au moment où la côte du continent apparaît. Encore un moment, et on aperçoit le vaisseau de ravitaillement : un tas de ferraille qui vole à notre rencontre, un peu de traviole parce qu'il est trop chargé et que ses propulseurs sont mal réglés. Heureusement, de notre côté les pilotes sont des flèches, agiles et précis et tout. Sans compter qu'ils sont chargés à bloc. On fait la jonction sans un pet de travers, et on repart vers l'ouest pour le retour : la partie où il y a du sport, en général.

Cette fois-ci je vois du monde dans les îles, des gugusses en pagne – on les appelle des abos ou un truc comme ça. Ils ont mis des lance-roquettes en batterie, et ils ont lancé une poignée de mines antigrav qui flottent sur notre trajet. Il faut qu'on passe à travers ce bordel, vu que le ravitailleur n'a pas assez d'autonomie pour le contourner. Pour ça on a les conseils du gentil Marcus, qui nous gueule dessus à la radio. D'habitude nos appareils n'ont pas des masses d'armement, rapport que pendant les courses on risquerait de s'en servir entre nous ; mais pour l'opération rase-mottes, les technogeeks nous ont installé des petits canons à plasma qui peuvent tirer dans l'axe. Pas ce qui se fait de plus fin, mais avec un bon pilote ça peut bien nettoyer.

Quand on arrive dans le labyrinthe des îlots, avec la moitié du groupe, je m'avance, prends un peu d'altitude et je me mets à tournoyer entre les lignes de tir et à arroser les abos au plasma, ça pète de partout, c'est l'éclate. Pendant ce temps, le brave transporteur continue de tracer la route du mieux qu'il peut, couvert par les racers qui sont restés près de lui. Y'a du spectacle, des explosions, des abos qui voltigent, ça doit très bien rendre sur l'écran du bar.

Au moment où ça tire dans tous les sens, l'occasion se présente : un petit coup d'œil en-dessous de moi, et je vois le Matador qui spirale autour d'une batterie de DCA, dans un nuage de fumée noire. Je me désengage, récupère la télécommande que j'avais planquée dans une poche intérieure de ma combi et enfonce le bouton avec le pouce, comme si c'était un oeil, sans perdre le matador de vue. Je veux le voir crever.

Il y a une toute petite lumière blanche à l'arrière de son racer, pas grand-chose, ça se perd dans le feu d'artifice général. Mais tout de suite après son appareil devient incontrôlable, il part en vrille et percute la surface de l'océan, on n'entend même pas le cri à la radio car je l'ai couvert de quelques obscénités. Une explosion dans l'eau, un nuage de vapeur, et l'assassin de Pablo a eu son compte. Je lui fais un gros doigt dans mon cockpit, et redescends bombarder des abos pour fêter ça.

On sort enfin du passage dangereux, et le reste du trajet se passe sans problème. Il ne nous manque qu'un seul appareil, mais c'est le bon, et ça me fait marrer tout seul. Le soleil est haut à l'Est quand on arrive en vue du bar, nos ombres sur le sol avancent devant nous. Vus du ciel, les bâtiments dégueulasses font un dessin familier, mais je ne me souviens plus de quoi, et on se pose sur le petit terrain d'atterrissage où les technogeeks viennent vérifier si leurs appareils chéris n'ont pas trop morflé. Les racers sont posés en bordel dans la poussière, il n'y en a pas deux pareils, des tas de tôles avec des propulseurs Montejo hypertophiés, des dessins de nanas à poil, de flingues énormes, de têtes de mort ou de jaguars, et des traces d'huile et de brûlé sur les côtés. Des machines bonnes pour la casse... ou pour nous.

Je lance les clefs de ma machine à Jorge, le gars à lunettes qui s'occupe de mon appareil, et avec les autres on se dirige vers le bar. Carlos et moi on fait un concours de blagues de crash, de leur côté les petits jeunes de la bande du Matador tirent un peu la gueule, forcément, mais je sais que ça ne durera pas. Au Speed Club, oublie tous tes soucis, un coup de célérone et ça repart ! D'ailleurs j'ai les mains qui tremblent un peu, ça peut pas être de la nervosité car la sortie était facile, j'aurai bientôt besoin d'un cacheton ou deux pour me relancer. Pour l'instant je plane encore très haut, tout bouge lentement autour de moi, j'ai les réflexes et les muscles au maximum, la dope s'est mélangée avec mon adrénaline.

De toute façon, ce n'est pas le moment de se détendre. Un petit groupe nous attend devant l'entrée du bar, avec Marcus au milieu, les bras croisés, entouré de gros baraqués à l'air pas commode. En approchant, j'aperçois derrière eux Gatita et ses yeux de machabée, et un vieux proverbe de la rue me revient :
Ne fais jamais confiance à un junkie.


La Gatita.

Elle m'a balancé, bien sûr. J'aurais dû voir qu'elle avait complètement plongé, au lieu de lui faire mes yeux de merlan frit. Marcus doit lui filer des produits, pas que de la célérone, et en échange elle le rencarde. Je me demande s'il se la fait, et rien que d'y penser ça me donne envie de cogner. Heureusement, elle n'a pas parlé avant que le Matador explose. Bien sûr c'était fait exprès : maintenant qu'elle a eu sa petite vengeance, je peux bien crever pour sa dose.

J'approche comme si de rien n'était. Marcus laisse passer les jeunes, et il m'aborde avec son air faux derche, mais je sais qu'il sait.

— Tu peux m'accompagner dans mon bureau ? Je veux te parler d'urrrrhhhhh...

Ça, c'était ma botte dans ses couilles, il ne l'a pas volée ce fils de pute. Malheureusement je n'ai pas le temps de lui mettre la deuxième, je dois partir en courant à toute vitesse pour éviter que ses gorilles m'aplatissent. Derrière moi j'entends Carlos qui s'en paye un, le craquement du nez qui pète, d'autres bruits et ensuite il pousse un drôle de cri, comme quand on écrase la queue d'un chien... Je préfère ne pas voir ce qu'ils lui font. Il faut courir et trouver une idée pour sauver ma peau.

Je trace entre les baraques grises et bien alignées, avec des barreaux aux fenêtres, les technogeeks s'écartent sur mon passage. J'entends mes poursuivants pas très loin derrière, mais je suis trop rapide pour eux, la célérone chante toujours dans ma tête. Je tourne sec à un angle, et dans l'allée suivante je trouve ma chance : un technogeek monté sur un des monos qui leur servent à circuler autour de la base. Je dégage le gars d'un coup d'épaule, il se vautre dans la poussière – rien de personnel mon pote. Je me retrouve aux commandes du mono avant même qu'il commence à basculer, et je mets les gaz. Derrière, les brutes de Marcus gueulent, mais ils l'ont dans l'os, ça va trop vite pour eux.

Le mono est juste un propulseur Montejo posé sur une plaque en tôle, avec un pare-brise à l'avant ; en accélérant je le fais grimper à deux mètres mais il n'ira pas plus haut, il faut encore que je me faufile entre les baraques. La sortie n'est pas loin, je prends quelques virages à fond, presque à l'horizontale, et je file vers le portail. J'ai pas trop réfléchi à un plan, mais l'idée générale c'est de me tirer de ce merdier avant que Marcus ne me fasse découper en morceaux.

Le type de faction à l'entrée me regarde arriver avec de grands yeux, je le passe sans ralentir, disparais dans un nuage de poussière, et il a toujours la gueule ouverte. Mais derrière moi il y a un autre bruit, la beuglante de propulseurs Montejo qui démarrent. Ces enfoirés vont me donner la chasse avec des monos ou des racers !

Tout le tableau de bord de ma bécane se résume à un compteur de vitesse et un rétroviseur vissé au pare-brise, où grossissent les engins de mes poursuivants. Ils ne sont pas nombreux, mais j'aperçois un racer qui a encore son canon monté sur la carlingue. Ça pue pour moi.

Je me souviens d'une vallée, avant l'entrée du canyon, avec des pentes raides et des arbres bien serrés ; un bon terrain pour semer mes poursuivants, en plus ils n'oseront pas tirer à tort et à travers, il y a des maisons et des colons dans tous les coins. Je fonce en direction de l'ouest, avec le soleil en face, et ça au moins c'est une bonne nouvelle : mes poursuivants ont du mal à m'ajuster et les premiers impacts de plasma explosent trop loin de mon mono.

J'essaye de les balader d'un côté et de l'autre, leurs tirs continuent de me louper mais le racer gagne du terrain – je ne vais pas tarder à avoir de gros problèmes. Il ouvre encore le feu, et le souffle de l'expansion de plasma fait voler ma planche à réaction. Je me rétablis de justesse, et voilà l'entrée de la vallée que je cherchais !

Je plonge dans la faille bille en tête, d'abord il n'y a que des buissons trop bas pour me planquer, puis des sortes de palmiers – je slalome au ras du sol en espérant que mes poursuivants se prennent un arbre. Dans mon rétro je vois le racer qui est obligé de remonter, maintenant avec son canon fixe il va être plus emmerdé pour me tirer dessus, en plus il doit éviter les bâtiments... Moi je fonce, la vallée est plus tranquille que dans mon souvenir, pas de villageois qui se jettent de côté sur mon passage, seulement quelques poulets et un cochon.

Soudain, une explosion. Le racer vient de se prendre une roquette ! J'aperçois la lumière orangée et les bouts de tôle qui partent dans tous les sens, et au même moment le bruit de mitraille, les appareils qui me pourchassaient se font trouer par des tirs d'arme lourde. Merde, il y a des abos armés sur le toit de chaque maison, ils ont traversé le canyon par surprise ! Ils viennent sûrement pour en finir avec le Speed Club. D'autres explosions derrière moi, je cherche la sortie du piège – il doit bien y avoir des passages sur les côtés ! Je vire à 90° sans freiner, le haut du pare-brise éclate contre un mur en béton que je frôle d'un peu trop près et je me prends des tessons en pleine tronche, mais ça ne m'arrête pas et je me relance en direction de la côte et du plateau. Ces bâtards ne m'auront pas, moi, je suis encore au top, à bloc à la célérone. Mais il y a un nid sur une maison d'angle. J'essaye de le passer par en-dessous et j'y arrive presque, mais ils ont eu le temps de basculer leur affût vers le bas, et ils m'alignent dans le dos. J'entends les balles explosives qui défoncent la tôle, les ratés du propulseur, et puis la douleur dans ma poitrine, le rétroviseur et les restes du pare-brise deviennent rouges. Je me cramponne aux commandes mais je n'ai plus assez de vitesse, mon mono se met à pencher et à tourner sans que je puisse le contrôler. Il revient en arc de cercle vers le village, en haut du toit les deux mitrailleurs abos ajustent les canons de leur mitrailleuse. Je me présente en plein dans l'axe, j'attends la rafale qui va achever ma vie merdique.

À ce moment-là, les relents de drogue se dissipent et tout redevient clair dans mon esprit, malgré la vitesse et le sang qui sort de mon torse en faisant un glou-glou dégueulasse. Je revois l'histoire depuis le début : Ciudad Nueva, la capitale sur le continent où je me suis fait serrer en braquant des touristes, la taule, le sergent recruteur et les tests de pilotage. Moi j'aimais bien leur jeu vidéo, j'avais toujours été bon à ces conneries. Après ils nous ont camés à fond et amenés à Isla Extrema, au bord de la civilisation, où la célérone a fait de nous des pilotes d'élite, les meilleurs des meilleurs, même si on nous collait dans des machines complètement pourries, pendant que la dope nous brûlait le cerveau à petit feu et qu'on tombait comme des mouches.

On a fait la guerre aux abos, on a napalmé leurs champs au bout du canyon, bombardé leurs villages, nos gars explosaient en vol pour un oui ou pour un non, mais ça ne coûtait pas cher. Tout ça pour que ces enculés de bourges de Ciudad Nueva puissent se goinfrer de terres, et se faire encore plus de fric en les fourguant à des planteurs de patates. Quelle arnaque, le Speed Club.

Au moins je me suis bien marré, et je n'avais jamais volé aussi vite.

Alors que le propulseur tombe en rade, que mon tas de tôles racle le sol dans un nuage d'étincelles et que le mitrailleur ouvre le feu, ma dernière pensée n'est pas pour la sale gueule de Marcus, ni pour mes copains pilotes qui prendront bientôt le même chemin que moi, Pablo et tous les autres.

Je voudrais juste baiser une dernière fois avec la Gatita.


Le barde dans la machine - Avril 2016

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Et hop